Dans la bulle de… Simon Léturgie

Avant de reprendre le flambeau graphique de la série à succès Les Profs, Simon Léturgie s’est notamment fait connaître pour les aventures de Spoon & White. Nous avons profité de sa présence à Angoulême pour revenir avec lui sur la réédition augmentée de cette série, à la carrière rocambolesque, chez Bamboo, ainsi que sur son arrivée sur Les Profs.

« 12,90 €, pas cher ! » Simon Léturgie © 2024 La Ribambulle

Bonjour Simon ! Spoon & White ont assez récemment débarqué chez Bamboo. Peux-tu nous rappeler, et désolé si on te pose sans cesse la question, ce qui explique les déménagements éditoriaux de cette série depuis le début. Est-ce que c’est leur résidence définitive ?

Alors, je vais répondre dans le sens inverse : c’est leur résidence définitive. Et après, on va remontrer petit à petit (rires). Avant Bamboo, on a été chez Vents d’Ouest, où on avait signé des contrats avec Dominique Burdot qui était à l’époque le directeur général. Dominique est ensuite parti fonder 12bis et moi je ne me suis pas entendu avec Jean Paciulli qui avait repris son poste. Donc on s’était dit « on arrête la série » et, sachant qu’on avait signé des contrats à 15 ans chez Vents d’Ouest, on a attendu tranquillement qu’ils arrivent à terme pour changer d’éditeur. Le huitième album de Spoon & White qu’on avait fait – je vais te faire une réponse super longue (rires) –, on a failli le faire chez Bamboo mais, pour des raisons financières, je l’ai fait chez Vents d’Ouest parce que j’étais rémunéré légèrement plus. À l’époque, je ne pouvais pas me permettre d’omettre ce détail, c’était mon gagne-pain. Ce qui n’est plus le cas. Et donc on savait qu’Olivier Sulpice aimait bien la série. On lui a alors proposé au bout des 15 ans de reprendre l’ensemble. Avant Vents d’Ouest, il y a eu Dupuis. Dupuis, le problème, c’était qu’il y avait un nombre de collections… c’était toute une période de la bande dessinée où les éditeurs étaient persuadés qu’il fallait monter des collections, qu’ils allaient vendre des collections. Et Spoon étant faussement enfant, faussement propos adulte, faussement tout ça, on est passé dans au moins trois collections différentes… On a commencé à « Humour libre », on est passé par « Repérages », etc., puis à un moment, j’ai fait : « quitte à changer de collection, autant changer d’éditeur ». Et on est parti chez Vents d’Ouest à ce moment-là. C’était au quatrième album et, au moment de sa sortie, le tome 1 et le tome 3, je crois, étaient en rupture de stock chez Dupuis. C’était impensable pour essayer de pousser une série d’avoir la nouveauté sans les anciens, et sur une grosse boîte comme ça, c’était inacceptable, enfin de mon point de vue de petit auteur.

Extrait du T9 © Bamboo 2021

En fin de compte, trois éditeurs pour une même série…

Et l’aventure éditoriale a commencé avant, c’était quand même plus drôle… Initialement, le projet nous a été demandé par Yves Schlirf chez Dargaud. Yves Schlirf aimait beaucoup une BD qu’on faisait avec mon père (NDR : Jean Léturgie), un western qui s’appelle Tequila, et il voulait qu’on travaille avec Yann. Nous, on était là : « quitte à bosser avec Yann, on va faire un truc nouveau ». À ce moment-là on réfléchit et on fait cinq pages de Spoon & White ; Yves regarde et nous dit « non, vous pouvez faire mieux que ça ». Ah mince, pas Dargaud. Comme ils étaient dans le même bâtiment que Le Lombard, on a proposé au Lombard, non au Lombard. Après, on a proposé aux Humanoïdes Associés, et là c’était Philippe Ory qui était très enthousiaste. Ça a traîné pour la réponse. Moi, je ne voulais surtout pas aller chez Dupuis (rires). Et finalement, on a terminé chez Dupuis. Aux Humanos, à l’époque, apparemment ils avaient une décision collégiale à prendre à l’unanimité pour accepter des titres. Et c’est Sébastien Gnaedig qui avait refusé. Ce qui est amusant, c’est que Sébastien s’est retrouvé chez Dupuis après ! (rires) Tu peux voir tout le côté absurde comme ça, chaotique ! On sentait que dès le départ que ça allait être un peu costaud  ! (rires)

 © Bamboo 2021

Maintenant ils sont chez Bamboo… Road’n’trip est sorti en 2021, onze ans quand même après le précédent. Est-ce que vous l’aviez réalisé un peu dans la foulée des autres ou est-ce qu’il y a eu une grande pause ? Et dans ce cas-là, est-ce que c’est dur de s’y remettre ? 

Il n’était pas commencé à la suite de Neverland. Il y avait un petit problème à s’y remettre parce que Spoon repose en partie sur de l’audiovisuel qui fédère, principalement, du cinéma. Sur les albums 7 et 8, on est plus sur des séries télé, qui deviennent la grande mode à cette période. Au cinéma, pendant toute une décennie, on n’a eu que des super-héros qui fédéraient. Personnellement, c’est un univers qui ne me parle absolument pas, donc je ne voyais pas comment intégrer ça dans une nouvelle histoire. Le déclencheur, ça a été le Mad Max : Fury Road, où là, j’ai fait « Ah ! ». Voilà un nouveau film pivot sur le film d’action, comme était Matrix, comme étaient Die Hard, L’Arme fatale, qui sont des films qui rebattent un peu les cartes sur la façon de faire. Et donc je me suis dit : il y a un petit truc qui fait envie. Ça nous a servi un petit peu de prétexte, moi je voulais parler depuis longtemps du sujet familial. Alors on l’évoque mais c’est toujours léger et en surface. Mais là, les thèmes pour moi, c’étaient la famille et les énergies, l’écologie…

Il a fallu le temps de trouver le bon thème.

Oui, parce que c’est une série qui se répète quand même pas mal dans le sens où le schéma de base est toujours similaire, comme dans les Lucky Luke, Astérix… On sait à peu près à quoi s’attendre mais il faut avoir assez de matière pour.

Et graphiquement, après cette grande pause, c’est difficile de s’y remettre ?

Oui. Il y avait eu une grande pause parce que pas mal de boulot annexe. J’avais peur au niveau de la mise en scène parce que pendant très longtemps, je me suis retrouvé à ne faire que du gag en une page et, dans cet exercice, on est beaucoup plus neutre, de façon à ne pas ruiner le gag et à ce qu’il se comprenne très rapidement. Donc j’avais très envie de me remettre à du cadrage. Mais j’arrivais à dix ans sans en avoir fait !

Extrait du T9 © Bamboo 2021

C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas ?

C’est revenu très vite, heureusement !

Est-ce que c’est l’album qui était annoncé sous le titre Blood Blood Blues en 2010, ou bien une tout autre histoire ?

Non, c’est complètement autre chose. Blood Blood Blues, ça devait être le dixième, on réfléchissait à en faire un à la suite de Neverland. Et puis on s’est dit qu’on allait faire Road’n’trip d’abord et Blood Blood Blues après. On a la base du scénar’, on a quelques scènes découpées mais ça en restera là, a priori.

Vous n’avez plus envie de travailler dessus ?

Non, non. C’est que la série ne fonctionne pas. Ça « marchotte », on a toujours des retours très positifs, mais c’est une série qui est tellement le cul entre deux chaises, comme l’étaient Les Innommables, par exemple, avec un propos plus adulte, plus caustique que le dessin ne le laisse penser… La seule qui fonctionne, mais sans non plus faire des chiffres astronomiques, c’est Soda. Qui est entre deux. Même si elle a pris un virage plus réaliste, maintenant. C’est à peu près le seul titre que je vois…

Dans le même esprit, un peu…

Oui ! Ce sont des séries qui plaisent au lectorat BD, aux auteurs BD. Mais ça reste de niche, un peu.

Extrait du T9 © Bamboo 2021

C’est vrai que quand vous mettez en avant les références, il faut avoir un peu une culture cinéma ou série… Encore que ! Moi, je n’en ai pas une folle et j’aime beaucoup ! Donc on peut quand même le lire sans être un cinéphile absolu. On perd peut-être quelques références…

Mais c’est pas gênant !

Vous avez toujours fait en sorte que tout le monde puisse le lire, malgré ça.

Oui, c’est comme les Astérix, les Lucky Luke… Tu ne sais pas qui est caricaturé mais… Un jour on regardait L’Emmerdeur avec Lino Ventura, avec mon gamin de 17 ans, et je lui montre Lino Ventura dans Astérix : « Oh, mais c’est lui ! » Ça ne le gênait absolument pas.

Ton père a toujours été crédité au scénario (au début avec Yann) et toi au dessin. C’était chacun son rôle ou vous avez toujours échangé en permanence ?

C’était perméable parce que, dès le départ, Yann dessinait encore ses scénarios et ça se sent avec toutes les personnes avec qui il a bossé. Que ce soit Didier Conrad, que ce soit Marc Hardy, pendant toute la période des années 1980, notamment. Il y a un dessin qui est beaucoup plus Gaston. Les storyboards de Yann étaient naturellement extraordinaires, pleins de vie… On comprenait les intentions et ça jouait sur le résultat final.

Extrait du T2 © Bamboo 2023

Alors forcément, vous étiez un peu influencé.

Oui ! Par sa vision qui est assez précise. Il y a énormément d’énergie. On essaye de faire mieux normalement. (rires) Et c’est pour ça que Philippe Bercovici a fait de très bons albums à ce moment-là, Conrad pareil… Tous ces auteurs ont le dessin qui a légèrement évolué après, lorsqu’ils ne travaillaient plus avec Yann. Tu as juste Hardy qui n’a pas bougé mais qui est à un tel niveau… Après, sur Spoon, de temps en temps sur le scénar, tu interviens en disant « il faudrait une scène comme ci ou comme ça ».

Extrait du T9 © Bamboo 2021

Quand tu as une envie de dessiner quelque chose par exemple, en particulier, tu peux dire « j’aimerais bien que tu mettes tel personnage »…

Oui, par exemple dans Neverland, je suis responsable d’avoir foutu les gars sur l’île. (rires) Mon père m’a regardé en faisant « c’est pas une bonne idée » (rires), j’ai dit « mais si, ça va être chouette, ça va changer de cadre et ça nous fera un album de respiration dans la série ». Parce que j’ai découvert ce qu’était une série avec ses bons albums, ses mauvais albums, qui font un ensemble. Et c’est très chouette à observer.

Je ne les ai pas tous relus mais, dans mon souvenir, c’est un de mes préférés. On a tous nos albums préférés. Autre question, est-ce qu’on écrit les mêmes blagues en 2020 qu’en 1999 ? 

La réponse est non ! Au grand dam de mes boomers de scénaristes. (rires) Mais c’est en relisant ceux qui sont réédités, comme le cinquième album, même sur les couvertures, en fait, que l’autocensure est beaucoup plus forte. Heureusement qu’on a évolué un peu. Un exemple précis est la couverture où la nana est quand même très « poitrineuse », mise en avant… En 2003-2004, quand il est sorti, j’ai mis des tétés qui pointent, pas de problème et tout. Là, j’ai fait « ok je l’habille comme elle est dans la BD mais les tétés qui pointent, c’est pas forcément nécessaire ». Après, j’ouvre, et à la première page je vois le mot « nègre » : « ah oui, quand même, là, on se serait peut-être posé la question », alors que c’est très drôle et que ça passe très bien dans la lecture. La question « est-ce nécessaire d’être offensant éventuellement pour certaines personnes », je pense qu’on y fait un peu plus attention. Maintenant, comme c’est drôle, je pardonne totalement parce qu’il vaut mieux perdre un ami qu’un bon mot. (rires)

Réédition du T3 © Bamboo 2023

Est-ce que ça a posé la question des rééditions ?

On a changé le titre du troisième album, qui est passé de Niaq micmac à Cop Mic Mac. C’était une demande d’Olivier, de Bamboo. Moi, je ne m’étais pas posé la question.

Par sûreté, par peur du bad buzz ?

Pas par peur du bad buzz. Il y a des précautions qui sont prises en amont en se disant « les libraires vont peut-être eux prendre la précaution de pas froisser le lecteur ». On se retrouve avec toute une chaîne d’avancement de censure, parce que c’est une forme de censure. Mais là, le changement était mineur. L’intérieur n’a pas bougé, est toujours relativement offensant pour les pauvres personnes qui se sentiraient offensées, mais vraiment, il n’y a pas de quoi.

Si on lit l’album, on comprend que ce n’est pas du tout le but.

Yann, mon père et moi, sur les minorités, on est très très clairs !

Donc les seuls changements, c’est le titre en question et la couverture modernisée ? L’intérieur, c’est une réédition pure et simple, il n’y a pas de changement ?

Si, sur chaque album, on a des petites histoires, des strips, etc. qui sont ajoutés en fin d’album, sur 8-10 pages. Plein d’inédits. Il y a des bouts de scénario, du making-of. En fait, comme on est très cinéma sur la série Spoon & White, les albums, je les souhaitais comme des DVD avec la partie bonus. Si on souhaite s’arrêter à la page 46, on s’arrête à la page 46, mais il y a le façonnage qui est proposé.

Extrait du T5 © Bamboo 2024

Ce sont donc des rééditions augmentées, comme pour les intégrales !

C’est l’édition ultime ! (rires)

Est-ce que vous avez des lecteurs ou lectrices qui s’amusent à compiler toutes les références aux séries et aux films ?

Oui oui. Mais ils en ratent ! (rires)

J’ai dit que, personnellement, j’étais assez mauvais, j’ai cru reconnaître Gérard Hernandez dans le dernier, je ne sais pas si c’est lui…

Non. (rires) En fait, je ne fais pas des caricatures, je fais des évocations. Ça s’appelle des caricatures ratées. (rires)

Je me suis dit (rires) « mais pourquoi il met le mec de Scènes de ménages », bon c’est la voix du Grand Schtroumpf, c’est sympa… 

Ah oui, je vois ! Non, en fait on était parti de There Will Be Blood… C’est Daniel Day-Lewis en fait. (rires)

Il y a un petit air, quand même, on pourrait faire des montages. (rires) Après, c’est votre but, j’imagine, de parler à tout le monde. Si on ne reconnaît pas Daniel Day-Lewis, ce n’est pas grave.

On peut croire que c’est Gérard Hernandez, oui. (rires) Et puis ça peut donner des trucs intéressants pour chacun. C’est ça que j’aime bien, l’appropriation en tant que lecteur.

Et il y a donc eu cet album inédit, pour accompagner la réédition chez Bamboo.

Olivier était preneur d’un dixième.

Extrait du T4 © Bamboo 2023

Mais tu parlais tout à l’heure de l’avenir très incertain de la série…

On voulait continuer mais, en fait, le premier problème est que les libraires font « c’est de la réédition, on a plein de nouveautés à vendre », donc la mise en place est difficile, ça doit tourner autour des 1 000 exemplaires. De plus, comme ils sont sur des logiciels qui prennent des titres en fonction de ce qu’ils ont vendu du précédent, on savait que si on sortait une nouveauté, la mise en place serait compliquée à faire puisque la référence, ce serait 1 000 exemplaires ou peut-être 2 000, je ne sais pas. Ce n’est pas viable, ni pour l’éditeur, ni pour nous. On souhaite un peu plus de lecteurs parce que travailler dessus c’est un an d’existence et il ne m’en reste pas tant que ça. (rires)

Est-ce qu’il n’y aura pas un effet une fois que tout sera réédité ?

C’est mon espoir si jamais, par hasard, ça fonctionnait. Là, on a le tome 6 qui ressort au mois d’avril et les numéros 7 et 8 mois de juillet. Ça va être une très jolie collection. Moi, je suis ravi. Même si ça s’arrête là, c’est bien. Je peux faire un pas de côté, regarder et me dire « oh, je ne suis pas mort avant la fin du truc, c’est cool ». (rires) Mais si ça fonctionne, je serai ravi d’en refaire.

Il faut bien réussir à le vendre en tant qu’édition augmentée puisqu’il y a effectivement des bonus. Ce n’est pas une simple réédition. 

Et il y a un vrai travail. Sur le tome 2, on a refait les couleurs.

C’est complètement autre chose ! Est-ce que c’est plaisant de se replonger dans le but de la réédition, de faire une nouvelle couverture ?

Moi, ce sont des personnages que j’ai toujours bien aimés.

Réédition du T2 © Bamboo 2023

Retravailler, moderniser la couverture, ça doit être intéressant, ce que tu disais tout à l’heure…

Tout le design a vachement évolué. On a réfléchi avec Bruno Boileau, qui est à la maquette chez Bamboo, à avoir quelque chose de très distinctif et en même temps moderne. Un choix conscient des typos. Ça a été un très chouette boulot pour avoir une belle collection. Moi, j’étais un peu conscient que c’était le dernier éditeur chez qui je souhaitais être. Là-dessus, il joue le jeu à fond. Il fait l’ensemble des rééditions alors qu’il aurait pu arrêter vu que ce n’est pas un succès éditorial. Là-dessus, Bamboo est beaucoup plus sérieux que ce qui se pratiquait dans les années 1990, où les éditeurs coupaient les séries, merci au revoir, et où tout le monde se retrouvait avec des tomes 1 et 2. (rires)

C’est déjà un moindre mal que ça aille au bout. En espérant quand même que l’issue sera heureuse…

Oui, on verra s’il y a un dixième. Moi, la porte n’est pas fermée. Si quelqu’un veut en acheter 100 000 d’un coup… (rires)

J’échangeais récemment avec une amie qui travaille en médiathèque, elle me demandait à partir de quel âge on peut conseiller cette série. Qu’est-ce que vous diriez vous-même ? Plutôt ado, quand même ? Il y a quand même les filles à la poitrine…

Je crois qu’il ne faut pas se mentir, à 10 ans ils ont vu plus de porno que ça…

Oui. Et dans Le Petit Spirou, il y a des jolies filles aussi. (rires)

Moi, je dirais aux alentours de 10 ans. En-dessous, il faut accompagner encore la lecture. 10 ans, un petit peu accompagné avec les parents qui ont lu en amont le livre pour pouvoir en parler. Et très clairement, à 12 ans, ça passe.

Réédition du T6 © Bamboo 2024

Pour la réédition, c’était prévu ce rythme de deux albums par an ?

On était à trois par an, au premier semestre, janvier, avril et juillet.

Et ça a un tout petit peu bougé ?

Non, c’est resté comme ça. Sauf que cette année, on en sort quatre.

Pour finir.

Oui, sinon c’était idiot de ne pas avoir l’ensemble de la collection, d’attendre encore six mois… L’idée était d’essayer de réhabituer les gens au visuel Spoon, en librairie. À avoir tous les trois mois le visuel qui revient. Quand ils sont rangés sur la tranche, ça n’aide pas. Ce qui est logique, aussi.

Celui-ci (le neuvième) a été tiré à combien ?

Il a été tiré… je calcule… aux alentours de 15 000, je pense. Je crois qu’il en reste un certain nombre à Olivier. (rires) Mais j’aime bien : les lecteurs sont rigolos parce qu’on sent que, pour eux, ça fait partie des petites BD un peu cultes, des trésors cachés. C’est déjà un joli petit statut, dans le monde de la BD.

C’est sûr. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas lu par des millions de personnes que c’est grave. D’autant que maintenant, tu es sur Les Profs aussi. 

Oui.

J’imagine que ça te permet de mieux gagner ta vie.

Oui, c’est ce qui permet de faire du Spoon ou de faire d’autres trucs à côté.

 © Bamboo 2016

Tu es arrivé au tome 18. Et un peu avant, tu y avais participé.

Oui. Je faisais des encrages sur le tome 17 et Pica m’a proposé de reprendre à ce moment-là.

Comment ça s’est passé ? Comment tu es arrivé sur cette série et comment tu t’y es préparé ?

Tu veux l’histoire en vrai ? (rires)

L’histoire publiable. (rires)

Pierre Tranchand m’a appelé à un moment où moi j’avais décidé d’arrêter la BD. Il m’a appelé pour prendre des nouvelles de la santé de mon père, parce qu’il savait qu’il devait se faire opérer à cœur ouvert. Et Pierre me demande « Et toi, tu fais quoi en ce moment ? » C’est quelqu’un de très très gentil, très prévenant. Et je lui dis « Bah rien, là, Gastoon s’est mal terminé… ». Au rachat de Dupuis, ils ont été des chiens, ça a été dégueulasse. Je me suis retrouvé avec rien pour bouffer pendant trois mois. Avec les gamins, c’était vraiment la misère noire. Tu es obligé de revendre tout ce que t’as. C’est pour ça que je garde une dent contre Serge Honorez. La façon de faire a été très violente, d’autant plus que les commentaires des collègues avaient été très rudes à l’égard de la série, sans connaître les conditions de réalisation des albums et pourquoi on y allait. Donc tout ça te met un petit peu dans un état de besoin de retrait et je dis à Pierre : « J’arrête la BD, je vais faire d’autres choses ». Et il me dit « Ah bah c’est dommage, j’ai peut-être un truc pour toi. » Il venait de se séparer de Mauricet sur Les Profs

Qui l’assistait à ce moment-là…

Mauricet faisait les encrages à partir du moment où Pierre a eu son AVC. Donc ils venaient de se séparer, Mauricet était parti faire du comics, je crois. Il me dit « c’est pas un boulot… » et moi je lui réponds « j’ai toujours rêvé d’être assistant ». J’avais été ravi, par exemple, de faire deux jours d’assistanat chez Tome et Janry. J’en garde un souvenir merveilleux, d’avoir pu les observer… c’était vraiment bien. Donc je dis à Pierre : « tu es un dessinateur qui a compté dans ma formation, dans l’amour que j’ai de ce média-là, vas-y, je suis partant. » Et, en fait, le rythme de publication était trop fort pour Pierre, il sortait de l’AVC quand même, c’était assez frais. C’était trop conséquent pour lui et ça le stressait.

Extrait du T18 © Bamboo 2016

C’est un album par an, c’est ça ?

C’est minimum un par an. Pierre est un énorme bosseur, mais là, ça le stressait, ce n’était pas bon. Il m’a proposé de reprendre la série. Pendant toute la réalisation, ou quasi, du 17, je lui ai dit « mais non, garde-le, c’est ta série, c’est important ». Parce que, pour lui, c’était son premier succès, après des années de galère. À un moment, j’ai fait une réunion familiale, j’ai vu que j’avais un « level up » papa aussi parce que les gamins étaient fans des Profs et que l’équipe était géniale, que ce soit Gilles, Olivier, Pierre, et Ronan maintenant qui s’est ajouté. J’ai repris au 18.

Le scénario arrive clé en main ? Tu n’as plus qu’à dessiner ?

Oui oui. De temps en temps, je donne deux ou trois pistes. Là, sur celui que je viens de terminer, j’avais demandé à Gilles et Sti de mettre les AESH. Il faut commencer à les intégrer parce que c’est vrai qu’on a du mal encore à moderniser la visibilité du handicap. Il y a plein de petits domaines comme ça. Être moins « blanc blanc », c’est aussi une vraie question qui se pose. À la fin de l’album, je fais « ah merde, on n’est pas encore équilibrés ». Tu fais « oui mais c’est un truc de province éventuellement ».

Ces réflexions-là, tu les as amenées sur la table ?

Oui. Je sais que Pierre mettait de temps en temps des élèves… on a Mina qui est noire, on a quelques profs comme ça. On essaie d’enrichir avec la réalité. C’est le problème d’une BD qui se répète et qui est sur des bases d’il y a 20 ans. Il y a 20 ans, la représentation n’était pas la même, la démographie n’était pas la même non plus. L’idée est donc d’être fidèle à la BD mais en même temps essayer d’être actuel.

Est-ce que l’arrivée de Sti a changé quelque chose au scénario ?

Il est arrivé au 21-22 et je suis incapable de te dire parce qu’il s’est tellement bien coulé dans le moule… ça a été très fort. Il a apporté du sang neuf, un œil extérieur. Il a tranquillement listé les matières où on n’avait pas de prof : la SVT, l’informatique… Des petits points comme ça.

Extrait du T26 © Bamboo 2023

Et graphiquement ? Est-ce que tu sens que ça évolue ? Entre le 18 et maintenant. Est-ce que tu te permets des choses que tu ne te permettais pas ? 

Oui, complètement. Je suis revenu vers mon dessin parce que, pour moi, les bonnes reprises, c’est Les Tuniques Bleues ou Soda, quand le dessin est dans une forme d’imitation, même si c’est une imitation hybride des personnages, qui appartiennent aux lecteurs aussi quand tu as une certaine notoriété. Et petit à petit, revenir à un dessin plus naturel… je commence à me sentir à l’aise alors que j’ai fini mon dixième album.

C’est ce que Janry m’avait dit au sujet de Spirou et Fantasio. Il avait commencé à se sentir à l’aise avec Spirou à New York, je crois. Et les idées de couvertures ? Les deux dernières sont très marquantes et efficaces, c’est ce que tu disais pour Spoon.

Oui, je commence à comprendre un peu mieux comment fonctionne une couverture.

C’est collectif ou c’est ton boulot ?

On en discute. Il y a une grosse confiance. Généralement, quand on nous demande la couverture, Gilles et Sti m’envoient quelques crobars en disant « de toutes façons, on compte sur toi pour trouver le truc ». (rires) Après, moi, je fais plein de petits crobars de proposition. La direction prend ce qui est le plus cohérent par rapport à l’album. Là, le « WE WANT YOU FOR ARMY » qui est détourné, ça vient de moi. Le fait de simplifier les couvertures, c’était une envie de Gilles. Moi, les couvertures de Lucky Luke m’ont toujours marqué par leur efficacité. Il y a très peu de choses et, en même temps, tout est là, tout est dit. C’est bien d’essayer d’alterner. Il y avait quand même cette tradition d’avoir une illustration assez riche. Maintenant qu’il y a trop de bouquins qui sortent, je pense qu’il faut réussir à marquer les esprits.

T25 et 26 © Bamboo 2022 et 2023

Sur Carte scolaire aussi, elle est vachement efficace.

L’idée est de faire du ludique. Avoir un dessin assez surprenant pour la personne qui passe. D’où le côté carte scolaire, qui ne fonctionne que si tu as le titre. C’est devenu un petit jeu, c’est vachement intéressant mais ça prend beaucoup de temps. Moi, les couvertures, ça peut m’occuper trois semaines, un mois. Donc je râle régulièrement quand il y a des best-of des Profs : « ça va me bloquer, au niveau de la réflexion, au niveau de la maturation, pendant tout ce temps ». Alors que tu es sec sur le reste du boulot.

Et Pica fait toujours Les Profs refont l’histoire, c’est ça ?

Oui.

Il peut se permettre de prendre plus le temps, j’imagine.

J’avais demandé à Pierre s’il voulait reprendre le dessin de la série-mère parce que c’est totalement légitime. Moi, aucun souci, le jour où il me dit « j’y retourne »… mais non, il n’y tient pas. Mais il est content d’avoir encore le pied dedans. C’est sa série et celle de Gilles. Ce sont eux les créateurs, eux qui en ont fait un succès, avec Olivier qui a très très bien accompagné. Ça lui fait plaisir, il fait partie de ces auteurs à l’ancienne qui ne s’arrêtent jamais. (rires) J’ai un peu de mal à comprendre ça.

Tu prendras ta retraite, tu feras autre chose ?

L’année prochaine. (rires) Je suis contemplatif donc…

Tu es encore pour un moment sur Les Profs.

Oui, a priori. Le fait d’avoir une responsabilité par rapport à l’éditeur, par rapport aux collègues auteurs de la boîte… c’est un ensemble de responsabilités financières et de vitrine également. La question ne se pose pas. C’est une chance d’avoir une série qui fonctionne. Moi, ça me permet de vivre correctement sur une année. Avec Spoon, ce ne serait pas le cas.

Extrait du T4 © Bamboo 2023

J’imagine que tu ne t’ennuies pas au boulot, c’est quand même un plaisir, même si ce n’est pas comme pour Spoon où c’était vraiment ta série. 

Ce n’est pas aussi personnel donc tu es dans des arrangements avec toi-même. Mais après, le boulot est plaisant. Que ce soit l’éditeur, les scénaristes, je crois que tout le monde est content du travail.

Dernière question : je ne peux pas m’empêcher de demander à l’auteur de Gastoon ce qu’il pense de la reprise de Gaston par Delaf, et des réactions.

Je peux te parler des réactions. Je n’ai pas lu l’album, je l’ai acheté pour mon fils. Moi, je ne lis pas les reprises. J’avais lu un Astérix de Didier Conrad. Là, il faut que je lise le dernier, il me l’a gentiment envoyé donc je vais le lire. (rires) Mais je ne lis pas les reprises. Ce qui est amusant étant donné…

Que tu as fait Gastoon. Mais ce n’est pas un copié-collé, entre guillemets. C’est une réinterprétation.

Après je peux te parler de façon générale des reprises, je trouve ça bien que les séries soient reprises et qu’il y ait une reprise de Gaston parce que ça permet de refaire vivre le fonds. Et c’est important de faire des ponts. Moi, je suis resté dans ce style aussi parce qu’on trouve des ponts avec des trucs plus anciens, des Tillieux, des Gil Jourdan, ça permet de garder ce graphisme encore un petit peu actuel.

Ça a cet intérêt-là.

Oui, ça a cet intérêt-là. Ça n’enlève pas le travail de Franquin. Je ne pense pas non plus que ça l’abîme. De ce que j’ai entendu, c’est bien fait. J’ai trouvé dégueulasse le fait que Delaf soit mis dans la sauce pendant un temps. Les réactions de jalousie de la profession, ce sont des problèmes d’ego d’auteur. Tant pis pour eux, tant mieux pour Delaf. Les gens de chez Dupuis, les auteurs de chez Dupuis vont en profiter, par ping-pong. Il fait du bien à la profession. Ça m’a l’air d’être bien fait.

Gastoon © Marsu Productions 2011

On te l’aurait proposé, tu l’aurais fait ?

Non. Gastoon, je l’avais refusé. J’avais refusé 5-6 ans avant. Yann – c’est toujours Yann qui est dans les bons coups – est un entremetteur de première. J’y suis allé parce qu’il m’a dit « de toute façon, ça va se faire ». C’était comme limiter la casse. J’avais un grand amour pour le travail de Franquin. Pour l’avoir croisé trois fois, ce sont des gros souvenirs, très importants pour un dessinateur. J’avais envie d’essayer d’en prendre soin, que ça n’abîme pas trop Gaston, que ça n’abîme pas ce truc-là. D’essayer d’être sincère dans la démarche et de faire circuler un peu d’émotion, même maladroitement. Après, le problème était l’éditorial qui coupait dans le scénario, c’était épouvantable. Un jour, je raconterai l’aventure éditoriale. Du côté de l’éditeur, c’est très inélégant de ne pas avoir tenu au courant Isabelle Franquin si c’est le cas, de ne pas avoir été clairs avec Delaf s’ils n’ont pas été clairs. À mon avis, ils en sont totalement capables. J’ai la sensation, mais je peux totalement me tromper, que Honorez a été débarqué de chez Dupuis de façon à pouvoir faire le Gaston parce que c’était quand même toute la bande de copains d’Isabelle Franquin avec Jannin, etc., qui pouvait mettre des freins à cette aventure éditoriale. Je pense que l’éjection (rires) a permis ceci. C’est l’interprétation que j’en ai, qui peut être totalement erronée.

Bien, je crois qu’on a fait le tour. (rires)

Je t’ai répondu, hein ! (rires)

Oui, et merci beaucoup de m’avoir consacré tout ce temps. Bonne continuation.

Propos recueillis par Nicolas Raduget.

Interview réalisée le 28 janvier 2024.

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Description de l'auteur

Nicolas Raduget

Département : Indre-et-Loire / Séries préférées : Tintin, Spirou et Fantasio, Johan et Pirlouit, Blake et Mortimer… / Auteurs préférés : Hergé, Peyo, Franquin, Tome & Janry… / J’aime aussi : écouter de la musique, boire, manger, et parfois tout en même temps…

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