Gros coup de cœur de la rédaction de la Ribambulle, Morgane est un album somptueux qu’on ne vous conseillera jamais assez. Pour insister et vous donner envie de le découvrir, nous avons rencontré son jeune auteur à l’occasion du festival Quai des Bulles. Dans le cadre confortable de Saint-Malo, Stéphane Fert est revenu pour nous sur les coulisses de la création de sa première bande dessinée, de ses prémisses parfois complexes à l’avenir de son style graphique.
Bonjour Stéphane ! Y a-t-il eu une longue phase de création pour ce magnifique album ?
Ouais… je ne sais pas si je dois tout raconter. (rires) Bon, je peux aborder le fait que ça devait être publié chez Café Salé au départ, qui était un collectif avec qui je me suis un peu formé. Café Salé a coulé et j’ai repris le projet chez Delcourt avec Simon Kansara qui m’a aidé au scénario. Au départ j’étais tout seul. C’était vraiment un projet personnel. Et je sentais bien que sur une première BD il fallait que j’apprenne un petit peu tout. Autant sur le scénario que sur le découpage, j’avais tout à apprendre, et je ne voulais pas me planter, je ne voulais pas faire un bel objet un peu creux. Donc j’ai fait appel à Simon qui m’a aidé à structurer mes idées. Chez Delcourt, avec Grégoire Seguin, avec qui ça s’est super bien passé, on a pu faire tout ce qu’on voulait… même des scènes improbables, c’était cool ! Enfin, sur le papier pas tout, mais au fur et à mesure qu’il lisait les planches, c’est passé. Au départ, on n’avait pas prévu de mettre de l’humour par exemple. Et puis finalement on a commencé puisque ça s’est un peu imposé. C’était d’abord compliqué, on se disait que c’était un drame donc pas d’humour. Et puis finalement on s’est rendu compte qu’on pouvait mélanger, ça fait partie de la narration. C’était une façon d’être moins dans le dramatique.
On retrouve aussi une flopée de personnages franchement ridicules.
Oui, c’est une première BD, c’est un peu là qu’on découvre des choses qu’on ne soupçonne pas. Je me suis découvert un talent pour les personnages complètement stupides et les caricatures, un truc que je n’imaginais pas trop. Au départ, j’avais une vision très sérieuse, très heroic fantasy. Mais à force le naturel revient au galop et, quand tu aimes bien dessiner des choses bêtes, il faut le faire. En fait, il y a eu beaucoup d’impro sur la BD, c’est à dire qu’on est parti d’un schéma d’histoire, on a écrit les grandes lignes et après – comme on était colocataires avec Simon – on écrivait un peu toutes les semaines ce qui allait se passer. On l’a vécu un peu comme un feuilleton et j’aurais aimé que le public aussi puisse l’avoir 10 planches par 10 planches. Au bout de six mois, j’ai gribouillé des bêtises sur un carnet et je trouvais marrant que ce soit dans la BD.
Quand le projet était chez Café Salé, c’était encore très vague ?
C’était autre chose. Dans le principe, c’était la même chose : raconter la Table Ronde du point de vue de la fée Morgane. Mais moi j’avais prévu quelque chose en au moins deux tomes, beaucoup plus long, en faisant un premier tome sur l’enfance de Morgane qui se terminait par la destruction du château. Et c’était plus fantaisiste, plus fantastique. Et là, pour le faire en un tome, on a dû condenser énormément de choses, parfois un peu à regret parce qu’il y a énormément d’éléments et on a envie de tous les traiter. Mais il aurait fallu une série de 20 tomes et ce n’était pas possible. A la fin, on s’est dit que c’était bien aussi parce que des séries sur la Table Ronde il y en a énormément, à commencer par celle de David Chauvel, Arthur, que je trouve très très réussie, et très longue du coup. Donc c’est bien aussi pour des gens qui ne connaissent pas du tout d’avoir en 140 pages l’histoire de la Table Ronde. C’est à dire qu’il y a des gens qui pensent que c’est un détournement total mais non. Dans les grandes lignes, c’est ce qui se passe dans les romans canoniques. Ça surprend des gens qu’à la fin des chevaliers s’entre-tuent et que ça se finisse mal, mais à chaque fois j’essaye de rappeler que ça se finit comme ça à l’origine, dans un bain de sang et pas du tout dans un rayonnement de lumière « graalesque ». La version cinéma qui est très réussie et qui rend très bien ça, c’est Excalibur, qui a très bien compris ça. Mais c’est peut-être la seule. Il y a une comédie musicale en ce moment, je ne dirais rien là-dessus. (rires) Un autre film hollywoodien va sortir dans pas longtemps, je pense que ça sera très éloigné de Morgane.
Il faudra faire votre propre film !
Morgane au cinéma, c’est infaisable en France. Trop d’effets spéciaux. Mais oui, moi j’y crois. En film d’animation, ce serait encore mieux mais le problème est que l’animation pour adultes ça n’existe pas en France, pratiquement nulle part de toute façon. Mais quand j’ai eu cette idée-là, j’ai trouvé fou que personne n’y ait pensé avant moi. J’ai cherché sur Google, croyant que quelqu’un avait du y penser et non en fait. Je serais réalisateur, je me précipiterais là-dessus. Tu ne peux pas raconter la Table Ronde en 2016 comme à l’époque de Chrétien de Troyes au Moyen-Âge, sans tomber dans des clichés qui aujourd’hui ne veulent plus rien dire. Et moi je crois que l’héroïne 2016 de la Table Ronde c’est Morgane, pas Arthur. Parce que c’est elle qui incarne un idéal de rébellion et qui incarne des valeurs héroïques. Souvent les chevaliers ont tout, ils ont l’or, ils ont le pouvoir, pourquoi ils vont chercher le Graal ? Alors que Morgane n’a rien et elle se bat pour tout obtenir dans un monde injuste. Au Moyen-âge ce n’était pas vu comme ça, mais moi je l’ai vu comme ça.
L’histoire n’aurait donc jamais été faite comme ça il y a quelques années ?
Graphiquement, je ne sais pas. Non, je crois que j’aurais fait quelque chose de plus instinctif mais de moins construit, et j’aurais fait ça sur plusieurs tomes. Mais je crois que j’aurais fait un moins bon boulot parce que c’était vraiment une bonne idée de s’aider d’un co-scénariste. Je crois que pour débuter c’est une bonne chose. Ça m’a cadré. Et ça a été un gros stage en scénario, ça c’est génial. On avait tout le temps des discussions qui me permettaient de voir ce qui n’allait pas dans mes raisonnements. Sur une première BD, tout faire n’est pas conseillé en général, c’est dur, peu de gens y arrivent. Et je suis admiratif de ceux qui y arrivent.
Est-ce que Delcourt a accepté facilement le projet ?
Euh… non. (rires) Au niveau des ventes, ça ne se passe pas trop mal. On va faire une seconde édition mais pour moi c’est une surprise et je pense que c’est une surprise pour Delcourt. Parce que je me rends compte vraiment maintenant que c’est un album qui va à contre-courant, avec un dessin qui n’est pas BD et de l’heroic fantasy pour un public de roman graphique. Ces deux trucs font qu’effectivement ça n’a pas été tout de suite facile à vendre aux éditeurs. Tous faisaient des compliments sur le projet mais il y a eu un coup de cœur de Grégoire Seguin. Moi aussi je me demandais qui allait lire ça. Finalement il y a quand même des gens qui le lisent, ça va, ça ne se passe pas trop mal pour une première BD. C’est prétentieux mais, même pour un album de la collection Mirages, je crois que ce n’est pas un sujet de roman graphique. Pour beaucoup de gens, la Table Ronde c’est hollywoodien, c’est des trucs faciles, un public ado, alors que là c’est complètement pour un public adulte. Donc non ça n’a pas été facile à vendre aux éditeurs mais Delcourt a voulu tenter le pari et je pense que c’est vraiment leur marque, malgré tout ce qu’on dit. Oui, Delcourt fait beaucoup de BD mais lance aussi des choses comme ça.
Graphiquement, as-tu rapidement trouvé ce que tu voulais faire ?
J’ai envisagé cette BD au départ comme un livre d’illustration et j’ai dû trouver des astuces graphiques pour rendre ça « bédéable ». (rires)
On dirait que tu ne fais rien de facile et qu’il y a un temps fou passé sur chaque planche.
Ce qui est vrai ! (rires) En fait, c’est assez marrant parce que je me suis rendu compte en quelques pages de la raison pour laquelle la plupart des gens n’avaient pas ce style-là, c’est à dire pourquoi la plupart faisait de la BD avec un trait noir. Je me suis rendu compte que le trait noir était très narratif, rapide, efficace, et que moi je me lançais dans quelque chose qui allait contre ça. J’ai pris du temps mais c’était pour la bonne cause. Mais surtout j’ai dû trouver des astuces pour que ça passe quand même, comme utiliser du noir et du blanc et simplifier beaucoup les choses. Les plans sont très simples, c’est des ombres chinoises, etc. Je pense que la lecture est efficace parce qu’il y a une simplicité du graphisme qui fait qu’on glisse quand même… enfin j’espère. Si je l’avais abordé comme de l’illustration, en détaillant chaque case, ça n’aurait pas marché.
La couverture est superbe et les pages intérieures sont de la même qualité, on ne peut pas être déçu.
C’est drôle, on me l’a dit plein de fois. J’aurais aimé avoir le même niveau de traitement que celui de la couverture sur toute les cases mais sur 150 pages ça n’était pas faisable. Mais je ne sais même pas si ça aurait été pertinent. Je crois que tous les styles peuvent marcher en BD mais effectivement il faut réfléchir à des mécanismes pour que ce soit lisible. Tu peux faire le Caravage en BD, ça peut être très beau mais ça ne va pas être forcément bien à lire. Pour moi, un dessin BD, il faut glisser dessus.
Est-ce que tes influences viennent beaucoup de la peinture justement ?
Moi en fait je suis plus peintre que dessinateur. Dans mes études, je ne faisais que de la peinture, bien que j’ai fait de l’animation… je fais toujours un peu ce qu’on ne me demande pas… et du coup mon influence vient plus de la peinture et de l’illustration des années 50/60, donc des gens qui bossaient pour Disney dans les années 60. Et beaucoup de l’histoire de l’art de la période Klimt, de l’art moderne pour les couleurs. Après, j’ai vraiment étudié ce graphisme pour Morgane. Ce ne sera pas la même chose pour ma prochaine BD ni pour la suivante.
Tu vas donc partir sur un autre style d’histoire ?
Là je refais une BD, mais pour enfants. Je ne sais pas encore avec qui c’est, mais c’est un scénariste de renom. Et là on essaie de faire un objet qui est un petit peu entre la BD et l’illustration. Donc j’ai un petit peu repris ce style-là mais au niveau des couleurs c’est complètement différent. C’est beaucoup plus travaillé et en jeunesse ça passe bien, mais je reprends un peu des mécanismes de Morgane. Et je vais en faire encore une autre derrière, où je compte par contre évoluer et tenter autre chose parce que je vais dans un univers beaucoup plus ancré dans le réel, début du vingtième siècle. Donc je vais changer plein de choses, je pense qu’il y aura des parallèles car on pourra reconnaître mon dessin. Quand j’ai fait Morgane, j’avais deux références pour que ce soit un conte pour adultes noir : Mary Blair, qui fait de l’illustration pour enfants, et Mike Mignola. J’ai vraiment des fonctionnements comme ça. Chez moi, je m’imprime plein d’images, j’en mets partout dans mon bureau. Et je m’imprègne de trucs comme ça que j’essaye de digérer. Je suis une éponge qui digère vachement de choses en fait.
La finition de l’album en tant qu’objet correspond à l’idée que tu en avais ?
Quand on passe un aussi long moment sur un album, on a du mal à avoir sa propre vision. On est un peu accroché à ce qu’on pensait. Moi, ce style je le vois tout à fait en animation, et aussi dans d’autres choses. Le fait est que la BD est la façon la plus simple que j’ai trouvée, et je suis passionné par la BD. Mais non, je ne suis pas déçu par le médium, à la fin je trouve que c’est bien. J’aime bien le côté simple de la BD. L’animation c’est lourd, il faut trouver 15 personnes, du financement. Comme tous les auteurs de BD, oui j’aimerais qu’on en fasse un film, j’aimerais avoir une marionnette en 3D. J’aimerais bien que la BD se croise plus avec d’autres médias.
Il faudrait une Morgane plus « mainstream »…
Oui, mais je crois que ça ne va pas le faire, je n’y arrive pas mais j’essaye. (rires) En fait, c’est drôle parce que moi, quand je fais ça, j’ai l’impression de faire un truc grand public, et à la fin pas du tout et je ne m’en rends pas compte ! Les trucs mainstream que j’adore, ça n’en est pas vraiment. Il y a bien Wollodrïn, j’adore ce que fait David Chauvel avec Jérôme Lereculey, c’est carrément à l’opposé de ma démarche mais je trouve ça vachement réussi. Tant que c’est fait avec talent…
Merci beaucoup et rendez-vous à la sortie du prochain projet !
Propos recueillis par Arnaud Gueury.
Interview réalisée le 28 octobre 2016.
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