Ayant beaucoup aimé la lecture du Dernier quai, nous avons profité de la venue de son auteur, Nicolas Delestret, à Saint-Malo pour le festival Quai des Bulles pour lui poser quelques questions.
Bonjour Nicolas, d’où vient l’histoire du Dernier quai ? Ce n’est pas une histoire très facile… Elle est autobiographique?
Souvent, je fonctionne avec une idée de scène qui m’apparaît. Je me laisse planer, je reste sur mon canapé en fermant les yeux, en me laissant guider. Donc l’une des premières idées que j’ai eues, c’était un aiguilleur de train qui vivait au milieu d’une forêt avec sa petite cabane et vraiment beaucoup beaucoup de lignes de train. Et il s’occupait de convoyer et de guider des âmes à certains bouts de la forêt. Jusqu’au jour où il y a une âme qui revient frapper à sa porte, qui reste silencieuse et qui s’incruste à lui. Ça, c’était vraiment ma première idée. Mais c’était il y a très très longtemps et je me suis dit que j’aimais bien cette idée, mais je ne savais pas comment la développer à l’époque. Donc je l’ai gardée dans un coin de ma tête. Chemin faisant, et avec un peu plus de vécu, j’ai un peu plus su ce que je voulais dire à travers cette histoire. Et donc, effectivement, il y a des choses assez personnelles dedans qui ne sont pas forcément celles qu’on pourrait croire, mais en tout cas le personnage d’Émile est un mix de deux personnes, dont moi.
C’est en fait un sujet difficile, mais surtout, au départ, on ne sait pas du tout sur quoi ça va finir. Le retournement arrive assez tard dans la lecture et c’est chouette de pouvoir se faire surprendre comme ça…
Oh merci ! Vraiment ! C’est le genre d’élément où on est jamais vraiment sûr si ça va marcher ou pas. Il faut toujours réussir à doser en se disant qu’il ne faut pas en mettre trop peu mais pas trop non plus, et on espère toujours que ça marche, mais on n’est jamais sûr de soi.
Il y a eu de bons retours des lecteurs !
Oui, j’ai un retour au niveau du monde des lecteurs qui est vraiment très très bon avec des gens qui m’écrivent. Ça ne m’était jamais arrivé sur aucun album, juste pour me dire “ça m’a vraiment touché, je voulais vous le dire.”
Ca peut parler à tout le monde, l’histoire en elle-même peut-être pas, mais cette culpabilité, savoir ce qu’on en fait.
Après, j’ai eu des gens en dédicace aussi, notamment une personne qui a failli pleurer devant moi et ça, ça ne m’était jamais arrivé non plus, donc c’était assez déstabilisant. Mais en soi je me dis « bon bah du coup là j’ai bien fait mon job ».
On ressent énormément d’influence de Miyazaki dans cet album, c’est assez frappant, notamment Le Voyage de Chihiro.
Oui, c’est vrai au niveau du décorum, effectivement on est là dedans. Alors que moi, au moment où je l’ai écrit, je n’avais pas particulièrement Miyazaki en tête. Mais à nouveau, je ne peux pas dire que Miyazaki n’a pas fait partie de ma construction parce que j’étais étudiant et ado quand les premiers Miyazaki sont arrivés en France. Totoro, je l’ai vu en cassette vidéo, Princesse Mononoké, je l’ai vu au cinéma lors de sa sortie. Donc tout ça fait vraiment partie de ma construction.
Ce n’était pas voulu ?
Non, ce n’était pas voulu, mais en fait, au fur et à mesure que je me suis mis à dessiner, ça s’est fait sans que je m’en rende compte. La première personne qui me l’a dit, c’est mon éditeur. Quand je lui ai montré l’hôtel en noir et blanc, ça ne lui faisait pas penser à Chihiro, mais une fois que j’ai mis les couleurs, si. En fait, quand j’ai mis l’hôtel en couleur, je n’avais pas comme référence Chihiro, j’avais juste comme idée qu’il fallait que l’hôtel ressorte et que les couleurs autour soient le bleu et le vert. Donc forcément je vais partir sur un rouge orangé.
C’était juste une question d’association de couleur, c’est marrant…
Voilà, peut-être qu’inconsciemment c’est ressorti. Sur les ombres, on m’a fait la même remarque, parce qu’effectivement il y a des ombres chez Miyazaki, mais les miennes, je pense qu’elles ont un côté plus en rapport avec les arbres, avec aussi des voiles, ce qui n’est pas le cas forcément chez lui.
C’est surtout sur la fin, l’ombre avec la sorte de masque qui fait vraiment penser à l’univers de Miyazaki.
C’est assez marrant aussi du coup. Parce que les masques, c’est quelque chose que j’ai adoré vraiment, notamment il y a 20 ans quand j’ai développé L’Homme qui rit. Il y avait le Wapentake qui portait un masque noir et blanc et j’ai fait un ex-libris avec plein de masques du monde entier, notamment japonais, ces masques tout blancs. Donc forcément, ça rejoint aussi le décorum qu’on retrouve chez Miyazaki. La couverture, on m’en parle aussi avec Totoro. Il y a aussi peut-être le photographe Saul Leter qui a fait ce type de photographie. Et à nouveau, c’est assez inconscient. Ce sont des choses que je connais mais, quand j’ai fait le premier jet, c’était un crayonné que j’ai envoyé à l’éditeur. Il n’y avait pas de couleurs et d’ailleurs, quand j’ai fait la première couleur, c’était plutôt vert en fait. Mon éditeur a été assez chaud et moi je n’étais pas sûr, je pensais que ça n’allait pas. J’ai proposé d’autres couvertures et il a bien fait de me dire non. Au final, du coup, ça fait penser, pour certaines personnes, à Totoro. Mais vraiment, moi quand je l’ai fait, ce n’était pas du tout une référence.
Rien du tout n’était volontaire, ça s’est fait comme ça…
Oui, vraiment inconsciemment. Mais encore une fois, je ne peux pas dire que Miyazaki n’a pas fait partie de ma construction. C’est vraiment quelque chose qui m’a marqué à cette époque-là. Donc que ça ressorte dans ce projet, c’est logique. Et en plus je trouve que c’est super. En fait, quand on me dit, je suis super content.
C’est une belle référence.
Oui, on me l’a fait remarquer petit à petit.
Toi tu ne l’avais pas vu ?
De moi-même? Vraiment pas du tout. Et quand je parle du photographe Saul Leter, il y a une photographie que j’avais déjà vu passer, que je connaissais, et je l’ai revue il n’y a pas longtemps. C’est vraiment un photographe que j’aime beaucoup et il y a cette photo avec une ambiance de pluie, donc très grise, avec une dame avec un parapluie rouge. Probablement que Miyazaki connaît aussi ce un photographe, c’est un photographe des années 70, je pense.
Si je me trompe pas, c’est ton deuxième album où tu fais scénario et dessin.
Oui, tout, tout seul.
Au départ, tu faisais donc des dessins et les couleurs.
Sur ma première série, L’Homme qui rit, je faisais dessins et couleurs avec Jean-David Morvan au scénario et sur ma deuxième série je n’étais que scénariste.
Du coup tu avais déjà fait les deux. Mais séparément.
J’ai mis longtemps avant de me dire « voilà, je vais vraiment tout faire ».
Qu’est-ce qui t’as décidé ?
Je pense que j’ai longtemps eu peur de tout faire tout seul.
Ça représente énormément de boulot et il n’y a pas d’aide de personne finalement…
En fait, avant de signer L’Homme qui rit, je faisais ma troisième année d’études et François Capuron, qui était le rédacteur en chef des éditions Delcourt à l’époque, faisait partie du jury extérieur. Il est venu me voir à la fin et m’a dit “J’aime beaucoup ce que tu fais, ça te dit de venir la semaine prochaine à Paris pour montrer tes pages à Guy Delcourt ?” Donc évidemment, j’ai dit oui. Mais en même temps, c’était ma première expérience professionnelle, qui n’était pas du tout prévue, je pensais juste faire ma dernière année d’études. Donc j’arrive là-bas, Guy Delcourt regarde les pages sans rien dire. Et puis comme ça, il me regarde et me dit « On aimerait travailler avec toi, tu as un projet à nous présenter ? » Mais je n’avais pas du tout de projet à présenter. J’aurais peut-être pu sauter sur l’occasion à ce moment-là, mais je pense que ça me faisait déjà peur. Donc je lui ai dit que je pouvais essayer d’écrire quelque chose et lui m’a dit qu’il y avait des scénaristes avec qui je pourrais peut-être travailler. De fil en aiguille, on en est arrivé à se rencontrer avec Jean-David, avec qui on a monté le projet. Mais c’est vrai que je pense que longtemps je me suis dit je ne pouvais pas tout faire tout seul.
Maintenant tu referais des séries avec d’autres ou tu es assez à l’aise vu que c’est le deuxième que tu fais tout seul ?
Alors moi j’aime bien travailler seul, mais j’aime bien aussi travailler avec des gens. Notamment parce que je ne suis pas non plus quelqu’un qui développe ses scénarios de manière très rapide. J’aime bien prendre le temps de développer mes histoires, j’en développe même plusieurs en même temps. Là, j’ai par exemple quatre scénarios qui sont en réflexion depuis quelques années. Il y en a deux là dont j’ai terminé la structure et dont je suis en train de faire une mise au propre. Mais du coup, comme ça me prend du temps, et avec Le Dernier quai je n’ai vraiment pas eu beaucoup de temps pour penser à autre chose, je suis toujours ouvert pour travailler sur d’autres histoires, et notamment des histoires que je ne m’écrirais pas moi-même. C’est aussi ça l’intérêt de travailler avec quelqu’un autre, pour qu’il arrive à m’emmener dans une direction que je n’aurais pas l’idée de suivre moi-même.
Combien de temps t’a pris Le Dernier quai ?
Pour le scénario, je suis incapable de chiffrer, ça remonte à très longtemps. J’y ai repensé un petit peu tous les ans, mais sans réellement passer à une écriture complète. Au moment où j’ai commencé à me dire « allez, je vais faire une vraie version », ça a dû me prendre deux ou trois mois, mais de manière découpée. Et après le dessin m’a pris deux ans, deux ans et demi, en aménageant mon temps, en donnant des cours en fait. Donc pas à temps plein.
C’est parce que tu donnais des cours que tu ne pouvais pas faire à temps plein ou c’est parce que tu aimes vraiment prendre du temps ?
J’aurais préféré que ça aille plus vite. En même temps, 160 pages en moins de deux ans, ce n’est pas dur. En fait, j’ai donné des cours parce que ça me permettait d’être plus serein sur la réalisation des pages d’un point de vue financier et de pouvoir aller plus loin. Je voulais vraiment pouvoir revenir à une couleur assez poussée comme j’avais pu le faire sur L’Homme qui rit et que je n’avais pas vraiment pu refaire depuis. Comme il y a un univers imaginaire, je veux vraiment que ce soit porté aussi par la couleur. Dans La Maison aux souvenirs, comme on est sur une tranche de vie un peu sensible, un huis clos, mais dans une maison, une histoire de famille, je m’étais dit que la couleur n’était pas primordiale au projet. Je pouvais être sur quelque chose d’un peu plus plus calme, en terme de couleur. Je pense que ce projet là, sans avoir un travail de couleur comme ça, aurait vraiment perdu. C’est ce qui fait que j’ai fait ces choix.
Et là maintenant tu as déjà un autre projet en cours ?
En ce moment, je suis sur un autre projet parce que, du coup, j’ai assez vite dit à Hervé, mon éditeur, un peu avant la fin du Dernier quai, que je ne pouvais pas lui proposer quelque chose dans l’immédiat. En fait, si, je lui ai proposé quelque chose. Mais Le Dernier quai m’a pris tellement d’énergie que, pour le scénario que je lui ai proposé, je voulais faire quelque chose de très simple ou de très linéaire, et je pense que du coup ça ne lui a pas plu.
C’était trop différent ?
Ca l’a déstabilisé un petit peu par rapport à ce qu’il attendait après Le Dernier quai. Il a probablement eu raison parce que ça fait partie de ces deux scénarios que je suis en train de réécrire et du coup j’aménage un peu plus de choses. Donc je lui ai dit que je n’avais rien d’autre à lui proposer et qu’il ne devait pas hésiter si lui avait des scénarios, qu’il pouvait me proposer des choses. Il m’en a fait lire plusieurs et j’ai pris ce qui ressemblait le moins à ce que j’ai pu faire. Parce qu’en fait, dans ce qu’il m’a proposé, il y avait forcément des choses qui ressemblaient à ce que j’avais déjà fait avec lui. Et moi, je n’avais pas envie de faire quelque chose que j’aurais pu faire moi-même. Ou refaire quelque chose dans le même genre. Notamment il y a un très très bon projet que j’ai lu mais qui ressemblait trop à Adieu monde cruel dans son concept. L’un des projets qui m’a été proposé est un script écrit pour le cinéma qui aurait dû être tourné mais avec le COVID ils n’ont pas réussi à avoir tous les financements. Et ça ne correspond vraiment pas du tout au Dernier quai, c’est très différent. C’est une histoire qui se passait au Pérou en 1920, une histoire réelle qui s’est vraiment passée. C’est un sujet que je ne maîtrise pas du tout, je n’ai jamais fait ça. Moi j’aime bien le côté costumes, donc je m’y retrouvais bien à ce niveau là dans le projet. Et puis avec le fond du projet, qui est un sujet que je ne maîtrisais pas, j’ai trouvé très intéressant d’y aller. On n’aura donc pas du tout la thématique du souvenir qui peut être vraiment très récurrente dans mes albums. J’en suis à la page 70, mais par contre il est moins épais, ça va me permettre de pouvoir pousser la couleur beaucoup plus loin à nouveau. En fait, je veux vraiment arriver sur quelque chose de beaucoup plus entre la peinture et le dessin animé.
Mais tu travailles en numérique ou en traditionnel ? Vu que tu parles de peinture…
Alors pour la couleur, c’est du numérique. Pour le trait, c’est du traditionnel.
C’est un mélange des deux. Donc tu fais tous tes crayonnés, tous tes encrages à la main, tu scannes et après tu colorises ?
Le Dernier quai, ça a commencé comme ça. En milieu de projet, j’ai de plus en plus utilisé la tablette pour la phase storyboard crayonné. Parce qu’en fait je travaille avec un storyboard très très simple à la base que je fais vraiment tout petit. Une fois que je le pousse plus loin, avec la tablette, j’en profite pour attaquer vraiment mon crayonné. Et la tablette permet de très vite recomposer facilement l’image, si il y a des choses qui ne plaisent pas, etc. Donc, pour un gain de temps, je suis passé sur la tablette, mais je préfère vraiment dessiner à la main de manière générale, comme on est sur quelque chose où on doit malheureusement essayer de trouver des moyens de gagner du temps pour avoir le meilleur truc possible.
Surtout sur un album aussi conséquent…
Je pense que, pour la couleur, ce serait pareil. Si j’avais le temps de faire tout un album à l’aquarelle et à la gouache, je le ferais. Mais je n’ai pas encore assez de temps, je n’ai pas encore gagné assez de niveau.
Merci beaucoup Nicolas d’avoir passé ce temps avec nous pour nous parler du Dernier quai et de ta façon de travailler !
Propos recueillis par Laëtitia Lassalle
Interview réalisée le 28 octobre 2023
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