
Le Festival de la bande dessinée d’Angoulême est l’occasion de rencontrer bon nombre de dessinateurs, scénaristes ou éditeurs. Depuis quelques années, Jérôme Lereculey vient à la rencontre de ses lecteurs pour des séances de dédicaces de la série Les 5 Terres aux éditions Delcourt. Nous avons profité de sa venue cette année pour aller lui poser quelques questions.
Bonjour Jérôme, merci d’avoir accepté cette interview. Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
Bonjour, je suis dessinateur depuis vingt-neuf ans maintenant, j’ai fait presque quarante albums. J’ai fait des études qui n’ont aucun rapport avec le dessin, des études scientifiques, mais parallèlement je me suis formé pour faire dessinateur de bande dessinée. Et du coup j’ai fini mes études. Je me suis lancé, j’ai signé assez rapidement et depuis j’ai toujours enchaîné les albums. J’ai commencé chez Zenda avec une BD qui s’appelait Cairn. Et ensuite j’ai enchaîné chez Delcourt avec une BD qui s’appelle Nuit noire. Et puis après j’ai fait Arthur et quelque one shot, quelques séries, Golias, Wollodrin… Et maintenant j’en suis aux 5 Terres et j’ai principalement fait toutes mes bandes dessinées ou presque avec David Chauvel. Parce qu’il me faut un scénariste. J’ai travaillé avec trois autres scénaristes, Pierre Dubois au début, Serge Le Tendre sur Golias et Yann sur Avant chez Dupuis. Et avec Martine Muller, mon épouse, sur Veillées funèbres.
Du coup, on va parler surtout des 5 Terres. Evidemment, c’est un projet énorme, prévu sur beaucoup de tomes. Comment est venue cette idée? Si je me trompe pas, c’est David Chauvel qui en est à l’origine.
Oui c’est bien cela, c’est David.
Vous travaillez avec lui depuis longtemps, est-ce que c’était instinctif qu’il vous choisisse pour ce ce projet ?
En fait, disons qu’au début du projet je pense qu’il avait l’intention de me faire travailler dessus, mais pas forcément de faire tout. Il avait dans l’idée de voir s’il ne pouvait pas installer un travail de studio avec plusieurs dessinateurs, qui pourraient travailler sur plusieurs albums en même temps pour avoir des sorties rapprochées, avec plusieurs albums qui seraient en cours parallèlement. Et puis en fait il m’a demandé, puisqu’on arrivait sur la fin de Wollodrin, si je pouvais m’occuper du storyboard, de toute la mise en mise en scène et ensuite, très rapidement après, il m’a demandé si ça ne me disait pas aussi de faire le dessin. Au début, j’ai un peu hésité. Mais bon, c’est vrai que faire du découpage, ça allait, ça ne me faisait pas peur. Après, quand il m’a demandé pour le dessin, j’avoue que j’ai un peu hésité parce que je voyais le long tunnel qui se présentait. Et puis j’ai lu scénario. Je me suis dit qu’un scénario comme ça, c’était idiot de ne pas le faire. Et puis en plus, ça tombait très bien par rapport à ma carrière, puisque finalement c’est le premier projet où je suis pas vraiment à l’origine de l’idée de l’univers. Tout ce que j’ai fait, c’était en accord avec les scénaristes, on discutait de ce que j’avais envie de dessiner et on arrivait à quelque chose. Et là, c’est vraiment David qui a m’a dit « Voilà, le projet c’est ça ». Et c’était bien parce que j’avais à peu près assouvi tous mes fantasmes d’adolescents dans les séries précédentes. En plus, l’histoire me plaisait beaucoup, le fait de travailler en équipe aussi. Parce que cela fait quand même très longtemps que je travaillais tout seul. Et tout porter sur un projet aussi imposant, avec beaucoup de travail sur les décors, du travail de recherche sur les personnages, je pense que je n’aurais pas pu faire ça en produisant un album tous les quatre mois. Parce que la recherche prend beaucoup de temps quand même. Et en plus j’étais très content de travailler avec Didier Poli, qui est le directeur artistique et qui s’occupe principalement des recherches de décors et de personnages. Il propose des choses que je n’aurais jamais proposées. Donc ça enrichit mon dessin, ça enrichit mon univers. Et ça me fait beaucoup de bien.
Justement, comment travaillez-vous avec Didier Poli ? Il fait toutes les recherches, il propose le design des différents bâtiments, etc. Et vous, après vous intervenez ?
Oui, après je fais ce que je veux.
Donc après c’est vous qui choisissez?
Oui, il fait des très belles images. Franchement, quand on regarde les recherches des décors, c’est super beau, super inspirant. Donc c’est bien parce que ça me donne plein d’idées. Dans chaque image qu’il produit, il y a plein de petits détails à récupérer par-ci par-là pour enrichir les décors, même si ce n’est pas pour ce décor-là. Ce sont ces petits détails qui font la différence, je trouve que c’est ce qui apporte un petit plus. Mais bon, c’est vrai que ces décors sont très beaux, mais on ne peut pas les utiliser en général parce que le format dans les planches ne correspond pas. A chaque fois, on a des trucs à raconter et j’ai rarement des grandes cases pour dessiner. J’ai souvent beaucoup de cases et donc je dois bidouiller à bloc par rapport à ses décors. Mais c’est super beau.
Donc il vous fait une espèce de bible?
Voilà, c’est ça, c’est une bibliographie.
Par terre, j’imagine. Il a travaillé d’abord sur toute la partie sur Angleon?
Oui, c’est ça.
Et là il vous a tout donné tout ce qu’il fallait pour Lys?
Voilà, donc il doit encore faire un petit peu mais pas beaucoup. Sur Angleon, c’était un peu différent, car à chaque album il y avait des personnages qui apparaissaient et donc les recherches pouvaient se faire au fur et à mesure. Tandis que là, il y a moins de personnages à faire apparaître. Finalement, il a dû vraiment bosser au début pour tout mettre en place.
Concrètement, comment travaillez-vous ? Est-ce que c’est du numérique ou du traditionnel?
Numérique ! Entièrement numérique !
Pour des questions de facilités de travail, pour pouvoir corriger ?
Oui, tout à fait. Je suis passé au numérique pour Les 5 Terres. Parce que, pour réussir à faire trois albums par an, je ne voyais pas comment faire autrement. David non plus d’ailleurs. C’est lui qui m’a poussé à numériser. Au début, ce n’était pas facile. Enfin non, ce n’est pas tout à fait ça. J’ai mis du temps. Je voulais numériser, mais j’ai mis du temps à trouver le bon matos. Et je l’ai trouvé grâce à Dan, le dessinateur de Soda, qui m’a montré l’iPad pro qu’il avait acheté. Quand j’ai découvert ce truc-là, je me suis dit « c’est ça qu’il me faut ». J’hésitais avec les Cyntic mais c’est lourd, c’est imposant, c’est pas pratique, tandis qu’avec l’iPad je travaille dans le train. Et puis bon, ça influe sur la méthode de travail. J’ai gagné des étapes. J’ai gardé la même méthode de travail que sur Wollodrin mais en améliorant les étapes, en raccourcissant un petit peu. Et en plus, il y a aussi un autre truc super avec le numérique, c’est le côté détente. Enfin, moi, ça m’a vraiment déstressé sur l’encrage. On n’a plus du tout cette angoisse du ratage. Même si, sur Wollodrin, ça allait encore. J’avais moyen de toujours avoir un nouveau crayonné sans problème. Donc c’était facile. Enfin, c’était facile, c’était moins angoissant quand on rate son crayonné et qu’on se dit qu’il faut tout recommencer. Donc, au début, j’avais un encreur parce que je me voyais mal adapter ma méthode, tout mettre au point au numérique suffisamment rapidement et en plus me taper l’encrage alors que je n’y connaissais rien. Je savais m’en servir un petit peu pour faire du dessin comme ça, mais pour avoir rendu fini, publiable, ça je n’étais pas encore au point. Parce que ce sont des petits détails, mais ce sont des réglages de stylet. Et il faut un peu de temps.
C’est pour ça qu’il n’y a plus d’encreur depuis le tome 4 ?
J’ai dit dès le départ que je n’allais pas y arriver, il me fallait un encreur. Et c’est Lucyd qui s’est occupé de ça. Et bien. Mais il ne posait pas les noirs, il ne savait pas faire. Donc je m’en suis occupé. Il m’a bien aidé parce qu’il m’a appris. J’ai retouché ses planches et j’ai pas mal appris en faisant ça. Et puis, au bout d’un moment, j’avais suffisamment de pratique pour me rendre compte que, si je faisais l’encrage moi-même, ça allait plus vite que si je passais par un encreur. Donc voilà, depuis le tome 4 on s’est dit que j’allais faire l’encrage.
Ca ne servait plus de le confier à quelqu’un d’autre…
C’était difficile. J’étais toujours le cul entre deux chaises, toujours en train d’alimenter l’encreur alors qu’après il fallait que j’alimente le coloriste. J’étais tout le temps en train d’alimenter des gens et d’avoir du stress de partout. Là, c’était un peu plus cool, je gérais le dessin, l’encrage et j’ai juste à alimenter le coloriste. C’est un peu moins compliqué. Parce que, quand tu alimentes l’encreur, il te renvoie ta planche, il faut la coloriser, faire du noir, faire la lumière, parce que je fais toute la lumière aussi, tout le gris. Quand j’envoie au coloriste, il a déjà les lumières. Mais en fait je le fais pour moi, pour mettre les noirs. Et donc après ça sert au coloriste.
Et envoyer à l’encreur rajoutait du temps en fait.
Ca faisait encore un aller-retour et après ça revenait chez moi, et puis je devais faire la lumière, les noirs après j’envoyais tout le reste. Et en même temps je devais continuer à faire des planches crayonnées pour envoyer à l’encreur.
Combien de temps pour faire un album? Parce qu’il y en a deux ou trois par an qui sortent à peu près…
Je viens de finir mon album dimanche midi, le tome 8 qui sort en mai. Donc il faut quatre mois à peu près.
C’est intensif quand même. Ca doit être un peu épuisant au bout d’un moment parce que il n’y a pas de pause entre chaque album.
Alors quand je fais des pauses, je fais d’autres boulots en fait. Mais bon moi je suis un peu zinzin du boulot. Mais c’est vrai que c’est copieux. Je bosse beaucoup, j’aimerais bien réduire le temps de travail et réussir à faire quatre mois, mais pour l’instant j’ai pas réussi. Là, sur le dernier, c’est entre dix et quinze heures par jour.
Ca fait des bonnes journées !
Oui, je n’arrête pas mais heureusement j’aime ça !
Il est prévu six tomes sur chacune des cinq terres, soit trente tomes. C’est acté ou ça peut éventuellement s’arrêter ? Avez-vous un contrat pour les 30 tomes ?
Non, moi je signe des contrats deux tomes par deux tomes. Mais je pense qu’on fera les 30 ! Je pense que David a signé des contrats différents pour les scénaristes mais je ne sais pas. Parce que moi j’ai des contrats de dessinateur. Mais eux, comme ils travaillent très en amont, ils ont attaqué le tome 13 !
Vous disiez que vous avez signé des contrats de deux tomes. Vous pouvez un moment donné dire « non j’arrête » et ils feraient appel à un autre dessinateur. J’imagine que ce n’est pas votre envie, mais pour une raison X ou Y, vous pouvez décider d’arrêter?
Oui, j’imagine… Mais bon, je suis engagé moralement.
Vous connaissiez le projet dès le départ.
Oui, je ne suis pas pris par surprise. Et puis je travaille avec David depuis assez longtemps.
Les couvertures, c’est vous ou c’est Didier Poli qui les avez faites ? Comme il fait beaucoup de recherches…
Non, c’est moi qui fais les dessins, mais le choix des couvertures, c’est l’équipe. David et les scénaristes décident quel personnage on met en couverte et quel décor. Ils ont mis au point le concept de la couverture. Au début, ça a mis beaucoup de temps à mettre au point, le fait de mettre deux personnages, un décor. Voilà, ça, ça a mis un certain temps sur le premier album à se mettre au point. En plus, à une époque, on voulait faire faire les couvertures par quelqu’un d’autre. Et puis en fait, ça ne marchait pas du tout. Finalement, on s’est dit qu’on allait faire simple. « Et si le dessinateur faisait la couverture ? Et si le coloriste faisait les couleurs de la couverture ? »
Au moins ça reste très cohérent.
Plus on met de gens dans l’équipe, plus il y a des dangers, surtout des gens qui ne font pas partie du projet, qui seraient plus dilettantes.
Quand vous avez commencé ce nouveau cycle, avez-vous eu les scénarios de l’ensemble ? Comme vous nous disiez que les scénaristes étaient en avance, savez-vous tout ce qui va arriver à chacun des personnages principaux à l’avance ou est-ce que vous avez les scénarios tome par tome ?
Alors en fait, David m’envoie le scénario dès qu’un tome est fini. Moi, quand j’ai commencé le tome 7, j’ai du lire jusqu’au 10. Donc oui, je sais à peu près ce qui va se passer.
Il y a quand même pas mal de rebondissements, des personnages qui meurent. Ca n’influe pas sur votre dessin de savoir ce qui va leur arriver ?
Non, ça va. C’est vrai que je les aime quand même, même si je sais qu’ils vont mourir. Je suis moins sentimental sur ces personnages là, ce n’est pas comme dans Wollodrin.
Juste une dernière question. Il s’agit de personnages animaliers. Ce n’est pas plus difficile à faire que des personnages humains pour les expressions, comment on adapte les mimiques?
En fait, je fais un mix anatomique entre l’animal et l’homme. En gros, le museau de l’animal et le reste du crâne humain.
Pour réussir à voir les bonnes expressions ?
Oui. Pour les singes, ça posait plein de problèmes parce que ce sont des personnages féminins, mais en ajoutant de la difficulté parce que super costauds donc déjà pas très féminins. Mais il faut quand même qu’on sente que ce sont des personnages féminins et en plus ce sont des singes. Donc là je peux dire qu’il y a eu beaucoup de réglages ! Ca a été super compliqué. On a mis un temps fou. Didier a fait le chara-design mais il avait gardé les bourrelets susorbitaux des singes. Et ça chez l’Homme c’est typiquement masculin. Donc j’ai tout de suite gommé ça. Mais bon quand même, le réglage n’était vraiment pas facile.
Ca a du être plus facile peut être avec les lions et les félins en général.
Oui. On verra sur les autres destinations.
Merci beaucoup, Jérôme, de nous avoir répondu !
Propos recueillis par Laëtitia Lassalle
Interview réalisée le 17 mars 2022
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