Nous avons profité de sa présence lors du festival Quai des Bulles pour poser nos questions à Marie Spénale dont l’album Il y a longtemps que je t’aime a été l’un de nos derniers coups de cœur.
Bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Tout d’abord, est-ce que vous pouvez vous vous présenter pour les lecteurs et lectrices qui, comme moi, vous découvriraient avec ce très bel album ?
Je m’appelle Marie Spénale, je fais de la bande dessinée et de l’illustration. Bande dessinée jeunesse et adulte. Là, adulte, avec Il y a longtemps que je t’aime, une bande dessinée qui parle d’une femme sur une île déserte, qui parle aussi d’amour. Je fais aussi des vidéos sur internet où je parle de dessin. C’est une grosse partie de mon activité.
Bravo pour cet album qui est aussi touchant que coloré.
Merci !
Ce sont vraiment les couleurs qui m’ont attirée. À en croire votre post Instagram, quand vous avez reçu vos exemplaires, vous étiez visiblement un peu inquiète quant à la réception à venir. Vous étiez rassurée par les couleurs, pour le rendu, mais vous disiez que vous aviez du mal à savoir « quoi penser de l’intérieur », si les gens allaient accrocher à l’histoire, trouver ça « cringe ».
(rires)
Est-ce que vous avez-vous été rassurée par les retours ?
Euh… oui, globalement. (rires) J’ai eu beaucoup de retours qui étaient positifs donc c’est toujours agréable. Forcément, quand on fait un livre, on donne quelque chose qui sort de son imagination. Je ne peux faire que la partie émettrice, je ne sais pas comment ça va être reçu. En plus, pour moi, ça parle vraiment de certaines émotions bien précises que j’ai pu ressentir, je les ai mises dans une forme de fiction et j’ai essayé de développer ça avec une histoire autour. Mais ce sentiment un petit peu précis, il se peut très bien que ça ne parle pas du tout à la personne en face. Il y a tellement de manières de recevoir le truc. Je ne sais pas si j’ai été tant rassurée par les retours, c’est qu’à un moment le livre est fait et il faut passer à autre chose donc j’arrête de m’inquiéter. C’est plutôt ça qu’être rassurée.
Comment vous est venue l’idée de l’intrigue ? On a compris que vous aviez mis des éléments de votre vie mais que vous avez tout transformé. J’ai cru voir que vous aviez vos personnages depuis longtemps.
Oui. Alors en fait, ça s’est fait un peu en deux étapes. J’ai eu une première étape qui était vraiment le début d’une idée : j’avais envie de faire une robinsonnade, d’être sur une île déserte. Je pense qu’à ce moment-là je voulais juste être seule sur une île déserte. J’avais ces deux personnages : cette exploratrice un peu plus âgée et ce jeune homme, cet autochtone, sur l’île. Mais c’était vraiment un truc un peu fantaisiste, ce n’était pas très clair ce que j’allais en faire. C’était vraiment un début d’idée, ça aurait pu être un récit érotique, je ne sais pas… Finalement, j’ai laissé ça de côté, j’ai travaillé sur plein d’autres choses. Je fais pas mal d’illustrations jeunesse à côté, de toute façon. Et il y a un moment où j’ai été arrêtée pendant un mois parce que j’étais malade et j’ai ressorti mes carnets. J’ai commencé à noter des idées, des pensées, sur une fin de relation, pour être honnête, et je me suis rendu compte, en repensant à cette histoire, que c’était aussi un peu de ça que je voulais parler à travers cette histoire et cette envie d’être seule sur une île déserte, elle ne venait pas de nulle part. Les deux se sont rejoints.
Ce projet est revenu à la vie à ce moment-là et vous ne l’avez plus lâché ?
Oui. Aussi parce que je me suis demandé pourquoi j’avais eu envie de faire ça. En détricotant cette envie et en l’enrichissant de ce à quoi j’étais en train de penser de manière plus frontale à ce moment-là, ça a donné le livre.
Et l’idée du twist, vous l’aviez depuis le départ ?
Oui. Bah oui.
On peut spoiler. On mettra des avertissements… Donc le jeune homme n’est pas un autochtone, il parle.
Oui. Il me semble que j’avais l’idée depuis le début parce que sinon ça fait un récit un peu bizarre, même sur le fond ça devient un peu étrange si c’est vraiment un autochtone.
Parfois on le sent venir mais là, c’est une vraie surprise.
Je suis très contente.
Ce n’est pas toujours facile de créer un rebondissement comme ça.
Merci. On parlait de réception et ça, ça a été rassurant : personne ne m’a dit qu’il l’avait vu venir. Donc ça c’est chouette.
Pendant un moment, vous vouliez l’appeler Naufrage et finalement vous avez changé d’idée…
C’était mon nom de travail, Naufrage, je ne me suis pas vraiment dit que ça allait s’appeler comme ça. C’est juste que tous mes fichiers s’appellent Naufrage (rires).
Vous vous êtes mis beaucoup de pression visiblement pour ne pas que le dessin ressemble à ce que vous aviez l’habitude de proposer.
Oui.
Vous aviez envie de changer ou c’est le type d’histoire qui vous a fait vous dire que le dessin que vous faisiez ne convenait pas ?
Déjà j’aime bien me demander effectivement quel pourrait être le meilleur dessin, dans la limite de mes capacités, le plus adapté pour une histoire. Et pour cette histoire-là, j’avais envie de partir sur des choses un petit peu plus abstraites et plus évocatoires.
Et plus adultes.
Et plus adultes aussi. Parce que, pour mon premier livre pour adultes, qui s’appelait Heidi au printemps, je pense que j’avais gardé un dessin qui était un peu trop connoté illustration jeunesse. Donc il y a aussi un truc un peu commercial. Si je veux toucher le bon public, il faut aussi que j’adopte des codes pour parler à ce public. Et si je veux faire une BD adulte, il faut que ça ressemble à des dessins pour adultes. C’est vrai que ça a été un questionnement. Qu’est-ce que je peux faire pour envoyer les bons codes ?
Vous avez brièvement envisagé un travail au feutre…
Oui.
…que vous avez abandonné. C’était vraiment pour une question de timing ou même pour le rendu ? Ça a été une décision facile ?
Oui, ça a été une décision facile parce que ça avait l’air beaucoup plus dur. Mais si j’avais un temps infini… J’aimais bien le rendu du feutre effectivement mais j’aime aussi contrôler les choses et, pour les couleurs, à partir du moment où je me suis dit « je vais travailler avec ce rose fluo », c’était plus logique dans ma tête de travailler en numérique parce que j’ai mes couches qui sont séparées, donc je sais ce que je vais faire et j’ai quand même une meilleure idée. Alors qu’il aurait fallu traduire du feutre, il aurait fallu scanner… Ça aurait fait beaucoup de traductions, d’abord en numérique, puis pour l’impression. Ça aurait été plus compliqué et plus hasardeux encore comme technique. Et il y a aussi une histoire de temps et de maîtrise technique. Si je veux travailler mes ambiances, il faut que je puisse partir dans des couleurs très foncées… le feutre, ça devient compliqué. Si je reste sur des gammes rabattues ça va, mais si je veux partir des trucs plus fluo, ça fait vite des pages pleines d’encre.
Il y a eu un tâtonnement pour les nuanciers ou vous avez trouvé assez vite ?
Il y a eu des tâtonnements sur à peu près tout et les couleurs y compris. Avec la subtilité que, comme c’était imprimé avec du rose fluo, ce qui donne ce rendu spécifique, moi j’ai travaillé avec un aperçu qui est quand même assez éloigné du rendu final. Quand je travaillais sur l’ordi, c’était comme si je travaillais en CMJN [NDR : cyan magenta jaune noir] classique donc il fallait que je me projette et que je me dise « ces couleurs seront plus fluo car il y aura du rose » mais je ne savais pas non plus à quel point. On a fait des tests sur quelques pages mais la couverture, je l’ai découverte au moment où le livre a été imprimé et est arrivé chez moi. C’était un petit peu la surprise mais ça c’était rigolo. Je me fais des petites palettes par ambiance, en regardant des photos, des images, puis je viens les mettre sur ma page. À ce moment-là, il faut quand même faire pas mal d’adaptations pour que ça colle.
J’ai vu que vous aviez des tableaux Pinterest avec de la documentation. Ensuite, vous avez rendu les plantes un peu plus abstraites…
Pour ne pas partir de nulle part, j’ai vraiment besoin de ça quand je travaille, ce mur d’images et d’inspirations. Il est virtuel puisque j’utilise Pinterest, les plantes ne sont pas du tout réalistes dans mon livre mais c’était important pour moi d’avoir des références de plantes exotiques, déjà pour que ça ressemble à des plantes exotiques et pas à des plantes de la forêt du sud de la France.
Vous peignez également. De l’aquarelle et de la gouache, maintenant. À quand une BD à la gouache ?
Il va falloir bien négocier mon avance (rires) pour avoir le temps de faire une BD à la gouache. En général, j’ai tendance à utiliser des techniques plus traditionnelles pour mes loisirs mais ça serait rigolo de partir sur un truc à la gouache, je ne suis pas contre dans l’absolu. Mais il y a toujours cette histoire de temps et de reproduction, surtout. Il faudrait un éditeur qui me scanne toutes mes pages. Techniquement, c’est vachement plus d’implication.
L’aquarelle, c’est un peu plus classique en BD.
Oui mais pareil, c’est au moment du scan le problème.
L’éditeur vous a suivie tout de suite quand vous avez présenté votre projet ? Vous avez parlé tout de suite de fluo ?
Oui oui oui. Ça s’est fait avant de signer, même. Je discutais avec plusieurs éditeurs. Ça faisait longtemps que je voulais faire un livre avec ce rose fluo. Je l’avais vu chez 2024. Ils avaient sorti un livre qui s’appelait Helios il y a des années, avec un gros soleil qui brille sur la couverture. Je m’étais demandé comment c’était possible. Ils ont imprimé en CMJN modifié et donc j’avais cette technique en tête. Au moment où j’ai commencé à discuter avec plusieurs éditeurs, un autre m’a dit « du rose » et je me suis dit que c’était le moment. Donc quand j’ai reparlé avec Casterman, j’ai dit directement « on pourrait faire du rose fluo ? » et c’était accepté avant de signer. C’est devenu important à ce moment-là. Je voulais mon rose fluo !
Ça fait tout le charme de l’album.
Je pense que ça a beaucoup joué en librairie. C’est un peu bête mais il se voit plus !
Et le succès commercial est au rendez-vous.
Moi, je suis plutôt contente. Chez Casterman, ils sont contents aussi. Ce n’est pas L’Arabe du futur (rires) mais je suis très contente, c’est super.
Vous avez dédicacé hier soir. Vous avez vu du monde ?
Oui. Comme j’ai cette double casquette où je fais aussi des vidéos sur internet, beaucoup de gens viennent via ça.
Les gens venus en dédicace connaissaient déjà l’album ? Ils ont découvert sur place ?
Ça dépend. Il y a des gens qui viennent car ils aiment mon travail en général mais ils n’ont pas encore lu l’album. D’autres viennent parce qu’ils ont lu l’album et l’aiment bien. Je n’ai pas beaucoup de gens qui sont là par hasard mais ça dépend aussi des endroits, selon les festivals.
Vous avez d’autres projets dont vous pouvez nous parler ?
J’ai sorti une bande dessinée jeunesse il y a 15 jours qui s’appelle Noël bif-bof. J’avais sorti une bande dessinée jeunesse qui s’appelait Ultra fiesta, ce sont les mêmes personnages [Millie & Catsou] qui vivent une autre aventure, autour de Noël cette fois-ci. C’est un peu un « livre dont vous êtes le héros » mais très très très simplifié pour des enfants de 6-10 ans. Ça parle de Noël sauf que moi je n’aime pas trop Noël donc ça parle plutôt de ne pas aimer Noël. Mon éditrice avait très envie de faire un livre de Noël donc j’ai dit « oui mais moi je n’aime pas Noël ». Pour la suite, là, je me repose un peu parce que j’ai vraiment bien enchaîné. Il faut que je trouve de nouvelles idées. J’ai un peu envie de partir dans l’horreur, ça fait longtemps que ça me trotte dans la tête.
Et entre-temps, toujours les vidéos.
J’essaie, j’essaie.
Vous êtes productive !
Oui. Pour bien faire, il faudrait que je sois plus active et que je fasse plus de vidéos. Mais bon, il faut toujours faire plus.
Vous faites des vidéos longues où vous parlez en détail de ce que c’est que votre quotidien d’autrice.
J’essaie de montrer ça un peu parce que je me suis rendu compte que, quand j’étais ado, c’était voir le quotidien des auteurs et des autrices qui m’avait donné envie. Je viens de relire le tome 1 des Notes de Boulet et ça m’a vraiment ramenée bien en arrière. « C’est vrai, c’était ça, ma vision de la BD. » Ça me fait très plaisir parce que j’ai un public d’étudiants en art et donc c’est trop mignon.
Ils voient que c’est possible. Ils vous suivent, ils voient quand vous parlez de partager un local pour vous concentrer.
Après j’espère que je ne donne pas une vision trop romancée (rires). Désolée pour les déceptions après (rires).
Vous n’êtes pas responsable ! Merci beaucoup.
Merci. Merci beaucoup pour l’intérêt.
Propos recueillis par Chloé Lucidarme et Nicolas Raduget
Interview réalisée le samedi 26 octobre 2024.
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