Nous avons adoré Bunkerville et, après avoir échangé quelques mots durant une séance de dédicace lors du festival international de la bande dessinée d’Angoulême avec Pascal Chind où il nous a parlé de son idée de label Fabrication Humaine, il nous a paru sympathique mais aussi important et nécessaire de l’interviewer pour en apprendre plus. Après avoir parlé de la genèse de son premier album paru aux éditions Ankama, c’est tout naturellement et avec beaucoup d’enthousiasme que Pascal nous a expliqué ce qu’était ce label.
Bonjour Pascal, est-ce que tu peux nous parler des origines de Bunkerville ? Il devait s’agir d’un film, c’est bien ça?
Tout à fait, ça devait être un long métrage en images réelles, en live action. A l’époque, j’avais écrit une histoire que j’ai présentée à Benjamin Legrand. Je lui ai proposé d’écrire avec moi le traitement pour le cinéma qui est, pour résumer, un scénario sans les dialogues. Et puis très vite, dans l’aventure, nous a rejoints François Schuiten comme directeur artistique. Je faisais beaucoup d’allers-retours à Bruxelles où habitait François à l’époque, il dessinait des concepts, on réfléchissait, on discutait, on se baladait avec Jim, son chien, à qui il a consacré un magnifique livre que je vous invite à lire. Mais en fait, on a fini par se rendre compte que l’entreprise était tellement gigantesque qu’on allait de toute façon frapper un mur. C’est un film de studio hollywoodien. François et Benjamin sont des gens solides dans le milieu de la création mais ce n’était pas suffisant. Bien des années plus tard, pendant le Covid, immobilisé comme tout le monde à la maison, je me suis dit que ce serait peut-être l’opportunité de ressortir ce projet et d’enfin raconter mon histoire en l’adaptant à la bande dessinée.
Comment s’est passé la rencontre avec Vincenzo Balzano ? Pourquoi lui comme dessinateur ? Est ce que c’est Ankama qui te l’a proposé ?
J’ai proposé mon projet à Ankama et Charlotte Raimond, mon éditrice actuelle, a beaucoup aimé et a eu l’envie de le faire avec moi. Elle m’a proposé de regarder le travail de Vincenzo qui était en train de terminer sa précédente BD, Adlivun. Elle m’a envoyé quelques planches, plus le précédent, Clinton Road, qui allait me donner une bonne idée de l’étendue de son talent. Effectivement, quand j’ai vu son travail, son univers très marqué, sombre, éthéré, onirique, tout ça correspondait parfaitement à l’histoire de Bunkerville. L’équation était parfaite. Elle n’aurait pas pu tomber mieux. Donc évidemment, j’ai tout de suite abondé dans son sens, elle a présenté à Vincenzo le scénario et il a accepté le livre avec beaucoup d’enthousiasme.
Ce n’est pas vraiment étonnant, c’est un thème qui lui correspond bien. Et comment vous avez travaillé ensemble? Vous avez pu vous voir ou vous avez échangé à distance uniquement?
On a commencé à travailler ensemble en échangeant un peu par visio, pour discuter. Je lui a envoyé beaucoup de références en lui disant d’en faire ce qu’il voulait, ça lui permettait juste de savoir comment je voyais les choses dans ma tête. Ceci dit, c’était important pour moi de lui faire comprendre que je ne tenais pas à ce qu’il fasse en fonction de ce que je lui avais envoyé mais qu’il s’exprime librement. Et là, je lui ai donné tout l’espace, j’ai insisté, je lui ai dit, je lui ai répété de faire ce qu’il voulait, qu’il se sente à l’aise. On a juste une colonne vertébrale quand même importante, qui est le texte, l’histoire, la narration. Je n’allais pas me priver de tout son talent et de son univers en l’enfermant dans un truc qui ne correspondait peut-être pas à ce qu’il voulait faire. Et donc on a au début commencé à travailler avec des storyboards, mais très vite il a pris une vitesse de croisière, il a commencé à produire des dessins, il me les envoyait comme ça de temps à autre. Donc là où c’était peut-être plus compliqué, c’est que, comme son univers est très particulier, moi je suis aussi soucieux, garant de la continuité narrative et de la fluidité. Et j’ajoutais des petites touches d’humour par ci par là. Donc j’avais l’impression d’une certaine manière de faire un montage. Vous savez comme on tourne un film, après on fait le montage. Eh bien là, on avait des dessins à partir d’un scénario et après hop, on adapte le scénario une deuxième fois, on enlève des bulles, on en rajoute… Parce qu’à part calibrer ses couleurs et ajouter parfois des éclairages, tout est fait à la main. Mais il ajoute les bulles sur des layers de Photoshop, ce qui me permet d’en faire ce que je veux, enlever, rajouter, grossir…
Tu parlais tout à l’heure des références envoyées à Vincenzo. Aussi bien l’histoire que les dessins font énormément pensé à Terry Gilliam ! Est-ce que cela faisait partie de ces références ? Est-ce que c’est quelque chose qu’il a pris dans ce que tu lui as envoyé ? Et est-ce qu’il y a des références que tu as envoyées et qu’il n’a pas du tout utilisées ?
Vincenzo est un peu dans son monde donc on n’a pas trop discuté de cet aspect-là. Je pense qu’il a du effectivement rebondir sur Jules Verne. Il a dû rebondir sur Albert Robida, sur Gilliam, il a du rebondir sur plein de choses, des gravures de l’époque, des photographies anciennes… Parce qu’évidemment Terry Gilliam, oui, ça m’habite parce que c’est une des plus fortes influences pour moi. Je suis très très inspiré, notamment, par Brazil. Si vous regardez mes films, on le sent. Si je devais ajouter une étiquette dans mon travail au cinéma, c’est probablement celle de dieselpunk. Il y a le steampunk, moi je suis plutôt dieselpunk qui correspond plus à l’identité de Brazil. Donc oui, je pense que ça tombait sous le sens d’utiliser ces références-là.
Est-ce que tu sais combien de temps cela t’a pris pour faire ce scénario pour la bande dessinée? Il y a eu le scénario pour le cinéma, mais celui-ci a du être adapté pour correspondre à la bande dessinée, non?
Oui, effectivement. J’ai adapté l’histoire en scénario BD en partant du traitement cinématographique. Ça m’a pris quelques mois. Difficile à dire. Je dirais peut-être deux ou trois mois. Peut-être un peu plus maintenant. Pour le travail de fond, de dessin, de retouche et tout ça, je pense qu’on se situe entre douze, treize, quatorze mois, dans ces eaux-là.
Bunkerville est ta première bande dessinée. Est-ce que tu envisages d’en faire d’autres ?
Bien sûr que oui !
C’est un exercice qui t’a plu ?
J’ai adoré. A partir du moment où on est dans la création, on a envie de raconter des histoires. S’il faut que je dessine sur une table pour raconter mes histoires, ça va me faire kiffer aussi de dessiner sur une table. Alors j’ai plein d’idées. J’ai des valises d’idées, que ce soit au cinéma ou en BD ou ailleurs. Je suis en train de travailler sur l’histoire des naufragés de la Méduse, sur la partie radeau qui a duré treize jours, le radeau sur lequel sont montées 150 personnes et il y a à peu près une dizaine de personnes qui ont survécu. Il y a eu des combats physiques, des suicides, de l’anthropophagie, c’est très psychologique. C’est aussi très onirique parce qu’il n’y avait que du vin et à petite dose. Et ils se tapaient un soleil de plomb dans la journée, la nuit, les deux premières nuits, on a des terribles orages, des tempêtes. Donc oui, ça c’est un des projets sur lesquels je suis et qui m’intéresse énormément. Après, j’ai aussi un projet de cinéma, un long métrage que je suis en train de fignoler, on est en pré-production. Il y a beaucoup de projets, beaucoup de choses que j’ai envie de faire en BD, beaucoup de choses que j’ai envie d’explorer.
Les projets que tu imagines faire en BD sont des choses que tu ne peux pas faire au cinéma ?
Non, ce sont des projets prévus pour la vidéo. Le projet des naufragés, c’est impossible à faire au cinéma ou alors ça va coûter 250 millions.
Comme ça a été le cas pour Bunkerville, en fait….
Exactement. Donc autant d’entrée de jeu ne pas perdre de temps. J’aimerais beaucoup travailler aussi avec un artiste, parce que là, pour le prochain projet, ça ne sera pas avec Vincenzo, qui est déjà sur un nouveau projet. Donc je cherche mais ça va être dur de trouver un artiste qui a une approche très artistique, chaque planche de Vincenzo est une petite œuvre d’art, c’est un petit tableau. Mais j’ai envie de continuer là-dedans, j’ai envie de collaborer avec un artiste qui soit capable de nous provoquer des émotions. Parce que ce sera très atmosphérique.
Maintenant on va parler d’un autre sujet, Fabrication humaine. Est-ce que tu peux nous expliquer ce que c’est ?
Fabrication humaine, c’est un label. C’est une initiative personnelle déjà, une initiative citoyenne. Moi, en tant que consommateur de biens culturels, je crains que l’évolution exponentielle et très rapide de l’intelligence artificielle fasse qu’on soit inondé de productions culturelles d’intelligence artificielle et qu’on ne puisse pas faire la différence entre ça et une création humaine. C’est pour moi fondamental qu’on sache à quoi s’en tenir lorsqu’on lit, qu’on écoute, regarde un film… Le premier geste, la première marche que j’ai trouvé à gravir, c’était celle du label qui me permettait d’une certaine manière de dire ce livre, qui me permet de dire que ça n’a pas été ni dessiné ni écrit par une intelligence artificielle. Évidemment, ça fait très science-fiction, on peut trouver ça rigolo, mais je vous jure que personne ne trouve ça amusant. Aujourd’hui, j’ai fait le tour de tout le monde à Angoulême. Hier je discutais avec Alain David, qui est éditeur chez Futuropolis, qui m’a dit “on est en train de se faire bouffer”. Personne ne s’en rend compte mais c’est en train d’arriver à une vitesse monstrueuse. Si on ne fait pas quelque chose, si on ne prend pas acte du danger que ça représente, on va se faire niquer.
La semaine dernière je crois, un très grand prix a été donné au Japon et la jeune femme a expliqué qu’il y avait 5% de son roman qui provenait de ChatGpt. C’est là où on se rend compte de l’ampleur que ça prend déjà…
La chance qu’on a avec cette dame, c’est qu’elle a osé le dire. Elle aurait pu le cacher. Et puis là c’est 5%, mais 20%, 50%, 100%, c’est pour quand ? Amazon, l’année dernière, a bloqué à peu près 200 ou 300 000 bouquins en autoédition parce qu’ils ont été écrits par l’intelligence artificielle. Ceci dit, mon approche n’est pas de critiquer ou de condamner l’intelligence artificielle que je trouve extraordinaire, c’est un progrès monumental. La seule chose que je dis, c’est que si on ne réfléchit pas à comment adapter la société de demain à l’arrivée de l’intelligence artificielle, on n’évoluera pas avec elle de manière harmonieuse mais on va la subir.
L’idée de ton label est de pouvoir le mettre dans les albums pour que les lecteurs soient au courant et puissent se dire “ce que j’achète là, je sais que c’est fait par un être humain” ?
Exactement. On fédère tout un paquet de gens, on est en train de préparer un dossier qu’on va présenter au ministère de la Culture bientôt, et on va leur offrir ce projet qu’on espère qu’ils vont reprendre, développer et proposer aux différentes entreprises culturelles, aux différentes industries culturelles, pour créer un effet plus fort et aussi pour que les gens prennent conscience de l’importance qu’il y a aujourd’hui à savoir et aussi à demander et exiger de consommer du bien culturel humain.
Ankama a été ok pour mettre le label sur Bunkerville ?
Oui, il n’y a pas eu de souci. D’ailleurs, mon éditrice est derrière moi, elle m’appuie dans cette démarche. Maintenant reste à voir. Il faut que j’en parle avec le patron d’Ankama, parce que j’aimerais bien qu’on puisse faire ça en famille, que tout le monde suive. Pour l’instant, il n’y a rien de sûr, mais j’ai beaucoup de mes copains auteurs d’Ankama qui me disent “moi je le veux dans mon livre”.
Ah oui ?
Oui. Petit à Petit, une petite maison d’édition mais qui n’est pas anodine non plus, est intéressée aussi. Donc il y a un mouvement qui se met en place. J’aimerais qu’on puisse avancer très vite et que ce soit même exponentiel. Et peut-être, pourquoi pas, créer un événement l’année prochaine à la prochaine édition du festival…
Pour le présenter ? Y compris aux lecteurs ?
Exactement. Il faut une espèce de truc vertueux comme ça, où tous les auteurs et lecteurs partagent ensemble et avancent sur ces questions-là.
Le logo de Fabrication Humaine, c’est l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci. Dès le départ, tu as pensé à ce logo ?
Oui, je me suis dit que ça faisait sens, c’était naturel pour moi. C’est l’Homme parfait, c’est l’être humain. Ça a été dessiné par un être humain qu’on connaît bien et qui représente aussi pour moi la création, la création pure, la vraie création. Bon, il ne faut pas se leurrer, la création pure de l’être humain, ça ne se fera pas, ça ne se fera jamais maintenant. Dans tous les outils qu’on utilise, il y a de l’intelligence artificielle. Donc moi, ce que je défends, c’est l’idée d’expliquer au lecteur ou à l’auditeur, de tous les milieux de création, que l’œuvre n’a pas été créée par un algorithme. Elle a été créée par un artiste qui a pu éventuellement se servir d’outils.
Merci beaucoup Pascal pour cet échange des plus intéressants !
Propos recueillis par Laëtitia Lassalle
Interview réalisée le 27 janvier 2024
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