En plus d’être un fidèle soutien de la Ribambulle (il avait réalisé notre carte de vœux 2016 rendant hommage à Jacobs), Guilhem met actuellement son talent au service d’une étonnante série, Les Trois Fantômes de Tesla, conçue avec Richard Marazano. Ensemble, ils ont imaginé un récit de science-fiction autour de ce personnage, et plongent leurs lecteurs dans une très belle ambiance. Notre venue à Angoulême était l’occasion rêvée de recroiser Guilhem dans sa ville de résidence et de l’interroger sur cette trilogie et éventuellement sa suite !
Première question, qu’on doit vous poser tout le temps : comment vous êtes-vous retrouvé à travailler sur ce projet ?
C’est un projet que j’ai entamé en parallèle à ma série Zarla chez Dupuis. Parce que je sentais bien qu’on était sur la fin. Anticipant qu’on allait nous demander de l’arrêter, je suis parti en quête de quelque chose pour me retourner. Richard Marazano était au courant que je recherchais un projet à développer, dans un autre style si possible. C’est quelqu’un que j’ai rencontré quand je suis arrivé sur Angoulême en 1992 ; il était étudiant à l’école, et moi, débutant dans la bande dessinée chez Spirou. On s’est rencontrés et sommes devenus amis à cette période-là. Ça fait plus de 20 ans qu’on suit ce que fait l’un et l’autre, et qu’on avait envie de travailler ensemble. Donc, parallèlement à Zarla, je lui ai demandé s’il n’avait pas une idée de projet qui pourrait m’aider à développer un dessin plus semi-réaliste. On a mis un certain temps à trouver un sujet qui nous plaise à tous les deux. On est d’abord partis sur des adaptations de contes et légendes d’Indiens d’Amazonie, mais au bout de deux pages j’en avais déjà marre (rires). J’ai alors pensé à Nikola Tesla. C’est un personnage qui me fascinait depuis un certain temps. Je me disais qu’avec la vie qu’il a eue, il y avait moyen de faire une chouette série. J’ai donc demandé à Richard si un projet autour de Tesla le brancherait. Et il m’a dit : « Oui, carrément ! J’ai fait des études scientifiques et une de mes thèses de fin d’étude portait sur les inventions de Nikola Tesla donc je connais bien. Je suis partant. ». Après, il fallait qu’on choisisse un angle : plutôt biopic, plutôt science-fiction… Tesla, c’est un personnage qui a aussi donné tout un pan des théories du complot : certains pensent qu’il a inventé plein de choses qui sont encore cachées par les gouvernements et qui sont développées en secret… On voulait aussi exploiter ce côté-là du personnage. Donc on est plutôt partis sur un récit science-fiction pour pouvoir nous amuser avec tout ça. Voilà comment est né ce projet.
Effectivement, ça change d’un univers plus fantaisiste comme celui de Zarla. C’est donc une volonté de votre part. Comment on passe d’un univers à l’autre ? Vous aviez déjà travaillé un peu ce type de personnage ?
Non, non, avant cela, j’avais travaillé sur d’autres projets de séries plus semi-réalistes. Dont un avec Richard, d’ailleurs, aux alentours de 1998. C’était un projet qui s’appelait Veronica 1903, et qui aurait conté les aventures d’une suffragette dans le Londres victorien. J’avais essayé de développer de belles ambiances de ville. Avec Londres, il y a de quoi s’amuser : les effets de brume, les ruelles glauques… Donc je pense qu’il y avait déjà en germe cet aspect que nous avons exploité, plus tard, dans Tesla. C’était moins réaliste que Tesla, mais nettement moins caricatural que Zarla. À la réflexion, je pense que Veronica a été l’embryon de Tesla : on a fini par repartir sur un type de récit au traitement semi-réaliste dans une ville au potentiel d’ambiance très fort : de Londres, nous sommes passés à New York, où il y a de quoi s’amuser aussi, visuellement parlant. On a davantage lorgné vers la science-fiction, ceci dit : on a développé tout un tas de designs inspirés de ceux de la science-fiction des années 30-40 et d’un auteur qui nous a tous les deux influencés depuis qu’on est gamins : Jacobs. On s’est très vite dit qu’avec Tesla, il faudrait une ambiance à la Jacobs. Puis les robots et autres engins nous sont venus en tête, et on a eu envie de concrétiser tout ça.
On pourrait imaginer Blake et Mortimer arriver…
Bien sûr ! Et puis, c’est vrai que les complots scientifiques sont aussi présents dans Blake et Mortimer.
Pour se mettre dans l’ambiance, il faut beaucoup d’imagination mais de documentation, aussi, je suppose…
De la documentation, il en faut oui ! Surtout pour quelqu’un comme moi, qui ne connaissais New York qu’à travers les séries télé ou les films. J’avais donc une image mentale de New York qui ne correspondait pas à ce que c’est vraiment. Comme j’en étais conscient, on a décidé, au début du projet, de passer deux semaines sur place, pour s’imprégner de l’ambiance de la ville. On avait besoin d’aller voir concrètement certaines choses : tiens, si je suis à Manhattan et que j’ai envie d’aller à Brooklyn, par où je passe ? Est-ce que c’est possible de le faire à pied ? Pour rendre le récit crédible, il fallait être dans la ville et voir ce qu’il est possible d’y faire ou pas, tout simplement. Et c’est là que je me suis aperçu que l’ambiance fantasmée de New York ne correspond pas du tout au réel. Dans ce livre-là, ce que j’ai essayé de faire, c’est de retranscrire les émotions que j’ai eues sur place. On s’est cantonné aux endroits qui n’ont pas énormément bougé depuis les années 40 : Wall Street, Times Square, les quartiers d’affaires, tout ça, ça ne nous intéressait pas. On était vraiment sur les quartiers qui sont encore « dans leur jus ». Et il y en a pas mal, des endroits aux immeubles de guingois, pour lesquels on sent que de la matière a été posée, puis que ça s’est décollé et qu’on a reposé d’autres matières dessus, où tout est bricolé, comme ça. C’est ce côté bricolage que j’ai essayé de rendre un peu à ma manière dans le bouquin.
Et vous aviez déjà trouvé l’éditeur à l’époque ?
Oui, oui. Ça s’est signé très vite. En fait, Dupuis m’a annoncé en plein salon d’Angoulême que Zarla s’arrêtait. Heureusement, j’avais développé quelques pistes… Mais il n’y avait pas encore de planches. Seulement des illustrations, des recherches de personnages, des recherches de robots… Richard, qui avait rendez-vous avec le Lombard pour parler d’un autre projet m’a alors dit : « Tu prends les recherches qu’on a faites sur Tesla, tu viens avec moi et une fois que j’ai fini mon rendez-vous, on va leur montrer ça, et on verra si ça peut les brancher. » Et ça leur a plu tout de suite.
C’est vous qui avez négocié avec eux le voyage à New York ?
Ah ça, non, non, non, non (rires). C’est moi qui l’ai financé.
Un cas un peu étonnant dans cette collaboration, c’est que Richard fait le scénario et les couleurs aussi.
Oui, mais c’est un accident de parcours. Ce n’était pas prévu qu’il fasse les couleurs au départ. Moi, j’ai besoin d’un coloriste parce que c’est quelque chose que je ne maîtrise pas, que je ne sais pas faire. Au Lombard, ils ont fait faire quelques essais par des coloristes. À chaque fois, le résultat était tout à fait professionnel, ce n’était pas du tout leurs compétences qu’on remettait en cause. Mais souvent, on trouvait que dans certaines cases, l’intention narrative n’était pas celle qu’on s’imaginait qu’il fallait… Au bout de 2-3 essais, où Richard disait « oui, non, mais narrativement c’est à côté, c’est pas ça l’ambiance qu’il faut pour cette scène », j’ai fini par lui dire : « écoute, c’est toi le scénariste et tu sais faire les couleurs, donc au lieu de torturer quelqu’un pendant six mois, le mieux c’est que tu les fasses. » Et au bout d’un moment, il en a convenu.
Et il faisait les couleurs après coup ou il y avait déjà des indications ?
Ah non, les couleurs sont arrivées une fois les pages finies.
Ça ne change donc pas la manière de dessiner ?
Pas du tout.
La colo est très rétro. Volontairement, on imagine…
Au niveau de la maquette déjà, on a voulu quelque chose dans l’esprit des éditions Hetzel des romans de Jules Verne, ce genre de choses. Mais on essaie tout de même de donner un aspect contemporain à la bande dessinée, à travers sa mise en scène, ses cadrages, ou ses couleurs. Notre but n’est pas de faire croire, à l’ouverture du bouquin, que c’est la réédition d’une BD des années 40. On a aussi envie que les gens se disent : « ça parle de rétro-science-fiction mais c’est une BD actuelle. »
Dans Zarla, on voyait déjà un peu ça aussi. Vous aimez réaliser des scènes épiques, c’est-à-dire en mettre un peu plein la vue. Zarla, elle avait son gardien qui faisait des…
Hydromel.
Oui ! Des images impressionnantes et pour moins cher que des effets spéciaux au cinéma. Je suppose que c’est un plaisir aussi, d’essayer de faire ces scènes grandioses ?
Oui, oui, tout à fait. C’est un challenge. À chaque fois que je vois arriver ce genre de pages, ma première réaction est de me dire que je ne vais jamais y arriver (rires). Que ça y est, je suis foutu, je vais devoir déclarer forfait. Et puis, à chaque fois, on finit par trouver une solution : on tourne autour de la scène et, à un moment, on a le déclic. On essaie de trouver une aspérité par laquelle attraper la chose et à force tourner autour, on y arrive, on l’attrape et on déroule. C’est vrai que c’est motivant, c’est plaisant à faire, ce genre de scènes, car une fois qu’elle est faite, on ne regrette pas d’y avoir passé autant de temps. Parce qu’au final, il y a un résultat qui fait plaisir à tout le monde. En premier lieu, nous l’espérons, aux lecteurs.
Justement, il y a un peu de science-fiction dans cette ambiance pourtant réaliste : le réalisme pur est quelque chose qui ne vous intéresse pas ?
Si, j’aimerais pouvoir faire de l’hyper-réalisme. Faire des BD où je pousserais encore plus ce travail des lumières. J’aimerais en être capable mais je n’ai pas ce talent-là. J’ai encore un pied dans mes bases graphiques qui sont le dessin d’humour. Et ça, je pense que j’aurai beau faire ce que je veux, ça sera toujours là. Il faut que je fasse avec. Alors, j’essaie de faire des compromis.
C’est très bien comme ça ! Là, vous travaillez sur le tome 3, j’imagine. On sait si ce sera le dernier ou pas ?
Ce sera le dernier tome, oui. Ensuite, je pense qu’on va – tout le monde est partant là-dessus – enchaîner sur un deuxième triptyque mais qui se passerait dans les années 50 et qui serait indépendant du premier. Les deux pourraient se lire sans avoir lu l’autre.
Ça rejoint la question des projets à venir qu’on voulait vous poser…
Avec Richard, on a discuté de la suite à donner à notre collaboration. On a réfléchi à d’autres idées, d’autres pistes. Et puis, finalement, comme on s’amuse bien avec ces ambiances de complots scientifiques, de SF rétro, on a envie de continuer à creuser ce sillon-là. On verra où ça nous mène. Au final, peut-être en aurons-nous marre et aurons-nous envie de faire autre chose. Mais notre désir actuel, pour l’après tome 3, est de remettre un peu de carburant dans la machine Tesla.
Quand vous faites une série, vous vous y consacrez pleinement. Vous ne faites pas autre chose à côté. C’est un choix…
Ce n’est pas un choix, j’y suis obligé parce que mon rythme de production est lent, et que ça me demande énormément de temps et d’efforts de faire un bouquin… Si en plus de ça, je me dispersais, je crois que les gens avec qui je bosse arriveraient vite à bout de patience, et que plus personne ne voudrait bosser avec moi. Déjà, j’imagine que je mets un petit peu les nerfs de tous mes collaborateurs à rude épreuve en étant aussi lent… Mais bon, je pense aussi que les gens qui travaillent avec moi savent que ce n’est pas faute de faire de mon mieux… Je ne me moque pas d’eux ! Si je suis lent, c’est parce que je suis exigeant avec moi-même et que j’ai envie que le bouquin soit le mieux que je puisse faire au moment où je le fais. Et ça, ce n’est pas négociable. À partir du moment où je dois travailler avec quelqu’un, je le mets au courant de ma manière de faire, et c’est à prendre ou à laisser. Je ne peux pas me changer ! Les gens sont donc au courant de la manière dont je fonctionne à partir du moment où on décide de travailler ensemble. Et ça se passe bien.
C’est prêt quand c’est prêt.
Voilà !
Merci beaucoup et bonne continuation !
Merci à vous.
Propos recueillis par Nicolas Raduget.
Interview réalisée le 24 janvier 2019.
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