Mark Eacersall, scénariste prolifique depuis quelques années (Gost 111, Tananarive, Pitcairn) a accepté notre invitation lors du 50e Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême pour nous raconter sa collaboration avec Amélie Causse, jeune artiste en devenir, qui n’a malheureusement pas pu se joindre à nous, le FIBD d’Angoulême étant très prenant (mais ce n’est que partie remise). Lumière donc sur leur première collaboration, parue chez Grand Angle : Kleos.
Bonjour Mark, merci de nous recevoir pour la sortie du tome 1 de Kleos. Tout d’abord, comment est née cette histoire ? Pourriez-vous nous en faire la genèse ?
J’ai écrit cette histoire il y a longtemps. Pour les gens qui connaissent un peu la BD, je l’ai écrite quasiment en même temps que Tananarive, paru l’an dernier chez Glénat. Sauf que Tananarive je voulais en faire un film et Kleos j’ai toujours voulu en faire une bande dessinée. Initialement, mon envie, c’était une envie de lumière. Ce n’est pas du tout un truc scénaristique, la lumière, parce que j’avais été marqué, comme beaucoup de gens, par la lumière méditerranéenne et singulièrement celle de la Grèce. Cette lumière un peu éblouissant, avec cette sensualité ainsi que le sel marin et toutes les couleurs chaudes. Donc je voulais raconter ça avec une histoire un peu contemplative, un pêcheur comme personnage principal, où il ne se passe pas grand chose, mais évidemment ce n’est pas le cas car il y aura quelques péripéties. Comme c’était situé en Grèce antique, j’en ai profité pour demander à un copain qui est un helléniste, qui a étudié la période, de travailler ensemble sur ce projet. Attention, ce n’est pas qu’un helléniste, c’est aussi un ami qui sait écrire, scénariser une histoire. Et donc on a fait ça ensemble et le récit nous a porté, comme dans Tananarive, sur un roman initiatique.
Le projet à visiblement bénéficié d’un temps pour murir et pouvoir sortir au bon moment.
Ce projet est resté dans un placard, car à l’époque je me perdais dans l’audiovisuel et le cinéma. Et puis, quand j’ai commencé à faire la bande dessinée il y a quelques années avec Gost 111 et que j’ai vu à quel point c’était cool comme médium, un endroit libre, avec des gens polis et des passionnés, je me suis demandé pourquoi je m’enquiquinais dans l’audiovisuel. J’ai fini par proposer plein de projets à l’éditeur Glénat en même temps que notre collaboration avec Sylvain Vallée sur Tananarive. Mais chez Glénat, ils ne peuvent pas absorber tout ce que je leur propose. Je suis très bien traité chez eux. Ils m’ont orienté vers Hervé Richez chez Grand Angle. J’ai proposé le projet que j’ai sorti du placard, un projet dans lequel je croyais vraiment. Il m’a dit « banco ! » Et puis on s’est mis en quête du dessinateur.
Racontez-nous cette rencontre avec Amélie Causse.
J’ai fais un brief sur le style graphique qui je pense va le mieux porter le projet. Parfois ça peut être d’un album à l’autre complètement différent. C’est totalement arbitraire. Pour Gost 111 par exemple, qui était un récit style polar très réaliste, je ne voulais pas d’un dessin réaliste parce que je pensais que ça allait étouffer l’histoire. Donc, nous choisissons Marion Mousse, personnage à gros nez très stylisé, etc. Pour Crystal 417, qui est encore une histoire initiatique d’une policière qui rentre à la crim’, je voulais un truc doux, élégant, pas « testostéroné » du tout. Le choix se porte alors sur Boris Golzio. Et pour Kleos, je voulais un truc semi-réaliste, mais avec du grain, où on sent l’artiste derrière, une forme d’élégance très simple, la faculté aussi à mettre un peu d’humour dans le drame et de drame dans l’humour. Bref, j’ai beaucoup dit « non, non, non, non », et un jour un collègue m’a dit voilà, il y a un type avec qui je travaille, qui donne des cours dans le Nord, dans une école d’animation. Il y a une élève qui l’impressionne artistiquement et qui en plus voudrait faire de la BD et pas de l’animation. J’ai vu son travail et ça correspondait à ce que je cherchais. Le fait qu’elle soit très jeune et sans véritable expérience professionnelle, qu’elle n’ait jamais réalisé de bande dessinée, n’avait aucune importance pour moi. En revanche, on a fait des essais pour être sûr qu’elle me supporte (rires), pour voir si au niveau de la productivité des planches nous étions raccords, car la BD c’est quand même un médium où il ne faut pas mettre six ans à réaliser l’album, vous ne gagnez pas grand chose pendant ce temps là. Bref, nous nous sommes très bien entendus et go pour cette aventure !
Attardons-nous sur la couverture de l’album. Pourquoi le titre « Kleos » qui signifie « Gloire » ?
C’est un choix qu’on peut contester. Moi, ça me plaît. On a quand même mis un petit sous-titre « A celui qui rêvait de gloire ». Et notre héros, il ne s’appelle pas Kleos, mais Philoklès. En grec, ça veut dire celui qui aime la gloire. Et donc pourquoi ce titre ? Parce que c’est l’histoire d’un gars qui veut sa place dans l’Histoire, mais dans l’Histoire avec un grand H. Il veut devenir un héros.
Est-ce qu’on n’a pas un peu de Philoklès en chacun de nous ?
Mais bien sûr ! Sauf que la différence entre nous et lui, c’est que lui, il franchit le pas. Il prend le bateau pour aller poursuivre les pirates. Il s’embarque – je vais pas spoiler le récit – mais il veut être Achille. Mais Achille c’est un personnage imaginaire. C’est comme si tu voulais être Indiana Jones, la vie, le principe de réalité, ce n’est pas la même chose. Ce personnage là, c’est un héros un peu pathétique, un anti-héros. Il se rend compte qu’il faut savoir se battre, que ce n’est pas le mec le plus fort dans « la cour de récré ».
C’est une quête initiatique visiblement…
Bien sûr. Il apprend la vie, il va devoir apprendre à survivre aussi, vous verrez. Et il va surtout confronter ses rêves et la réalité, apprendre des choses sur lui.
Parlons rapidement du découpage de l’histoire. Pourquoi deux tomes et pas un one-shot alors que la parution est très rapprochée entre les deux livres ?
Je vais vous expliciter les deux principales raisons. La première raison est dramaturgique, c’est que cette histoire permet tout à fait de se couper en deux et de maintenir en haleine le lecteur. Il y a aussi une raison économique. il vaut mieux sortir deux tomes dans un premier temps pour occuper la place que d’attendre plusieurs années avant de sortir un unique tome. Je ne rentre pas dans les détails, mais si l’histoire fonctionne nous pourrons probablement un jour sortir une intégrale. Mais voilà, encore une fois, si ça n’avait pas eu de sens, deux actes entre guillemets, je ne l’aurais pas fait. Mais c’est une vraie question qui se pose, aujourd’hui les gens ont moins la patience d’attendre et sont dans l’immédiateté. Il faut que ce morcellement de l’œuvre soit un avantage, créer l’attente, le désir de connaître la suite sans pour autant perdre le lectorat en route. Une vraie stratégie de parution doit être menée et bien réfléchie.
(NB : Il y a eu un changement éditorial depuis l’interview réalisée en janvier. Le deuxième tome ne sortira pas seul mais directement en format intégral le 3 mai 2023. Vous pouvez vous rapprocher de l’éditeur Grand Angle pour connaître la marche à suivre afin d’obtenir cette histoire à moindre coût en justifiant l’achat du premier tome à sa sortie.)
Pouvez-vous nous raconter comment s’est déroulée cette collaboration avec Amélie Causse ?
Il y a plusieurs choses à dire. Je fais souvent cette analogie, quand tu écris une histoire, un scénario, il y a une progression dramatique. Tu vas amener le lecteur et tu vas le faire passer par plusieurs émotions. Il y a une certaine « manipulation » sur les lecteurs. C’est comme un slalom et tu vas amener le slalom le plus loin possible. Pour que les gens y soient embarqués, il ne faut pas rater les portes du slalom et je vous assure que certains dessinateurs vont tout droit et là je dois intervenir pour leur dire où aller et ne pas avoir quelque chose de linéaire ! Amélie, bien qu’elle soit nouvelle dans le médium, comprend tout ce que je fais. Elle fait passer toutes les émotions du récit dans ses personnages. Tout est très juste. C’est hyper agréable pour quelqu’un de sortir de cette problématique de faire passer ses envies scénaristiques dans le dessin et que tout soit fluide. Parce que je vous assure que, quand vous pouvez écrire un texte, ça peut être interprété de mille manières, mais moi j’ai quand même une idée assez précise de ce que je souhaite. Amélie, je lui ai parlé comme j’aurais aimé qu’on me parle à son âge, c’est à dire en ne prenant absolument pas en compte son âge, en disant voilà, moi je pense que t’es une grande artiste, j’aime ce que tu fais, maintenant c’est toi la patronne. Fais-toi confiance, tu sais ce que tu veux. Le talent n’attend pas le nombre des années. Avec mon boulot de mon côté, ça a été aussi de l’encourager pour former une vraie équipe et un travail collaboratif payant.
Plus qu’une collaboration, c’est une complicité entre deux artistes…
Je m’en rends compte parce que je me suis jeté dans la bande dessinée avec appétit, tellement je trouve ça super. Au fur et à mesure que je fais mes petites histoires, j’essaie d’améliorer. Pas forcément ce que j’écris, mais le processus de travail. Je sais que j’ai besoin d’admirer les gens avec qui je bosse parce que je ne me prends pas au sérieux, mais je prends ce que je fais au sérieux et j’attends qu’il ou elle soit investi autant que moi dans le processus. C’est un long chemin. Il faut que ce travail rende heureuse chaque partie concernée par le projet. Une bonne entente est donc impérative.
Amélie a-t-elle pu vous étonner dans ses propositions artistiques ?
Oui, évidemment. Pour le design des personnages, j’ai fait un brief en lui disant qu’il va être comme ça ou peut-être comme ça, mais quand tu le vois créé c’est tout le temps étonnant et presque magique. Ah mais oui j’ai rêvé de ce personnage pendant longtemps. Et tout à coup, elle te le fait. C’est quand même hyper émouvant. Elle m’a étonné dans sa manière de faire vivre les silences. Moi j’en écris beaucoup parce que j’aime bien que le lecteur investisse les silences et remplisse avec son imagination ce qui se joue. Dans son traitement des couleurs, à un moment, je me suis régalé dans sa lisibilité, ça paraît élémentaire, mais il ne faut pas perdre le lecteur. Sans être gnangnan, sans être redondant, il y a un « film » à suivre.
Comment a t-elle vécu cette première collaboration avec vous en bande dessinée ?
Je pense, mais sans parler à sa place, que cette aventure a été positive. Nous aurons d’ailleurs prochainement un nouvel album ensemble si tout se passe bien. Elle est ok pour un nouveau projet. Mon caractère n’est pas si terrible que ça au bout du compte (rires). Rien n’est signé pour le moment, initialement le scénario n’était pas écrit pour elle mais elle est plutôt satisfaite de l’histoire, à suivre !
Dernière question, nous voyons Philoklès partir sur un bateau pour une quête initiatique, mais rentrera t-il chez lui au bout du compte ?
C’est là qu’il faut répondre de façon intense, brillante et ambiguë ? Il va aller au bout de son destin. Je vous laisse avec ça !
On vous remercie pour votre temps et à bientôt pour une nouvelle parution.
Propos recueillis par Geoffray Girard et Tristan Logghe
Interview réalisée le 28 janvier 2023
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