Bien connu des habitués du catalogue Dupuis ou de la collection Shampooing chez Delcourt, Fabrice Tarrin a récemment sorti avec Lewis Trondheim sa troisième aventure « hors série » de Spirou et Fantasio. Il a également illustré les derniers albums tirés des films d’Astérix. Entre la pause-déjeuner et une séance de dédicaces, dans le tumulte de Quai des Bulles, nous prenons un quart d’heure pour faire le point sur son approche de Spirou.
Bonjour Fabrice et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Déjà, je voulais savoir si ça te fait toujours autant plaisir de dessiner Spirou en 2025 qu’à tes débuts, parce que tu as toujours eu ça dans le sang…
Oui puisque là, c’était nouveau. Dans Le Trésor de San Inferno, il y avait le Marsupilami à mettre en scène et, pour moi, c’était vraiment une grosse frustration de ne pas avoir pu l’utiliser jusqu’à présent. C’était royal ! Il y avait le Marsupilami et il y avait aussi la nouvelle collaboration avec Lewis, qui est inédite, donc c’était intéressant d’avoir un nouveau regard et un nouveau scénariste. En plus de ça, à chaque fois mon dessin est un peu différent ; là, par rapport à Spirou chez les Soviets, le précédent, il est beaucoup plus fidèle au canon de Franquin. C’était intéressant d’utiliser cette technique-là. C’est celle que j’utilise aussi pour Astérix où j’essaye d’être fidèle, vraiment le plus possible, au personnage.
Donc ce sont des motivations différentes et pas exactement la même expérience à chaque fois.
Tout à fait.
C’est le canon de la nouvelle collection dite « Spirou classique » qui fait que tu te rapproches de Franquin ?
Non, pas du tout. C’était amorcé dès mon premier avec Le Tombeau des Champignac alors qu’au contraire, à l’époque, c’était une vision qui devait être personnelle. Au final, j’ai toujours eu une approche très classique, parce que mon dessin naturel est très franco-belge.
Néanmoins, je trouve qu’entre Le Tombeau des Champignac, Spirou chez les Soviets et celui-là, ce n’est jamais exactement le même dessin.
Là, c’est vrai que j’ai poussé un petit peu le curseur plus haut, mais c’était un choix personnel. Le prochain sera pareil par rapport aux personnages, puisque j’avais lu, dans les commentaires, que les gens étaient un peu déstabilisés par Fantasio qui était trop personnalisé dans Les Soviets. C’était lié au storyboard dessiné de Fred et à sa volonté de le dessiner davantage rétro. Ils avaient préféré le Fantasio du Tombeau des Champignac. Donc j’ai essayé de coller davantage au Spirou de mon enfance, à savoir essentiellement celui de Franquin période QRN sur Bretzelburg ou même Le Nid des Marsupilamis.
Cette nouvelle histoire, je trouve qu’elle fonctionne super bien. Elle est simple et efficace, dans un endroit sans trop de décors. C’était une volonté de ta part, apparemment.
Spirou chez les Soviets m’a pris six ans, même si je ne faisais pas que ça. Et je ne m’en sortais plus tellement il y avait de décors à faire et de personnages à mettre en scène. Je n’ai pas des capacités de travail importantes. Donc, j’avais dit à Lewis Trondheim que je ne voulais plus faire de Spirou et après, pour plaisanter, j’avais ajouté « sauf si ça se passe dans le désert », et il m’a dit « chiche ». En fin de compte, ce n’est pas Spirou qui est dans le vide, c’est Spirou dans un univers qui serait proche d’un Lucky Luke se déroulant dans un village désert.
Les couleurs se rapprochent aussi de cet esprit-là…
Eh oui. Le choix des couleurs était difficile. Au début, j’avais fait des couleurs plus traditionnelles et c’est mon ancien scénariste, Fred Neidhardt, qui n’aime pas du tout les dégradés, qui m’a dit que ça ne faisait pas vintage, pas comme les aplats de l’époque. C’est vrai que j’ai potassé un peu les couleurs de Morris et j’aime beaucoup ce côté très efficace et très brut d’aplats. Ça fait passer des émotions, et c’est vrai que le scénario ne raconte pas la même chose selon les couleurs. Si je fais par exemple un personnage tout en rouge parce qu’il en colère, ça va raconter autre chose que si je fais des couleurs plus traditionnelles.
Donc ça vient de toi, les couleurs.
Oui, tout à fait. C’est un parti pris graphique que j’ai adopté rapidement et c’était aidé par la thématique du désert, parce qu’au final, mes références cactus et désert, c’était Lucky Luke.
Est-ce que tu peux nous expliquer l’absence de Spip dans l’album ?
Alors, en fin de compte, Lewis et moi, on n’a jamais considéré que Spip était un personnage important. Personnellement, dans nos lectures, il est toujours passé un peu au second plan. C’est notre perception des choses. Pour nous, pour moi, ce qui était important, c’était essentiellement le Marsupilami. Et je me suis rendu compte après que Spip manquait énormément aux lecteurs mais on avait déjà la mise en scène avec les Volubilos (NDR : les petits oiseaux colorés de San Inferno), on avait le Marsupilami qui faisait office d’animal… En fin de compte, insérer Spip dans cet univers était un peu dangereux, parce qu’il y avait la population qui pouvait le manger. Même le Marsupilami, on demande à Spirou et Fantasio de le surveiller ! Donc, en fait, Spip aurait été très encombrant dans cet environnement. Il aurait fallu vraiment axer le scénario pour le protéger de ça, pour qu’il ne soit pas en concurrence avec les Volubilos, et ça aurait fait un peu trop ménagerie.
Il n’aurait pas eu de rôle, il n’aurait été qu’accessoire, ou bien au contraire il aurait pris trop de place alors que vous ne souhaitiez pas développer ça.
Oui, c’est ça.
Ce n’est donc pas que tu avais la flemme !
Non ! Scénaristiquement, ça ne collait pas, et on a déjà vu Spip ne pas aller dans des destinations lointaines. C’est justifié, il reste au château et ensuite on le retrouve.
Tu as travaillé avec trois scénaristes différents sur tes Spirou et Fantasio. Ça s’est passé de la même manière à chaque fois ?
Ce sont trois raisons différentes. La première, ça remonte à 2005, l’éditeur m’avait dit « banco pour un Spirou mais trouve un bon scénariste ». C’est là que j’avais proposé à Émile Bravo de faire un scénario. Lui ne connaissait pas trop l’univers de Spirou, il avait une vision très vintage, beaucoup plus que la mienne, qui l’était aussi un peu puisque je me référais aux Spirou de Franquin et lui aux Spirou de Jijé. Donc, il me parlait de Poildur, il me parlait de tous ces personnages-là dans Quatre aventures de Spirou et Fantasio… Et moi je lui parlais de QRN sur Bretzelburg. Mais Émile s’en fiche de QRN sur Bretzelburg, ce n’est pas ce qui l’intéresse. Donc, on était en décalage : graphiquement, ça ne l’intéressait pas d’utiliser ce style et moi, scénaristiquement, je ne m’y retrouvais pas dans ces volontés de mettre en scène des personnages comme Poildur, par exemple. Alors j’ai pensé à Yann parce que j’ai toujours adoré son travail. Il a fait des albums vraiment formidables que je relis encore maintenant, comme Yoyo, La Patrouille des Libellules… Bob Marone, c’est ma série fétiche. Et puis le premier Les Innommables… Fabuleux. Donc j’ai co-scénarisé avec Yann : il écrivait la trame, je proposais un découpage, il intervenait dessus et on se rééquilibrait comme ça. Ensuite, pour le deuxième avec Fred Neidhardt, c’est lié au fait qu’au bout d’un certain temps, j’avais fini ma série Maki, qui ne se vendait pas assez, et avec l’éditeur Frédéric Niffle on s’est dit « pourquoi pas un nouveau Spirou ? ».
L’idée de Fred Neidhardt est venue tout de suite ?
Non. Frédéric Niffle m’a proposé un scénariste. Il m’a écrit une histoire dont je n’avais pas du tout envie. C’était une mise en abyme du personnage qui ne collait pas du tout avec mes attentes. Mais il n’a pas voulu en changer une virgule. Fred Neidhardt avait lui aussi eu connaissance de ce scénario. Ça lui est tombé des mains et il a dit « dans ces cas-là, moi aussi je peux écrire un Spirou ». C’est vraiment ça, le déclic. Jusqu’alors, il n’avait pas cette confiance, il ne se sentait pas légitime. Et donc j’ai rigolé parce que, pour moi, c’était normal qu’on fasse appel à un scénariste qui vendait beaucoup. Et, là, avec Fred Neidhardt, c’était aller au casse-pipe (rires). il a écrit le synopsis de Spirou chez les Soviets et ça a été le coup de foudre de l’éditeur : « mais c’est super bien, oui, oui, bien sûr, etc. » Fred m’avait dit avant ça : « si l’éditeur accepte, est-ce que tu le feras ? » J’étais sûr qu’ils n’accepteraient pas donc j’avais dit « oui, bien sûr » (rires). Je me suis retrouvé devant le fait accompli.
Excellent. Et pour la réalisation, vous avez fonctionné comment ?
Pour Spirou chez les Soviets, on a rapidement utilisé une technique de ping-pong où, quand des séquences ne me plaisaient pas, je les réécrivais et lui ré-intervenait par-dessus. Mais généralement – et ça a été le cas un tout petit peu aussi dans Le Trésor de San Inferno – quand des trucs coincent, je propose une réécriture et j’ai cette tendance à jouer le script doctor en fait. J’ai la chance de pouvoir découvrir le scénario en direct et d’être un premier œil. Ensuite, je fais mes contre-propositions. Ce n’est pas évident parce qu’il faut s’adapter au scénariste. Quand je fais une contre-proposition à Lewis Trondheim, il faut que je scénarise façon Lewis Trondheim. Quand je fais une proposition à Fred Neidhardt, il faut aussi que ça lui plaise. Donc, en fin de compte, c’est rigolo. Et c’est à la marge, pas sur des séquences essentielles. Parfois, ça peut être des petites séquences entières mais ça garde le sens. Lewis me disait « tant que tu changes mais que le fond est le même, que le sens est le même, il n’y a pas de souci ». Je peux rajouter des gags, je peux modifier certaines choses.
Tu n’es donc pas tombé sur des gens figés.
Non ! Et puis après, la règle d’or avec Fred Neidhardt, qu’on institue aussi pour la suite – puisqu’on va faire Opération Lune, la suite de Spirou chez les Soviets –, c’est qu’il n’y a pas de chef ; tant que ça ne plaît pas à l’autre, on refait. En fin de compte, de son côté comme du mien, dessin comme scénario, il faut que ça nous plaise à tous les deux. Il n’y a pas de « je t’impose ça ». C’est « je n’ai pas aimé, désolé » et « ok, fais moi une contre-proposition ». Et pareil pour le dessin. Si dans le dessin, il y a un truc qui bloque… Fred sait bien dessiner aussi, hop, il me fait une contre-proposition. On procède comme ça et ça fonctionne parce que, très rapidement, on arrive à trouver un consensus.
Votre prochain album sera donc la suite des Soviets…
Ça pourrait se lire indépendamment de Spirou chez les Soviets, mais c’est dans la continuité parce qu’on est plongé dans une uchronie, en fait, dans les années 1950-1960 et le monde, de par ce qui s’est passé dans Spirou chez les Soviets, est devenu ultra capitaliste et c’est un petit peu une caricature de notre époque, dans les années 1950.
D’accord, super. Et ce sera dans le style Spirou chez les Soviets ou le style de San Inferno ?
Ce sera intermédiaire. Il y aura la richesse des décors et de la mise en scène de Spirou chez les Soviets, mais je garde la physionomie des personnages du dernier paru.
Tu ne seras pas tout seul au graphisme, si j’ai bien suivi ?
En effet. C’est Cédric Ghorbani, que les lecteurs du Journal de Spirou connaissent pour Annabelle, pirate rebelle, qui fait l’encrage. Donc, en fait, je travaille un petit peu comme le faisait Albert Uderzo avec Frédéric Mébarki. Albert Uderzo faisait un crayonné très précis qui était encré par la suite par Mébarki. Et ça fonctionne ! Ça me permet de dessiner trois fois plus vite, donc c’est très important comme aide.
C’est surtout pour ça, pour tenir les délais ?
C’est parce que ce n’est pas tenable de faire un album en cinq ans. À tout point de vue, même psychologiquement. C’est très très lourd à porter. Donc oui, il faut que ça dure deux ans maximum.
Tu as un autre collègue dessinateur dans cette collection. Elric a fait La Baie des Cochons et il va bientôt en préparer un autre. Je l’ai rencontré à Angoulême et il m’a dit que vous aviez échangé.
Oui, on a échangé, il avait même encré pour s’amuser l’un de mes anciens crayonnés de San Inferno avant la version finale. Pourtant, j’avais déjà terminé la planche. Comme ça, on a pu comparer les deux versions. Ce n’était pas mal du tout, ça avait bien plu à Lewis qui trouvait qu’il avait une bonne énergie. Mais il a son style propre. Il a sa façon de dessiner Spirou qui n’est pas complètement la mienne. Pour Opération Lune, Fred préférait un dessinateur qui puisse s’effacer, c’est-à-dire que le résultat final soit vraiment extrêmement proche de ce que j’aurais pu faire sans aide afin qu’on ne puisse pas percevoir la différence avec le tome précédent.
Mais vous échangez sur vos albums respectifs.
C’est vrai que, de temps en temps, on se donne des coups de main. Je peux l’aider sur un crayonné par exemple.
Ça te plaît qu’il fasse Seccotine ? C’est un personnage que tu aimes bien ?
Je trouve qu’il la dessine bien. J’étais moins fan dans La Baie des Cochons mais là, dernièrement, la petite histoire courte parue dans le Journal de Spirou, j’ai vraiment aimé. Tant scénaristiquement que graphiquement, ça avait de la gueule !
Est-ce que tu peux dire un mot des éditions de luxe ? Tu en avais fait pour les deux premiers. Qu’en est-il du Trésor de San Inferno ?
Je n’ai pas eu de réponse de l’éditeur. Je voulais faire deux éditions. L’édition grand format, comme pour Spirou chez les Soviets, avec le dos rond, mais on peut déjà dire que c’est trop tard. Et l’édition de luxe fac-similé avec les noirs et blancs, parce qu’il y a beaucoup de clair-obscur dans Le Trésor de San Inferno et ça rend encore mieux en noir et blanc qu’en couleur. Je vais relancer Dupuis qui s’était gardé une option dessus pour le faire éventuellement lui-même.
Celle de Spirou chez les Soviets, superbe, est sortie chez l’éditeur Black and White.
Oui, c’est ça ! Il fait un super travail. C’était un plaisir de travailler avec lui.
On souhaite que ça se débloque pour une édition noir et blanc, alors. En attendant, tu restes à fond sur Spirou et Fantasio…
Complètement !
Tu n’as pas le temps pour d’autres projets ?
Non. Pour l’instant, je n’ai pas le temps. Ça me prend vraiment toute mon énergie.
Ton comparse Fred Neidhardt s’est mis (avec réussite) aux Tuniques bleues.
Oui, il cumule. C’est bien.
Toi, tu as quand même fait du Astérix aussi, là tu fais du Spirou... Est-ce que la coupe est pleine ou tu as d’autres classiques que tu aimerais aborder un jour ?
Les Schtroumpfs ou Gaston Lagaffe, ce serait sympa !
Même après ce qui est arrivé à Delaf ?
Le pauvre, il a essuyé les plâtres, il a fait un travail extraordinaire.
Tu pourrais arriver après, après la tempête (rires).
Dans dix, quinze ans, pourquoi pas. Ce serait un plaisir. Avant de mourir ! Si avant de mourir, j’ai eu l’occasion de faire Les Schtroumpfs et Gaston Lagaffe, la boucle sera bouclée puisque ce sont mes lectures d’enfance.
On croise les doigts, surtout que Les Schtroumpfs, ça a l’air faisable, Tébo en a fait un.
Je ne sais pas si c’est faisable, parce que j’utiliserais quand même un dessin assez classique. Mais c’est la série qui m’a donné goût à la BD franco-belge. Quand j’étais tout petit, j’adorais Disney, et Poirier aussi : les images de Malabar, Supermatou, c’était génial. Ce dessin très rond m’a après amené sur le dessin de Peyo. Je ne jurais que par Peyo, même devant Franquin. J’étais fan absolu des Schtroumpfs. Donc, c’est vrai que finir là-dessus, ce serait bien !
Tout ce que tu faisais avant, le blog, Maki, c’est derrière toi ? Tu ne fais plus d’autobiographie ?
La dernière en date, c’est Paranormalement, mais je l’ai signée avec un pseudo : Fabrice Défontaines. C’est un style complètement différent, qui pourrait davantage s’apparenter à du Sempé. J’ai utilisé un pseudo par pudeur et parce que je n’avais plus le dessin animalier du lémurien pour créer une petite distance.
Donc ça t’intéresse toujours, quand même ?
Oui, oui, ça m’intéresse toujours, de développer un style de dessin plus personnel qui s’éloigne davantage du style classique Uderzo-Franquin.
Dernière question puisque tu files en dédicace dans quelques secondes. Sur le programme, tu es indiqué avec la double précaution – ça m’a fait rire – « tampons uniquement » et « priorité aux enfants ». C’est pour éloigner les chasseurs de dédicaces ? (rires)
En fait, il y a plusieurs raisons. La première raison, c’est que j’ai fait une très grosse tendinite en dédicace et que je suis fragilisé, donc je ne peux plus dessiner de la même façon. Je peux le faire occasionnellement, mais pas deux heures, quatre heures d’affilée dans la journée. Le deuxième truc, c’est que généralement, pour une licence comme Spirou et Fantasio, il y a plus de demandes que de tickets et ça me faisait toujours de la peine de ne pas pouvoir répondre aux demandes de dédicaces des gens parce qu’il n’y avait plus de place. C’est souvent les gens les moins informés qui sont lésés. Donc là ça fait d’une pierre deux coups, ce qui ne m’empêche pas de tricher un peu, de faire de vraies dédicaces entre les tampons. S’il y a du monde, je ne fais que des tampons ; si c’est calme derrière, je peux faire un dessin.
Eh bien merci beaucoup, encore bravo et hâte de lire la suite !
Merci à toi.
Propos recueillis par Nicolas Raduget
Interview réalisée le 25 octobre 2025
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