Parmi les nombreuses nouveautés de septembre, une série mêlant tragédie shakespearienne et anthropomorphisme s’est démarquée par le talent de ses auteurs. Le Royaume sans nom s’est ainsi fait sa place parmi d’autres titres exploitant un genre revenu très à la mode. Nous avons profité d’une de leurs trop rares présences en festival pour poser quelques questions à Herik Hanna et Redec et revenir notamment sur la genèse de cette nouvelle collaboration.
Bonjour à vous deux ! Pour commencer, je voulais revenir rapidement sur Altamont. Pour avoir rencontré Charlie Adlard juste avant, il a été dithyrambique.
Herik Hanna : Vraiment ? C’est trop cool, il est adorable.
Redec : C’est mieux quand tu n’es pas là, il se lâche ! (rires)
HH : Franchement, c’était un plaisir, un bel alignement des planètes. J’avais juste « Altamont » et « Charlie Adlard » pour commencer. Voilà, c’est tout. C’était juste après le premier confinement, j’ai eu un coup de fil de Thierry Mornet, vieux collaborateur de Charlie que je connais très bien aussi, et qui me dit « Altamont, Charlie Adlard, ça t’intéresse ? » Donc pas beaucoup d’hésitation, surtout que les muses se sont mises en place très rapidement. Pendant que j’étais encore au téléphone avec Thierry, j’avais déjà les personnages et la route qui commençaient à prendre forme. C’est super quand ça fait ça, parce que des fois tu galères des années pour trouver l’angle d’approche. Et là, c’était quasiment instantané. Donc, après un week-end sans trop dormir sur le synopsis, il était envoyé le lundi, le mardi il me disait que c’était parti. Il n’a demandé aucun changement, c’était exactement ça qu’il voulait faire. Ensuite trois mois de boulot pour le scénario, un mois de traduction, parce que pour papoter avec lui, échanger par mail, pas de problème avec mon franglish un peu approximatif, mais sur le scénario en lui-même je voulais une vraie traduction. Et il se trouve que ma meilleure pote est aussi traductrice, c’est son métier, donc les choses étaient bien faites. Quatre mois plus tard, le scénario complet était arrivé, il n’a demandé aucun changement.
La grosse surprise est de ne pas parler du festival tant que ça.
HH : Non, c’est une pure fiction qui traverse un événement historique et qui respecte ce qui s’est passé. Par contre, le lecteur embarque dans ce van avec les personnages, vous êtes un peu le sixième voyageur de ce van. Dans la première partie, vous apprenez à les connaître pour découvrir aussi l’époque à travers ce qu’ils vont dire, leurs échanges, notamment sur la musique, sur l’air du temps, sur Nixon… Et puis c’est entrecoupé de quelques arrêts sur la route quand même, pour pas rester totalement claustro, bien que Charlie ait adoré. Plus c’est compliqué, plus il aime. Avec cinq mecs enfermés dans un van, il s’éclatait pour les plans de caméra et tout ça. Et une fois arrivé à Altamont, on ne lâche pas nos personnages, on continue de raconter leur histoire parce que c’est un des pires jours de l’histoire du rock mais pour les personnages ça va être un des pires week-ends de leur vie. Et on reste sur leur tragédie au milieu de la tragédie pour le rock.
En parlant de tragédie, on en a encore une dans Le Royaume sans nom, d’un autre genre. Je crois que c’est une idée que tu avais depuis longtemps ?
HH : Depuis 2014. J’ai commencé à travailler dessus à Chambéry en octobre 2014. On devait faire le point avec Bruno Bessadi pour savoir ce qu’on avait envie de faire ensemble après Bad Ass. Je glisse encore un mot sur Bruno, parce que sans lui le projet n’aurait pas cette forme… sans toi non plus, Guillaume !
R : C’est vrai, je le reconnais, c’est lui qui a allumé l’étincelle.
HH : Je revois la scène, en bas de l’hôtel, Guillaume était là d’ailleurs. Bruno me dit « moi je veux faire Conan le barbare avec des animaux, et toi, tu veux faire quoi ? » Je lui dis « je veux faire Richard III dans l’espace ». Donc il y a eu un petit blanc, et je dis « et si on faisait Richard III avec des animaux ? » Il me dit « ah ouais, ok, d’accord, mais avec de l’action aussi. » Oui, dans une tragédie il y a de l’action. Je suis parti dans mon coin, j’ai écrit mon scénario comme d’hab, seul, et quelques mois plus tard je lui ai fait la surprise. J’ai envoyé les 22 premières pages pour dire que c’était déjà en cours, je lui ai demandé si ça le tentait. Il l’a lu, il a beaucoup aimé. On avait alors rendez-vous avec un éditeur pour lancer le projet et puis ce jour-là, il m’a dit « écoute, je n’ai pas osé te le dire par mail ou par téléphone, j’ai beaucoup aimé mais c’est plus du tout Conan, y a pas beaucoup d’action. » Pour ceux qui connaissent la fin de l’histoire, du côté de Bruno, il a finalement fait un recueil d’illustrations sur Conan, qui est magnifique, et ensuite il a réussi lui aussi à faire sa série qui s’appelle L’Ogre lion et que j’ai hâte de lire parce que je ne l’ai toujours pas lue, comme toutes les autres séries anthropomorphiques depuis neuf ans, pour ne pas voir ce qui se fait ailleurs. Au moment où Bruno est parti, il y a eu un stop, forcément. Est-ce que je devais continuer tout seul ? Surtout que j’avais encore beaucoup de boulot sur Bad Ass, Détectives, tout ça. Il a fallu attendre que monsieur Redec soit dispo parce qu’il bossait aussi sur Bad Ass. Et donc c’est reparti en 2017 avec Guillaume. J’ai fini l’acte 1 en 2017, on a signé avec Glénat en 2018, j’ai tout de suite écrit l’acte 2 en 2018. Par contre, Glénat voulait la série complète. Ce qui nous a encore retardés par rapport aux complications de départ, c’est qu’on a fait ce qu’on appelle dans le métier du frigo. C’est à dire que Guillaume a terminé l’album, mais on ne l’a pas sorti, il a terminé l’acte 2, on ne l’a pas sorti non plus. Pendant ce temps-là, le timing des couleurs s’aligne et on attend que Guillaume soit à peu près à la moitié du tome 3 pour sortir le premier. Comme ça, les lecteurs ont l’histoire complète en un an et demi.
Ça ne doit pas être évident pour des auteurs de devoir patienter.
HH : C’est plutôt une bonne nouvelle pour nous parce que ça veut dire que l’éditeur croit dans toute la série, il n’y a pas de mauvaise surprise, de « ça n’a pas marché, on ne fait pas le tome 2 ». Il peut y avoir des complications de leur côté aussi, qui fait qu’une série doit être raccourcie ou non. Mais ils étaient partants pour les trois tomes et ça c’était très bien.
Mais ça fait aussi un long travail, sans nouveauté, sans visibilité…
R : Oui, sans pouvoir partager et avoir des retours… Au bout d’un moment, il n’y avait plus aucun recul sur la série, on croise les doigts en espérant que ce qu’on fait n’est pas mauvais. (rires)
La série arrive en plus à une période où plusieurs autres ont exploité ce style.
HH : Ouais, c’est ce que j’ai dit en live Twitch l’autre jour. Pour citer La Fontaine, rien ne sert de courir, il faut partir à point. Si vous vouliez faire de l’anthropomorphisme il y a dix ans, il fallait et courir vite et se lever à point ! Si tu regardes les dessinateurs avec qui je travaillais à l’époque, que ce soit Julien Motteler, Bruno Bessadi, Sylvain Guinebaud, ils font tous de l’anthropomorphisme.
R : Je pense que ce sont des envies communes. Il y avait un manque, on en parlait déjà en salon à l’époque, tout le monde constatait qu’on n’en voyait plus beaucoup.
HH : Blacksad a placé la barre tellement haut qu’il n’y a pas eu grand chose après. C’était tellement beau que personne ne voulait s’y frotter.
R : Il a aussi apporté la patte de l’anthropomorphisme pour une série adulte. C’était aussi ça, la nouveauté. Avant, De cape et de crocs, les séries comme ça, c’était plus tout public. Blacksad, rien que la couverture, le fond noir pour le premier, les couleurs… c’était complètement un film noir. Et c’était un peu ça, la nouveauté. Et puis le talent, forcément.
Justement, comment as-tu travaillé pour trouver ton style au milieu de tout ça ?
R : Je suis vraiment parti de l’animation. Au fur et à mesure où on avance, ce sont toutes les questions d’anthropomorphisme qui arrivent et qui se posent d’elles-mêmes. Est-ce qu’ils ont des chaussures ou pas de chaussures ? Si on fait des chaussures, ceux qui ont des pattes peuvent en avoir, mais ceux qui ont des sabots n’en ont pas. Est-ce qu’on laisse les sabots, est-ce qu’on fait des mains à tout le monde ? Est-ce qu’ils ont des cheveux ? Est-ce qu’ils font leurs tailles respectives ? Si on fait les tailles respectives, il faut des maisons à la Zootopia, avec des maisons de souris… Alors ça par contre, j’ai triché. Je l’ai mis de côté parce qu’après ça devenait trop compliqué pour construire la ville de faire des maisons pour girafe, pour éléphant… Donc j’ai volontairement mis ça de côté, en mode les éléphants vont dans des maisons qu’on ne voit pas, on va dire ça comme ça. Et du coup tu as une architecture réaliste. C’était aussi le but, avoir un contraste entre le style graphique des décors et le style graphique des personnages. Si tu regardes les décors, j’aurais bien aimé un niveau de dessin plus intéressant, avec des décors qui se tordent, des vieilles ruelles et tout, mais on voulait rester dans une ville droite, avec un décor réaliste parce que le cadre c’est un peu plus ça. Déjà que les persos partaient sur le cartoon, si les décors aussi étaient cartoon, ça devenait vraiment compliqué. Le contraste histoire/graphisme, ça s’éloignait de la tragédie. Et puis ça permet d’avoir un contraste… je ne sais pas si ça se voit sur la couleur, mais il y a une différence de traitement. Il y a beaucoup plus de textures et de hachures sur les décors alors que les persos restent en ligne claire. C’était pour, d’une certaine façon, avoir la différence comme en animation, avec le perso qui ressort du décor, ne serait-ce que par le style graphique. Du coup, pour les influences c’était vraiment le cinéma d’animation, même japonais. Souvent les gens citent les mêmes références, mais pour moi, le Sherlock Holmes de Miyazaki, pour les chiens, ça a été la référence. Disney, c’est la référence commune à tout le monde. On dit anthropomorphisme, tout le monde pense Disney automatiquement.
Suivant les personnages, on peut ressentir une influence différente.
R : Les persos, ça se décante au fur et à mesure. C’est un peu comme une sculpture qui devient de plus en plus précise. Plus tu le dessines, plus tu commences à le choper vraiment comme tu veux qu’il soit. Et sur ce tome là, ça a été un peu une plaie, on va dire, parce que je les ai trouvés arrivé au tome 2. Du coup, j’ai dû reprendre le tome 1.
J’allais te demander si tu avais travaillé longtemps à l’avance pour les trouver.
R : Il y a eu beaucoup de préproduction, pendant presque tout Bad Ass, en arrière-plan. J’ai commencé à bosser parce que je ne savais pas dessiner les animaux, en fait. On en avait deux-trois dans Blind Dog Rhapsody, mais refeuillette-le, regarde le tigre et vois celui de maintenant… Dieu merci, tu vois qu’il y a eu du boulot, on va dire. (rires) Il y avait un côté plus cartoon, c’était plus fun, mais, à part deux-trois personnages, on ne rentrait pas dans les expressions cartoon. Il y en a deux ou trois qui ont un rôle comique où des fois je me le permets parce que le but est de faire rire. Donc ce sont des méthodes qui permettent d’accentuer ça. Mais la plupart des autres jouent comme des personnages réalistes, avec des expressions plus humaines entre guillemets.
Et tu as donc senti l’évolution sur le tome 2 ?
R : C’est ça, arrivé au tome 2 j’ai commencé à vraiment choper mes personnages principaux. Là on commençait à avoir un problème parce que ce n’était pas qu’ils évoluaient, ils commençaient à ne plus être les mêmes. Pour pas mal de persos principaux, j’ai fait un remaster. J’ai pris un mois et demi, je crois, pour remettre les persos comme ils étaient dans le 2. C’est l’énorme avantage du frigo pour ça, parce que s’il était parti dans les ventes… C’est assez horrible en tant que dessinateur quand on n’est pas vraiment content du boulot et qu’on voit que c’est parti dans la nature.
Quel était l’avantage de l’anthropomorphisme pour toi, Herik ?
HH : J’ai vu l’intérêt de l’anthropomorphisme parce que Jean de la Fontaine, parce que moi aussi j’ai grandi avec plein de références anthropomorphiques, pas seulement le célèbre studio aux grandes oreilles. On avait Les Trois mousquetaires aussi, avec des chiens. Et puis le Sherlock Holmes de Miyazaki. J’avais un oncle qui avait – petit, j’étais fasciné par ça – La Bête est morte !. C’est Edmond Calvo qui parlait de la Seconde Guerre mondiale avec un style très Tex Avery. Et puis avec Guillaume, je crois qu’il y a un truc, même sur Blind Dog Rhapsody c’était déjà ça, c’est qu’on aime bien mélanger le cartoon avec des thèmes matures. Moi ça me fait penser à des trucs que j’ai vu trop jeune, genre Fritz the Cat, avec ces chats obsédés sexuels. Je l’ai vu trop petit, tu vois, je ne comprenais pas pourquoi le cartoon était aussi mature. Il y a aussi Peter Jackson avec The Feebles où il mettait en scène des marionnettes, toutes défoncées et obsédées sexuelles.
R : C’est le Muppet Show sous stéroïdes, LSD, cocaïne et tout ce que tu veux.
HH : Très trash. Dans un autre style, on garde ce mélange de genres avec un traitement cartoon, mais un récit mature qui épouse vraiment la tragédie. Une tragédie décalée parce qu’il y a beaucoup plus d’humour que dans un Shakespeare classique. Mais il y a du sexe et il y a de la violence ouverte, visuelle et graphique. Il est sympa le petit lapin, mais ne t’y attache pas trop parce qu’il n’a plus de tête dans deux pages. (rires)
Tu as aussi beaucoup travaillé les dialogues, on le sent.
HH : De tout ce que j’aime dans ce métier, c’est sans doute ce que j’aime le plus. En tout cas sur la partie quand je suis encore tout seul, c’est bosser le dialogue, vraiment. Et là, c’était une super opportunité de reprendre ce ton un peu théâtral, suranné, daté. Un peu lourd, mais justement jouer avec pour que ça soit moins lourd, que ça soit fun, que ça soit aéré et musical quand on le lit. C’est de la prose, il y a des rimes libres qui reviennent souvent. En fait, j’ai eu un peu le même problème dans Détectives où je devais noyer le poison pour mener l’enquête, il doit y avoir beaucoup d’éléments pour tromper le lecteur et arriver à une fin.
R : Je peux poser une question aussi ?
Bien sûr ! (rires)
R : Juste après la scène d’intro, le fait que tu mettes une page d’humour, c’était conscient, un volontaire cassage de ton, après les cinq pages de discussion entre le fils et la mère ? On est vraiment dans la tragédie, dans le drama, et on dirait que la page d’après on est direct dans l’humour.
HH : Ça fait six ans qu’on bosse sur ce putain de bouquin et tu te poses encore des questions ?! (rires) Mais oui, c’est pour casser. On a une introduction, un long dialogue entre une mère et son fils, très intime, et on casse tout de suite ça avec une magnifique double page où on voit le théâtre des événements. Ils viennent d’en parler pendant cinq pages et bam ! On casse le rythme avec une belle double page sur le sujet en lui-même, c’est à dire ce royaume, ce palais, cette ville.
R : Ça représente aussi les deux échelles, le côté intime et le côté grandiose, le micro et le macro.
C’est quand même un sacré défi d’avoir des personnages anthropomorphiques, de la tragédie, beaucoup de textes à caser…
R : Alors ça, j’ai de l’expérience maintenant. Ca fait quand même quelques albums qu’on fait ensemble, où je dois jouer avec ces bulles pour avoir des planches qui restent fluides et visuellement parlantes. Franchement, c’est même plus naturel. Après, sur l’alternance de tons, par contre, c’est un bonheur. Tu as une séquence drama, donc tu as un type de mise en scène et là tu peux te lâcher, puis tu as une séquence d’humour, là tu es limite en récréation, tu peux vraiment faire jouer les personnages. Après tu vas avoir une section aventure/action, en tant que dessinateur c’est du bonheur. Tu n’as pas de routine, ce sont trois genres qui sont intéressants à traiter.
Le tome 2 va donc venir vite.
R : Oui, on l’a appris sur le site de la Fnac, ce sera le 20 mars.
Et vous réfléchissez déjà à la suite ?
HH : Oui, on ne pourra pas t’en dire beaucoup car rien n’est défini, mais c’est en cours. Ça fait quinze ans qu’on bosse ensemble, et on retravaillera ensemble après cette série.
R : Ça marche bien, on a trouvé nos méthodes de travail, chacun s’y sent bien.
HH : C’est marrant parce que ça a été très compliqué au début… enfin, très compliqué… J’avais du mal à te suivre.
R : Oui, il a fallu qu’on se connaisse, qu’on se découvre, sur les façons de travail, les rythmes.
HH : En fait, il aime travailler comme moi, dans son coin, et il faut lui faire confiance pour ça. Et ça prend du temps de se connaître. Maintenant on a ce côté bicéphale, on a des horaires de boulot qui sont marrants. C’est 17h-20h et ensuite c’est minuit-5h du mat.
R : Ah oui, tu es vraiment calé comme moi ?
HH : Quand je veux travailler avec toi, oui ! (rires)
R : C’est pour ça que les dédicaces, des fois… le changement de rythme, c’est dur, c’est pour ça que j’ai la tête d’un raton laveur, c’est pas un cosplay. (rires)
Herik, ton actualité ne s’arrête pas là, avec une autre nouveauté en 2023.
HH : Oui, Douze, mon dernier album chez Delcourt avec Hervé Boivin. Celui-là, il m’a pris vingt ans. Vingt ans pour moi, sept pour le dessinateur. Il sortira dans une semaine et il sera très différent, c’est un polar en huis clos. Bien violent. Un mélange entre le polar hardboiled et le huis clos à la Agatha Christie.
Tu reviens un peu à l’esprit de Détectives ?
HH : Non, tu verras, c’est encore différent. A une journaliste qui avait appelée Agatha Christie la « reine du crime », elle avait répondu « je ne suis que la duchesse de la mort ». Eh bien, il y a la trace de la duchesse dans Douze.
Tu l’as porté longtemps car tu ne trouvais pas le ton ?
HH : Non, j’ai galéré douze ans avant de faire ce métier à peu près. En 2004-2005, c’est le moment où j’ai senti que ça y était, je commençais à arriver à une maturité. Douze était un de ces vieux projets que je ne voulais pas lâcher parce que je trouvais que j’avais un certain niveau. J’avais envie de défendre ce projet mais ça a été compliqué, parce qu’avec Delcourt on a envisagé que ça ne soit plus seulement un seul tome, mais un diptyque. Puis une mini série. Ensuite une mini série avec une origin story… J’ai travaillé avec un dessinateur pendant un moment, mais il voulait aussi apposer sa marque dans le scénario, pour travailler à quatre mains. C’est là que je me suis rendu compte que je ne pourrais jamais travailler à quatre mains. C’est là que ça s’est mal passé, car je ne sais pas faire ça. Je ne sais pas faire à quatre mains. Tout ça pour revenir à la forme initiale, à savoir un seul volume. Et enfin, on a signé en 2016 avec Hervé Boivin. J’ai adoré bosser avec lui, c’est un super dessinateur. Par contre, au bout d’un an, un an et demi, on avait la première deadline et il n’avait fait qu’un dixième de l’album, donc c’était mort. Pas grave, on repousse d’un an ou deux. Il avait fait 15% de l’album. Deux ans après les deux premières deadlines, on oublie les deadlines. « Tu prends le temps qu’il faut ». Il a pris son temps.
Et le Covid n’a peut-être rien arrangé.
HH : C’est selon. Suivants les artistes, ça les a motivés ou ça les a déprimés.
R : Pour moi, ça n’a rien changé. (rires) Le confinement, c’était vis ma vie d’auteur de BD. C’était le début du tome 1, là où j’attaquais l’encrage. Du coup, je me suis lâché sur l’investissement de temps dans les planches et, une fois que le confinement s’est terminé, il y avait 15/20 planches faites comme ça, il fallait tenir ce rythme. Il a fallu accélérer parce que, pendant le Covid, on pouvait un peu plus prendre son temps. C’était une espèce de parenthèse assez bizarre. Il n’y avait pas les mêmes besoins financiers, vu qu’on n’était pas dehors, personne ne dépensait rien. Une fois que ça s’est terminé, on s’est dit qu’il fallait tenir la ligne maintenant. En plus, c’était mon premier grand format, donc c’était l’occasion d’envoyer un peu plus la sauce, comme on dit. Le problème du format comics, c’est que tu dois tenir un certain rythme, ce n’est pas payé le même prix, et tu ne peux pas investir autant dans les décors, dans les arrière-plans… Là, le plus gros budget c’est les figurants en arrière-plan. Dans toute la séquence de fin – je ne spoile pas – pendant le banquet, il y a au moins 50-60 persos par page si on compte tout, et à chaque fois ils sont dessinés. Par contre, ça a été un sacré entraînement du coup, toute la séquence de fin, à force de dessiner des animaux, des animaux, mais vraiment à la chaîne, ça m’a servi. C’est quand même un art d’itération. C’était un mal pour un bien… enfin, pas un mal mais… J’ai des codes couleurs sur les planches, quand elles sont storyboardées. Il y a les vertes, les jaunes et orange, les rouges. Eh bien, il n’y avait vraiment pas beaucoup de vertes dans ces albums ! C’était un camaïeu d’orange et rouge. Beaucoup. (rires) Et il y avait pas mal de rouge dans le tome 1. Alors ce n’est pas forcément la difficulté en tant que dessinateur, c’est plus le budget temps pour à peu près s’organiser. Quand tu fais ton code couleurs et que tu recules, tu vois l’album et tu vois le camaïeu, le vert est rare quand même… « bon, va falloir s’y mettre ! »
HH : Juste un mot sur Lou, le coloriste, qui a encore fait un travail incroyable et qui était déjà le coloriste de 7 détectives et toute la série Détectives. C’était un plaisir. En amont, quand on a signé chez Glénat, on ne savait pas quel coloriste on avait et on en rêvait vraiment. On se disait « imagine, imagine que c’est lui. »
R : Ça fait dix ans que je voulais bosser avec lui.
HH : On se disait qu’il faudrait un genre de Lou. Et on n’osait pas espérer que ça soit lui. On lui a proposé avec l’envoi du scénario et tout de suite il a dit oui.
R : C’est le projet qui l’a séduit et il a encore fait un super boulot.
C’était dur à dessiner, mais à coloriser aussi, sans doute.
R : C’est un sacré boulot. Pour la fameuse double page de l’intro, il a mis autant de temps que moi, c’était deux semaines chacun. Deux semaines de colorisation sur une double page, c’est juste énorme. Et c’est ma faute parce que j’ai mis beaucoup de détails, donc beaucoup d’aplats et beaucoup de travail d’orfèvre entre guillemets. Il a fait un boulot monstrueux parce que, sur la couleur, c’était aussi une question de ton. C’est pareil pour la couv, il fallait une patte graphique, que ça donne le ton de la série. Que ça n’aille pas à contre-courant du cartoon mais pas trop dans le sens du cartoon non plus. Il fallait que ça respecte le style mais que, quand les gens feuillettent, ça ne fasse pas BD jeunesse dans la colorimétrie. Alors que c’est quand même un coloriste qui a déjà sa palette. Quand tu as un peu l’œil et que tu connais son boulot, tu peux feuilleter et dire « ça, je pense vraiment que c’est du Lou ». Et il a fait du Lou. Et c’est un bonheur.
Merci beaucoup à vous deux !
Propos recueillis par Arnaud Gueury.
Interview réalisée le 29 octobre 2023.
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