Dans la bulle de… Laurent Verron

Mademoiselle J. est née dans ce qui, au départ, ne devait être qu’un one-shot d’Yves Sente et de Laurent Verron autour d’un jeune groom ayant inspiré le personnage de Spirou. Depuis, Juliette vit ses propres aventures et le concept de la série est de la retrouver tous les dix ans dans une nouvelle étape de sa vie. Contrairement à la rumeur qui a circulé un temps, le troisième album ne sera pas le dernier. Laurent Verron, avec qui nous avions rendez-vous à Angoulême, nous en dévoile un peu plus. 

Laurent Verron © 2024 La Ribambulle

Merci Laurent de nous accorder cette interview !

Merci d’accorder un petit peu d’importance à cette série.

On s’était rencontrés avec Yves Sente lors de Quai des Bulles, en 2017, quand vous veniez de sortir Ptirou. Déjà, à l’époque, vous disiez que vous aviez un attachement particulier au personnage de Juliette. Est-ce que le destin que vous lui avez imaginé peu après prend forme comme vous le souhaitiez ? 

Oui, oui oui ! En fait, ce personnage, qui n’était qu’un personnage secondaire dans Ptirou qui ne devait être qu’un one-shot, a vraiment plu à Yves quand j’ai commencé à le dessiner. Je ne sais pas, il est tombé en affection pour elle et, du coup, ça lui a donné plein d’idées. Au fur et à mesure qu’on avançait sur ce one-shot, il me disait « j’ai plein d’idées, ça m’embête de quitter cette Juliette ». Un peu après la sortie du bouquin, il m’a proposé : « on pourrait la retrouver, faire une série avec elle ». À partir de là, il a posé le principe de départ de cette série : on retrouve Juliette tous les dix ans à peu près, et elle va parcourir ainsi le XXe siècle en vieillissant. Ce principe d’un personnage féminin, il n’y en a pas tant que ça, finalement, dans la BD – quoiqu’aujourd’hui ça évolue –, mais surtout qui vieillit… J’ai tout de suite tilté, j’ai tout de suite dit oui. J’ai trouvé ça très original et intéressant. En même temps c’était un vrai défi, un vrai challenge, parce que dessiner un personnage féminin qui vieillit, ça m’a vraiment stimulé mais c’est difficile. Donc pour répondre à votre question, oui, on continue dans ce qu’on avait imaginé au départ. Ça reste bien dans la proposition première d’Yves.

Je me souviens que, quand je vous avais interviewés, l’album sortait à peine mais déjà vous y réfléchissiez.

Oui. Je crois que, même avant qu’il soit imprimé, on avait déjà ce projet et on a proposé à Dupuis qui l’a accepté. C’est vrai que ce n’est pas tout à fait simple parce qu’un one-shot était prévu donc il a fallu expliquer à l’éditeur qu’on voulait intégrer le one-shot en tome 1… ça conduisait à changer le titre…

© Dupuis

La maquette…

… la maquette, aussi. On a ajouté, dans la réédition du tome 1, deux pages pour expliquer pourquoi ça s’appelle Mademoiselle J. C’était un peu compliqué, j’imagine, déjà pour l’éditeur, alors pour le lecteur… Surtout que je n’ai pas une fréquence de parution… Donc tout le monde n’a pas compris tout de suite que c’était une série.

En termes de délai, on ne vous impose rien ? 

Non mais on aurait dû (rires) parce que je ne suis pas très rapide. J’assume mais je devrais être plus rapide parce que trois ans entre chaque bouquin, pour une série, ça ne va pas ! Ce n’est pas complètement volontaire, j’ai d’autres choses qui sont arrivées, j’ai déménagé, etc., je travaillais sur d’autres trucs. Mais bon, là, je vais essayer pour le tome 4 d’être plus rapide et de le sortir d’ici un an et demi.

Justement, à l’annonce de la sortie du troisième album, dans des éléments de communication, on a d’abord pu lire : « Ce tome clôt la série de Laurent Verron et Yves Sente sur Juliette, grand reporter du XXe siècle ! »… 

Oui, je ne sais pas qui a inventé ça.

Il y a eu une inquiétude des lecteurs, sur le forum de BDGest’ notamment…

Mais bien sûr ! Et en dédicace, il y a plein de gens qui m’ont dit « mais c’est le dernier ? » et je disais que non.

Laurent Verron dessinant une fresque sur le stand Dupuis © 2024 La Ribambulle

Donc il y a un bandeau avec le tome 3.

Oui, heureusement qu’on a insisté pour avoir un bandeau et que j’avais un petit projet de couverture du tome 4. Donc les gens commencent à réaliser que c’est une série et que ce n’est pas un triptyque. Enfin, je ne sais pas d’où sort ce truc. Est-ce que c’est Dupuis ? Je n’en sais rien.

Petite erreur de communication…

Mais c’est une grosse erreur parce qu’il y a plein de gens qui croient que c’est fini.

Ils verront la parution.

J’espère. (rires)

Et nous avec l’interview, on va le redire.

Oui, oui, dites-le ! C’est une série ! Elle continue !

Alors, ce troisième album nous emmène en 1945, avec forcément quelques moments un peu éprouvants. Comment on les appréhende en tant que dessinateur, sachant qu’on va être prépublié dans Spirou…

Je le savais mais ça n’a pas influencé… Sur le fait d’être prépublié dans Spirou, notre éditeur a le scénario donc il sait ce qui va se passer.

© Dupuis 2023

Mais dans ce cas-là, il faut plutôt suggérer l’horreur que la montrer ?

Il n’y a pas une stratégie particulière en se disant « est-ce qu’on suggère ? ». Moi, je suis un scénario établi par Yves Sente, il fallait quand même montrer des choses. Il y a un truc assez nouveau qui est arrivé : on connaît tous l’histoire de la Shoah, de la déportation, on a appris ça à l’école, on a vu des photos, éventuellement des films… On connaît le truc. Mais là, il y a deux-trois pages où Juliette va à Auschwitz parce qu’elle recherche Léa qui a été déportée. Donc je vais chercher de la doc, parce qu’il faut être exact. L’entrée du camp d’Auschwitz est connue, il faut être fidèle à la réalité. Je vais chercher des photos, il y a des légendes, je lis les textes… et au bout d’un moment, ça m’a vraiment plombé. C’est la première fois que ça m’arrive en dessinant une bande dessinée. Ça m’a quand même plombé, foutu le moral à zéro. En approfondissant ma connaissance par besoin documentaire, pour ne pas me tromper, je me suis plongé dedans, rapproché du truc, en me mettant à la place des gens qui vivaient là et ça m’a fait un effet bizarre qui m’a un petit peu cassé le moral. Après, on passe à d’autres planches donc ça va mieux… mais c’est la première fois que ça me faisait ça. J’ai été atteint humainement, alors qu’on connaît l’histoire. Mais le fait d’y aller pour chercher des détails précis… c’est ce que je disais tout à l’heure, quand on regarde les photos, on lit les légendes et puis je lis une page de texte et je vais chercher plus de détails, pas forcément des trucs dont j’ai besoin pour les planches, mais je ne peux pas m’empêcher de continuer à regarder.

© Dupuis 2023

C’est un peu ce que dit Dominique Bertail dans l’exposition Adolescents en guerre.

Ah oui ?

Il commente une planche en disant « celle-là, je n’ai vraiment pris aucun plaisir à la dessiner ».

Oui ! Le plaisir, normalement, c’est le moteur mais ces scènes-là, c’est compliqué. Je comprends ce qu’il dit. Ça m’a atteint. J’ai un peu de bouteille et c’est la première fois.

© Dupuis 2023

Vous avez réussi à la dessiner aussi vite que les autres ou ça vous a vraiment un peu arrêté ?

Au niveau du temps, c’est pareil. Je mets du temps, je ne suis pas rapide de toute façon (rires). Mais ça m’a atteint. Je ne dis pas que j’étais insensible à cet événement historique d’une importance capitale mais, là, le fait d’aller plus profondément dans la recherche de doc…

Si on repasse à la série en général, j’ai l’impression que Ptirou était un poil différent graphiquement de ce que vous avez fait ensuite. C’était le temps de prendre vos marques ou bien vous vous êtes dit : on fait une série donc j’adapte un peu mon trait.

Non, non. Quand je vois le Ptirou… il faudrait que je le redessine complètement. En fait, moi je sortais de Boule et Bill. Yves Sente est arrivé avec ce projet, ça tombait bien, j’avais envie de changer. Donc ma volonté était de dessiner évidemment de façon plus réaliste, parce que ce sont des drames, ce ne sont pas des histoires humoristiques, c’est la vie, il y a des morts… Mais inconsciemment, on a des réflexes… 15 ans de Boule et Bill… j’ai fait une autre série, Fugitifs, c’était encore un peu humoristique. Odilon Verjus avant, c’était plutôt semi-réaliste, pas réaliste réaliste… Là, je voulais faire quelque chose de plus réaliste, également dans le sens plus naturel au niveau des attitudes des personnages et des expressions. Je voulais être moins dans la caricature ou dans l’exagération que je le faisais pour Odilon Verjus, par exemple. Là, j’y allais ! En re-feuilletant l’album une fois sorti, pour chercher un élément ou deux, je me suis rendu compte qu’il y avait des tas de choses qui n’allaient pas parce que j’avais encore ces trucs, ces réflexes dans la main, de la BD humoristique franco-belge à la Boule et Bill, à la Spirou… des grosses têtes et des petits corps…

Je ne dis pas que c’était mal.

Moi, je trouve que ça ne va pas. Donc j’ai dit qu’à partir du tome 2, il fallait vraiment que je fasse un effort là-dessus. J’ai essayé de donner à mes personnages des proportions plus réalistes. Dans le deuxième, ça allait un peu mieux. Dans le troisième, c’est encore mieux. Mais il faut que j’aille encore plus dans ce sens-là. C’est un vrai objectif. Je veux m’éloigner de ces influences qui sont anciennes, je suis un lecteur du journal Spirou, de dessinateurs comme, évidemment, Franquin, Morris, Uderzo, toute cette école-là. Je suis moins Tintin, malgré le fait que j’adore la narration de Tintin. J’ai la volonté et le besoin de m’éloigner de ces influences-là. Maintenant, je regarde beaucoup d’autres choses en bande dessinée, je m’intéresse à des choses que je ne regardais pas forcément avant. Ma volonté est d’aller vers plus de réalisme tout en gardant un trait assez fort. Mais sur Ptirou, oui, ça ne m’étonne pas, il y a des proportions qui ne sont pas bonnes pour ce genre d’histoires.

© Dupuis 2023

J’avais un peu oublié mais je l’ai re-feuilleté en préparant les questions. 

L’intérêt de cette série est que, comme chaque album se déroule dix ans après, on change d’environnement, on change d’époque… J’en profite pour encore progresser et évoluer dans mon dessin et dans la façon de mettre en scène les personnages.

Est-ce que c’est un défi graphique en termes de documentation ? Est-ce que vous avez une période historique préférée ?

Les personnages, non. C’est toujours la même…

Mais il faut la faire vieillir.

Ah, ça c’est un vrai défi ! Mais c’est intéressant ! J’ai commencé le tome 4 : là, je la dessine, elle a 40 ans, dix ans de plus que dans le tome 3. Chez une femme, entre 30 et 40 ans, il y a quand même quelques changements. Entre 25 et 30 ans, c’est un peu pareil, de fait entre les tomes 2 et 3 il n’y pas énormément de différences. Mais à 40 ans, c’est vachement intéressant. Il ne faut pas caricaturer, je n’ai pas envie de caricaturer, j’ai envie d’être réel mais c’est vachement intéressant. Ça fout un peu le trac parce qu’il faut y arriver ! (rires)

Yves Sente valide tout ? Comment ça se passe ?

Très très très bien. Je reçois le scénario complet, tout découpé. On en parle avant. Il m’envoie un synopsis, on en parle, il me propose ça, ça… Moi, je peux amener quelques petites idées, pas sur la trame générale de l’histoire mais… Par exemple, Juliette fume, et c’est moi qui lui ai proposé : « je ferais bien fumer Juliette à partir du tome 2, quand elle devient adulte ». Au départ, c’était un plaisir de dessinateur, je trouve que les gestes d’une femme qui fume sont très élégants. Et donc il a rebondi sur le truc en disant, vu que le tome 2 se passe dans les années 30, « oui, en plus, une femme qui fume, ça participe à son émancipation, son indépendance, banco on y va ». Plus tard, si la série continue, on abordera le thème du tabac sous l’angle toxique et elle se rendra compte que fumer n’est pas bien. Mais elle sera déjà âgée et elle aura fumé beaucoup. C’est ce genre d’idées que je peux amener sur le scénario. Je fais les crayonnés, je lui envoie. Il peut faire faire une petite correction, un machin de compréhension ou lui-même peut dire qu’on peut simplifier quelque chose par rapport à son scénar maintenant qu’il le voit dessiné… C’est une collaboration très cool. Moi, je peux enlever une case, en ajouter une si je veux. Voilà. Il n’y a pas de contraintes. Ça se passe bien à ce niveau-là, il y a un vrai échange, c’est une vraie collaboration. Ce que j’aime, c’est que quand je lui envoie les pages encrées, finies, il ne les compare pas avec son scénario, il les lit tel un premier lecteur et c’est ça que je trouve chouette. C’est ça qu’on va montrer au public, ce n’est pas le scénario écrit, on s’en fout. J’aime cette façon qu’il a d’aborder mes planches.

Vous vous êtes fixé une fin ? Vous allez jusqu’à sa mort ?

On pourrait.

Pour l’instant, ce n’est pas défini ?

Là, il y en a 3, je fais le 4.

© Dupuis 2023

Parce qu’elle peut vivre un paquet d’années.

Elle est née en 1915. On peut aller jusqu’à l’aube du XXIe siècle. Là, le tome 4, c’est les années 1950 ; on a déjà une idée pour le tome 5, ce serait la fin des années 1960 à New York ; pour les années 1970, Yves a déjà une petite idée… Bon, c’est tous les 10 ans, 15 ans, mais oui, on peut aller jusqu’à sa mort. Il m’a déjà raconté comment on peut aller jusqu’à sa mort et comment on peut raconter sa vie, parce que l’oncle Paul qui raconte la vie de Juliette à ses neveux, à un moment il sera trop vieux ! Donc tout ça est prévu dans le scénario. On peut expliquer tout ça et on peut arriver à la fin de la vie de Juliette, qui sera racontée par quelqu’un d’autre, je ne vous spoile pas le truc. En tout, on peut en faire une dizaine de tomes.

Il y a une vraie réflexion !

Il y a une vraie réflexion, une vraie construction du récit de la vie de Juliette.

Est-ce qu’on peut avoir une petite idée, même si vous n’avez pas le droit de dire des choses, du tout début du prochain ?

Oui ! Le prochain, je peux le dire, ça se passe en 1955 et elle va partir en Indochine. On a le contexte historique qui est important parce qu’il y a une date en 1955 où la ligne de démarcation entre le Vietnam du Sud et le Vietnam du Nord va être imposée. Donc elle doit passer cette ligne parce qu’elle doit absolument aller dans le Vietnam du Nord avant cette date. Voilà le coté historique. Ce sera une histoire qui va vraiment toucher à l’intime de Juliette, je n’en dis pas plus. Il y a le côté voyage, aventures, dangers, mais le cœur de l’histoire va toucher vraiment personnellement et intimement Juliette.

Vous êtes à plein temps sur cette série ?

Oui oui. Ça me demande beaucoup de boulot.

Et ça vous convient ?

Ah oui, moi je suis à fond ! Avec Yves, chaque fois qu’on en parle, on est enthousiastes tous les deux. Il est à fond dessus. C’est vachement agréable parce qu’il y a une motivation mutuelle.

© 2024 La Ribambulle

Et les lecteurs suivent ? Vu les retours que vous avez… Bon, après entre les ventes et les retours, on ne sait pas toujours.

Le premier tome a bien marché mais, pour le tome 2, on a eu le désavantage de sortir quinze jours avant la fermeture des librairies à cause du covid. Donc on a vraiment morflé au niveau des ventes. Le livre est sorti en octobre, les librairies ont fermé en novembre, quand elles ont rouvert en décembre elles avaient toutes les nouveautés de novembre à mettre et nous… Alors ça n’a pas été catastrophique mais… Et le tome 3, c’est encore trop tôt pour savoir.

J’ai une dernière question en revoyant la couverture. Comment on représente ces scènes de neige et comment vous avez travaillé les couleurs ? Parce que je crois que pour Ptirou, c’était vous…

Oui, Ptirou, j’avais fait les couleurs.

Et maintenant, ce n’est plus vous. 

Non, depuis le tome 2. Parce que ça prend beaucoup de temps et que je ne suis pas un spécialiste de la couleur. Donc j’ai demandé à Isabelle Rabarot de les faire. Je suis très content, en plus elle est bien motivée, elle aime bien. Mais par contre, pour les couvertures je continue, parce que c’est moins long qu’une planche, à les faire en couleurs directes. Et souvent, je les fais en deux parties. J’ai commencé avec Ptirou, j’avais fait le personnage et le fond, le bateau, a été fait sur un autre support. Et après, avec l’éditeur, on fait un montage. C’est ce que j’ai fait pour toutes ces couvertures. Celle du 3, j’ai fait une sorte de fond pas complètement blanc, c’est des coups de pinceau sur un papier sombre donc ça fait un effet comme ça. C’est de la cuisine, on s’amuse !

C’est réussi ! Merci beaucoup Laurent, et au plaisir !

Merci à vous !

Propos recueillis par Nicolas Raduget.

Interview réalisée le 26 janvier 2024.

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Description de l'auteur

Nicolas Raduget

Département : Indre-et-Loire / Séries préférées : Tintin, Spirou et Fantasio, Johan et Pirlouit, Blake et Mortimer… / Auteurs préférés : Hergé, Peyo, Franquin, Tome & Janry… / J’aime aussi : écouter de la musique, boire, manger, et parfois tout en même temps…

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2 Responses to “Dans la bulle de… Laurent Verron”

  1. 3 avril 2024

    Rem Répondre

    Super série, merci !

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