
Tamia Baudouin © 2025 La Ribambulle
Adaptation par Théa Rojzman des articles d’Annick Cojean, qui lui valurent le prix Albert-Londres en 1996, Les Mémoires de la Shoah est une bande dessinée nécessaire pour remettre dans la lumière un travail réalisé pour le cinquantenaire de la libération des camps. C’est la jeune dessinatrice Tamia Baudouin qui a relevé le défi d’illustrer ce projet. Nous avons eu l’occasion d’en discuter avec elle à Angoulême.
Bonjour Tamia et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions.
Merci à vous.
Comment se retrouve-t-on à travailler sur un tel projet ? Si j’ai bien compris sa naissance, c’est Théa Rojzman qui a contacté Annick Cojean, c’est ça ?
Alors, la naissance, c’est Olivier Jalabert, Stéphane Marchetti et J.D. Morvan qui ont lancé cette collection de prix Albert-Londres (ndlr : au sein d’Aire Libre). Ils ont proposé à Théa de les rejoindre pour un texte qui n’était pas Les Mémoires de la Shoah mais elle n’a pas accroché et elle a demandé à voir le catalogue. Comme elle est elle-même concernée – des ascendantes dans sa famille ont été déportées dans les camps –, elle a lu les textes. Et elle était tellement emballée qu’elle y est allée au culot et a demandé à faire celui-là.
Et vous, comment êtes-vous arrivée là ?
C’est Théa qui est venue me chercher parce qu’elle trouvait que la tonalité de l’adaptation collait vraiment bien avec mon univers graphique, qui est un peu féminin, doux, et en même temps assez étrange. Comme le personnage principal est Annick, qui est super chaleureuse et vraiment tendre, ça faisait cohabiter quelque chose de doux et d’en même temps inquiétant avec ce sujet si grave. C’était le bon équilibre.
Est-ce que vous avez hésité à y aller ?
Ah non, pas du tout !
Parce que c’est un sujet assez difficile quand même.
Oui, mais je suis trop fière d’être sur ce projet. Moi-même, étant goy, je ne suis pas concernée… enfin si, je veux dire concernée dans le sens où on ne veut pas que ça se reproduise. Et je suis vraiment fière de faire partie de ce bouquin-là.
Comment ça s’est passé dans le déroulé ? Est-ce que vous avez été en relation tout du long avec Annick Cojean ou alors uniquement avec la scénariste ?
Alors moi j’étais en bout de chaîne, du coup j’ai surtout été en contact avec Théa et les éditeurs. Avec Annick, on a eu quelques échanges, mais elles ont surtout travaillé ensemble au début quand Théa faisait l’adaptation en scénario. Mais là, on s’est enfin rencontrées pour le lancement du livre, et elle est merveilleuse, Annick, elle est vraiment adorable !
Oui, c’était chouette de se rencontrer enfin, j’imagine.
Oui, tout à fait.
C’était évident dès le début qu’elle allait être le personnage principal ?
Ça, ce sont les choix d’adaptation de Théa. Mais oui, elle voulait que ce soit fidèle à la personnalité d’Annick qui est tellement solaire ; ça faisait du bien dans l’album parce que c’est quand même très dur. Ça balançait bien la tonalité d’avoir quelqu’un comme Annick qui est tellement pleine de tendresse pour les personnes qu’elle interviewe.
Du coup, ça apporte des petites respirations.
Tout à fait !
On n’est pas toujours dans l’émotion pure.
Je pense que c’est très bien joué parce que ça adoucit la lecture. Vraiment, c’était une bonne idée d’utiliser ça comme ça.
On rencontre aussi à un moment Albert Einstein, par exemple. Ça, c’est dans le scénario aussi, ou c’est vous qui avez apporté ça ?
Non, ça c’est Théa (rires). Théa a des idées super.
Vous vous êtes inspirée de la fameuse photo qu’on voit souvent, d’Einstein à la plage. La plupart du temps, pour les moments plus durs, vous utilisez des subterfuges pour suggérer des fois l’horreur, la rendre un peu plus abstraite.
Oui.
C’est un gros travail de réflexion de se dire « comment je vais représenter ça » ? Vous aviez des indications déjà très fortes ?
Moi, j’ai été fidèle aux idées de Théa. Mais après, ça a été un grand bonheur parce que la manière dont Théa pense les choses, je la trouve très logique. En tout cas, j’adore comme elle voit les choses et je n’ai pas eu de problème à rentrer dans son adaptation. Pour moi, ses choix étaient très naturels.
Donc le scénario était vraiment très précis ?
Oui, tout à fait. Tous les choix de métaphores au niveau des arbres, des bourgeons, des liens entre les descendants avec les arbres… Ça ne vient pas de moi, ça vient de Théa.
Hormis le fait que vous ayez eu à représenter Annick Cojean, est-ce que vous aviez de la documentation pour toutes les personnes qu’elle a rencontrées ? Est-ce qu’il a fallu composer parfois sur la base de souvenirs, ou inventer des têtes de témoins, des choses comme ça ?
Il y a des personnages pour lesquels des photos sont trouvables. C’est le cas pour les fils des descendants de nazis, notamment, là il y avait de la documentation. En revanche, pour les survivants, il y avait de la documentation mais je ne le savais pas. Du coup, j’ai inventé. J’ai essayé d’être la plus respectueuse possible et de faire quelque chose de plausible. Mais ce ne sont pas les vraies personnes.
D’accord. C’est intéressant d’avoir ces détails-là aussi.
Oui.
Et vous, personnellement, qu’est-ce qui vous a le plus marquée dans ce projet ?
Moi c’est l’histoire d’Abraham. Franchement, à chaque fois que je lis le témoignage, ça me fait pleurer. Je ne sais pas pourquoi celle-là en particulier. C’est un survivant qui raconte son histoire dans le premier chapitre. Il est avec son petit frère et ses parents sont partis de l’autre côté. Il l’envoie les rejoindre. Et il a cette culpabilité-là toute sa vie. Je ne sais pas, à chaque fois ça me… Même là… Enfin, c’est horrible.
Et ça m’amène sur une autre question. Je sais que Dominique Bertail, par exemple, m’a déjà dit qu’il n’avait éprouvé aucun plaisir à dessiner certaines planches. Est-ce que pour vous ça a été le cas aussi ? Parfois, on fait des cauchemars ?
Alors ce qui est bien c’est que… ce n’est pas qu’horrible, ce livre. Il y a quand même des très beaux passages où les gens arrivent à se parler. Les enfants de rescapés, les enfants de nazis… ils arrivent à se comprendre. Il y a des scènes d’humanité magnifiques dans ce bouquin. Et ça fait du bien de se dire que, malgré tout ça, on peut quand même continuer à essayer d’être ensemble.
Oui, le message est quand même positif, on essaie d’être un peu optimiste, de se dire qu’il faut dénoncer les choses et ne pas oublier. Mais ça ne doit pas être facile de dessiner certaines choses.
Clairement. Mais après, je voulais vraiment être respectueuse et fidèle à l’adaptation de Théa et aux articles d’Annick. C’était mon travail. Du coup j’ai fait mon possible pour aller dans ce sens-là.
Est-ce que vous aviez des références d’autrices ou d’auteurs qui avaient travaillé sur ce sujet ? Ou est-ce que vous êtes restée sur votre style à vous ?
Non, là-dessus j’avais quand même une vision assez claire de ce que je pouvais faire et de comment habiter le scénario. Et puis Théa me faisait entièrement confiance. Je me suis laissée toute la place d’interpréter ça graphiquement avec mon goût à moi.
D’accord. Ça vous est venu assez naturellement.
Oui, tout à fait. Surtout avec Théa qui est vraiment une scénariste géniale. C’était facile de trouver ma place graphiquement.
Et vous échangiez régulièrement entre vous ? Toutes les 2-3 planches ?
Oui, c’est ça, toutes les 2-3 planches. C’est exactement ça. J’envoyais des fournées de mails comme ça (rires). C’était une excellente expérience de travail. Toute l’équipe était géniale. Mes deux partenaires sont vraiment fabuleuses. J’ai vraiment appris. Même si c’était dur. Mais en même temps, c’est un livre qui a du sens. On est toutes fières de ce bouquin. C’était vraiment super, cette expérience !
Chez Dupuis, ils ont fait aussi Madeleine, Résistante avec J-D Morvan qui d’ailleurs a codirigé l’ouvrage. Ça consistait en quoi ? Il donnait quelques indications, quelques commentaires ?
Oui, tout à fait. J.-D. était très très carré au niveau de la cohérence historique pour qu’il n’y ait pas de problème. C’était compliqué parce que Théa partait des témoignages d’Annick et ces témoignages-là étaient des souvenirs. En plus, de personnes complètement traumatisés. C’étaient des souvenirs qui n’étaient pas forcément raccord avec ce qu’on sait aujourd’hui des camps. Je me rappelle qu’il y a eu des mails un peu tendus à ce moment-là parce que J.-D. nous disait « ce n’est pas la réalité historique » et Théa disait « ce n’est pas que ça ne m’intéresse pas, la réalité historique, mais mon matériel c’est le souvenir ». Du coup, il y avait cette tension : qu’est-ce qui est le plus important ? Comment respecter les deux en même temps ? Il y a eu ce genre de discussion dans les mails.
Et comment on tranche dans ces cas-là ?
C’est l’auteur qui tranche, on a essayé de faire au mieux.
C’est vrai que ça peut vite alourdir si on met une note en disant « ce souvenir déforme un peu la réalité ».
Oui. Malgré tout, c’est l’adaptation qui compte. C’est pour ça que Théa dit souvent que ce n’est pas une BD historique, c’est une BD qui parle du traumatisme.
C’est intéressant. En termes de couleurs, c’est vous qui les avez faites aussi ?
Oui, tout à fait.
Je ne sais pas si c’est le bon mot mais l’ambiance est un peu tamisée. J’ai l’impression que même les couleurs chaudes paraissent un peu froides.
Ah oui ?
Que c’est tout en retenue. Je pense que c’était l’objectif recherché de ne pas faire un truc trop pop ou flashy. Il y a un côté respect. Comment vous les avez imaginées, les couleurs ?
Ça dépendait des scènes. Dès qu’on se rapprochait du souvenir de la Shoah, au plus proche de la douleur des rescapés, j’ai utilisé pas mal de hachures pour accentuer le côté vraiment douloureux, et dès qu’on s’en éloigne, il y a moins de hachures. Au niveau de la gamme colorée, ça dépendait vraiment des ambiances mais j’ai travaillé avec un laps de temps assez serré. Autant, normalement, ça me prend beaucoup de temps la couleur, mais là je n’avais pas le temps et j’ai fait ça de manière très instinctive.
Il y avait des questions de délai pour l’anniversaire en 2025, j’imagine. L’album a été lancé aussi symboliquement au Mémorial de la Shoah.
Oui.
Est-ce que, comme les auteurs de Madeleine, vous allez participer à des événements historiques, comme les Rendez-vous de l’histoire par exemple ? Après vous dites que c’est plus du témoignage que de l’histoire mais je pense que ça peut intéresser les historiens, tous les gens qui s’intéressent à ça.
Moi, ça ne me concernera pas parce que je vis au Japon, du coup je suis là pour soutenir l’album, et après je serai moins présente. Je pense qu’Annick, c’est un livre qu’elle adore, issu de l’enquête la plus importante qu’elle ait jamais réalisée et elle souhaitera le défendre. Mais je ne peux pas parler pour elle.
C’est en tout cas, je pense, une BD d’utilité publique. Avec une fin qui est d’ailleurs assez pessimiste parce qu’il y a quand même le côté « ça peut recommencer ». D’où ce besoin de démocratiser les témoignages comme ça, les enquêtes… Et ça donne une deuxième vie aussi à son travail d’il y a 30 ans, dont les gens ne se rappelaient pas forcément.
En tout cas, les jeunes générations ne connaissaient pas. L’enjeu était vraiment de faire connaître ces témoignages-là aux nouveaux qui arrivent.
Merci beaucoup Tamia.
Merci à vous.
Propos recueillis par Nicolas Raduget le samedi 1er février 2025.
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