
Depuis quelques années, Bernard Khattou multiplie des projets aussi excitants que variés, passant d’un registre à l’autre avec la même aisance. De titres horrifiques (Sunlight, Bikini Atoll) à la biographie d’un as de l’aviation (L’Aéropostale), en passant par une participation à la saga Carthago Adventures, son association avec son camarade d’atelier Christophe Bec lui a permis de toucher à tout. Sa présence au festival Quai des Bulles nous a permis de revenir sur ces collaborations, sa manière de travailler et son prochain projet, avec une autre scénariste cette fois.
Bonjour Bernard ! Pour revenir à votre participation sur la saga Carthago, est-ce la connexion albigeoise qui vous y attiré ?
Oui, je crois que le Carthago était mon sixième bouquin avec Christophe Bec. On est proches, on partage le même atelier. Souvent, sur des nouveaux projets, il pense à d’autres dessinateurs pour les mener, mais il m’avait aussi moi, j’étais juste en face de lui. Ses dessinateurs, il va parfois les chercher loin, mais parfois il me dit « tu n’as pas de projet en ce moment, tu n’as rien à faire ? ». Et on se lance sur un truc.
Était-ce facile de se lancer sur une série déjà existante depuis plusieurs années ?
Déjà, ce n’était pas sur la série principale. Chacun a traité Carthago Adventures à sa façon, c’est un spin off et on n’est pas forcé de rester dans le style de la série-mère. Du coup, c’était au contraire le but de changer le graphisme, de ne pas avoir forcément le graphisme de la série. C’était aussi une volonté de Christophe et de Eric Henninot, puis des Humanoïdes Associés.
Et c’est un petit peu difficile, justement, d’essayer de suivre sans copier, avec son style ?
Non, parce que là, par exemple, cet album se passe en Amazonie avec des créatures qu’il n’y a pas eu ailleurs dans d’autres tomes. Et on approfondit Harry, qui est, lui, un personnage qui apparaît régulièrement mais pas à cet âge-là. Il apparaît plus jeune ou plus vieux. Mais du coup, il n’y a que le Centenaire qui n’apparaît qu’une fois, et Donovan. Donovan c’est Donovan, il faut se l’approprier, forcément. Mais non, ce n’est pas dur. Ce genre de projet, du moins le spin off, est vraiment fait pour prendre une partie de la série-mère et se l’approprier, en faire autre chose, et donner des clés à la série-mère par la même occasion.
Dans ce tome, on apprend justement beaucoup de choses, plus que dans les précédents qui étaient davantage des aventures indépendantes.
On ne va pas spoiler, mais oui, il y a toute une partie qui donne des clés pour vraiment comprendre la série. On peut très bien s’en passer et lire la série principale sans ces éléments, mais il reste des questionnements comme ça, en suspens. Grâce à cet album, on répond à des petites questions qui ne sont pas anodines, mais je suis sûr que les lecteurs assidus de la série-mère ont pu se poser des questions à certains moments comme « c’est assez bizarre, notamment la différence d’âge », des trucs comme ça, et en fait, là, ça y répond.
J’imagine que pour Christophe Bec, c’était sympa d’avoir une série dans laquelle ils pouvait faire des ellipses, des sauts dans le temps… et y revenir plus tard.
Oui, oui, ça a pris de l’ampleur. Il est parti quand même d’un projet déjà ambitieux, mais ça l’a dépassé après, c’est devenu encore plus ambitieux que ce qu’il espérait.
Justement, l’histoire principale est finie, mais la série continue. Finalement, cet album pourrait presque être la charnière, un lien entre les deux séries, ni la principale ni la dérivée mais un peu des deux à la fois.
C’est un bon point de vue. C’est un peu ça, c’est vrai. Comme David Lynch avait pu le faire avec Twin Peaks d’une certain façon. On revient sur certains moments ou certains personnages, on va éclaircir quelques points… Il a parlé de Kane, par exemple, qui apparaît très peu. Là on le voit plus, ça donne des liens. Je n’ai pas posé la question à Jean-David Morvan et à Christophe, pour savoir vraiment qui avait fait quoi, mais je pense que c’est un travail à quatre mains car c’est très dense en rebondissements et en explications.
Et donc, vous avez vu la série grandir et évoluer au sein de l’atelier?
Un petit peu. Mais quand je l’ai connu, c’était déjà bien avancé. Je pense qu’Ennio Bufi était déjà au travail sur la série. Ou c’était un peu avant. Je connaissais Christophe bien sûr, mais on n’était pas encore en atelier ensemble. Je voyais les tomes sortir, mais il ne me les montrait pas en direct.
Un tel projet vous intéressait ?
Oui. Je suis nostalgique… j’aime tout, j’aime aussi que les choses changent, mais j’aime les séries. Moi, ça me rappelle mon enfance quand on attendait le tome suivant avec impatience. Et en plus, c’est vrai que c’est un rythme qu’on connaît en France. En plus, Ennio travaille vite, du coup ça réduit un peu l’attente. Mais quand j’étais plus jeune, le rendez-vous était annuel pour certaines séries et là, c’est bien. Moi, j’aime bien. J’aime l’idée que les éditeurs prennent ce genre de pari et c’est bien de l’avoir fait. D’ailleurs je n’ai pas encore lu le nouveau tome, qui est ici en avant-première, mais je l’ai vu tout à l’heure, il a l’air énorme. J’attends de le lire, je ne peux pas en parler (rires). Il me semble que c’est une forme de suite mais je ne peux pas spoiler, donc je ne vais rien dire !
Est-ce que d’avoir travaillé sur Bikini Atoll vous avait déjà donné le goût des requins ? (rires)
C’est marrant, car justement il n’y a pas de requin dans celui-là ! Mais c’est vrai, quand Christophe m’a proposé Carthago Adventures, je m’étais dit que j’allais dessiner des trucs qui se passent dans l’eau, des décors aquatiques… mais je n’avais pas du tout réfléchi. C’est vrai qu’il n’y en a quasiment pas dans la série dérivée. Du coup, il y avait ces créatures à créer, à inventer. C’était bien. Puis le fait d’avoir parié sur cette longue route avec de la boue au beau milieu de l’Amazonie pendant des jours et des jours, il fallait rendre ça. C’est un voyage qui ne se termine jamais, qui est tellement compliqué. On se dit qu’avec leurs milliards, pourquoi passer par là… et en fait tout s’explique. Il y a toujours des raisons, le Centenaire est un être sordide même si on adore le détester. Mais là, on le découvre encore plus sordide, il n’a juste aucune limite. On le voit faire des choses qui ne sont même pas limites, qui sont inhumaines, tout en ayant pitié de lui au départ, ou en étant au moins empathique, à travers l’histoire avec les nazis puisque on le revoit pendant la deuxième guerre mondiale. C’est vrai que là, ça crée de l’empathie pour ce personnage, mais très vite il y a un switch où on se dit que non, c’est une ordure.
Bikini Atoll est un autre genre, où le divertissement est poussé à fond.
Oui, et j’ai aimé la façon dont Christophe arrivait quand même à faire passer des messages écologiques à travers la catastrophe qui fait qu’on ne peut toujours pas habiter sur cette île. Des personnes y font de la plongée, mais personne n’y habite, et du coup, il réussit quand même à faire passer des messages dans du genre alors que c’est compliqué de faire ça. Dans du genre normalement, c’est juste des ados qui vont se baigner et se font massacrer, il ne s’agit pas de faire réfléchir. Alors que là il le fait quand même, il ne peut pas s’en empêcher. C’est ce qu’il fait dans tous ses bouquins. En ayant travaillé avec lui, je l’ai vu faire. On n’a pas l’impression qu’il force, il fait ça naturellement. Il travaille beaucoup, c’est un gros bosseur. J’ai travaillé avec lui sur Mermoz pour L’Aéropostale – Des pilotes de légende, je l’ai vu compulser plein de livres, des vidéos… tout ça avant d’attaquer le scénario. Après, l’écriture lui prend moins de temps.
Vous avez même prolongé l’aventure avec une suite. Par plaisir du genre ?
Ben oui, oui. Et on aimerait en faire d’autres encore. Si on peut continuer, on le fera, Christophe a déjà plein d’idées. Et moi, ce format m’éclate. Même à la relecture. Des fois, je les reprends pour chercher quelque chose dedans et je me surprends à les lire alors que c’est moi qui ai dessiné ça. Ça me le fait rarement avec mes bouquins, donc c’est que ça fonctionne. Je trouve que ce format est super efficace pour ça, pour ce type de lecture.
Aviez-vous changé votre façon de travailler pour vous adapter au format, au noir et blanc ?
Oui, mes planches sont plus petites. Forcément, c’est plus petit parce que j’encre toujours de la même manière. Donc, sur du comics, ce sera plus petit, presque l’échelle équivalente. Pour l’efficacité, je reste proportionnel. La planche reste proportionnelle, sur le comics, je passe sur du A3, alors que sur du franco-belge, c’est du double A3. C’est quasiment la même proportion que pour l’impression. En ce moment, je travaille sur du franco-belge, donc je reprends ce format, mais après je commencerai un projet – dont je ne peux pas encore parler – et ça sera encore du comics. C’est marrant de passer de l’un à l’autre. C’est bien parce que l’un influence l’autre. En revenant sur du franco-belge, je vois que mon trait a changé, il est teinté de ce que je faisais sur les petits formats. C’est marrant de voir que l’un nourrit l’autre. Pour l’encrage, je travaille de la même façon. Pour le comics, c’est un grand nombre de pages et il faut que ce soit efficace, donc je fais un encrage qui est plus léger. Alors que pour le franco-belge, je vais plus dans le détail, je mets plus de détails. Quant au noir et blanc, c’est du niveau de gris, je le traite presque comme de la couleur. Je mets quand même quelques aplats, mais pas tant que ça. Je vois, pour le projet sur lequel je travaille actuellement, que j’ai descendu mon niveau de détail. Peut-être que ça va se retrouver au même niveau un jour, peu importe le format.
Après avoir commencé avec les Requins Marteaux, vous avez pris une toute autre direction. Était-ce un cheminement logique ou un choix ?
Non, ça s’est fait par opportunité, peut-être. Et puis par envie. Avec les Requins Marteaux, on s’auto-publiait, il fallait avoir des coûts d’impression bas et donc des formats différents. Après, j’ai pu signé chez d’autres éditeurs et les Requins Marteaux ont fait leur vie.
Peut-on parler de votre prochain projet, c’est donc du franco-belge ?
C’est du franco-belge, avec Nathalie Sergeef. Ce sera un polar, chez Glénat. Un polar australien, du moins ça se passe en Australie. Un genre de polar rural, où tout le monde veut le magot…
Dans l’outback ?
Exactement, ça se passe dans l’outback. Une des spécificités de cet album, c’est que se passe dans les mines d’or à ciel ouvert, avec des camions, des trucks, énormes, démesurés. Avec aussi deux héroïnes dont l’une est conductrice de camion. Au niveau du décor, c’est super chouette. C’est carrément n’importe quoi, avec ces mines en terrasse… faire quelque chose qui se passe là-dedans…. avec les rednecks, qui ont tous des pick-ups dégueulasses… il faut travailler ça et ça j’aime bien, cette ambiance très redneck.
Merci, rendez-vous sur ce prochain album !
Propos recueillis par Arnaud Gueury.
Interview réalisée le 30 octobre 2021.
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