
Profitant de la venue pour la première fois de l’éditeur Kennes à Quai des Bulles, nous avons souhaité rencontrer Dan Verlinden pour parler de l’album Rages et aussi, bien sûr, pour évoquer avec lui sa longue complicité et collaboration avec Tome et Janry, créateurs du Petit Spirou et derniers auteurs « cultes » de Spirou et Fantasio. Ce fut pour nous un très bon moment et on espère que pour vous, lecteurs, ça le sera aussi.
Bonjour Dan, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions.
Avec plaisir.
Pour commencer, l’histoire de cette série, Rages, est un peu compliquée puisque la genèse est très longue. Ça fait quoi, dix-huit ans, que le projet est né ?
Oh, plus…
Comment, on en arrive à le dessiner dix-huit ou vingt ans après ?
C’est-à-dire que j’ai fini cet album il y a vingt ans, peut-être un peu plus, je ne sais pas, je n’ai pas fait le calcul exact… Et il se trouve que la maison d’édition dans laquelle ça devait paraître a dit que ce ne serait pas publié. Du coup, on a eu du mal à récupérer nos droits et puis, à un moment donné, ça s’est fait, vingt ans après. J’ai retouché quand même toutes les pages. J’ai refait toutes les couleurs, j’ai retravaillé toutes les planches une à une…
C’est ça qu’on se dit : entre le début et maintenant, l’approche graphique a forcément dû évoluer.
Oui, mon approche graphique, oui. Ce n’était pas évident d’ailleurs de ne pas tout recommencer. Il y a un jus qui est différent maintenant. Mon trait… je ne vais pas dire « trait », mais mon énergie est forcément différente. Je ne dis pas qu’elle est mieux ou moins bien mais ce que j’ai fait à l’époque, je ne pourrais plus le faire maintenant. Et inversement.
C’est-à-dire que le tome 2 ne sera pas dessiné exactement de la même manière ?
Je ne vais pas changer totalement de style mais, forcément, j’ai appris beaucoup de choses en vingt ans. Ce serait malheureux que je n’aie pas appris beaucoup de choses. C’est ça qui est bien d’ailleurs en art et en dessin, c’est qu’on peut toujours apprendre. Et être meilleur. Ou en tout cas essayer d’être meilleur.
Suite à la disparition de Philippe Tome, il y a un nouveau scénariste, pour le tome 2, qui est Joël Hemberg. Comment ça se passe ? Ça s’est fait comment ?
C’est un vieux copain aussi. Moi, j’ai l’habitude de travailler avec des amis (rires). Quand Philippe est parti, je lui ai proposé naturellement de prendre la suite mais c’est un peu ingrat comme tâche… Passer après un Philippe Tome, ce n’est pas évident.
Et il y avait une ébauche de ce second volume ou pas du tout ?
Non. J’ai passé quasiment vingt/vingt-cinq ans avec Philippe, on se voyait quasiment tous les jours, on a fait le tour du monde… Forcément, on en a discuté, de la suite ! Mais Philippe était un scénariste qui n’écrivait jamais à l’avance. Il attendait toujours que ma planche soit finie pour commencer à scénariser la suite (rires). Parfois, ça prenait un peu de temps ! Il y a des avantages et des inconvénients à cette technique, pour le dessinateur il faut toujours attendre, on est un peu dans l’expectative, on ne sait pas toujours vers quoi ça va aller. Par contre, ce qui est bien, c’est qu’il en profitait pour rebondir sur ce qui venait d’être fait. Donc certains trucs pouvaient être mis en valeur et d’autres, qui passaient moins bien, qui étaient censés avoir plus de place peut-être parfois, disparaissaient. Ça a toujours été très interactif. Et j’essaie de bosser comme ça aussi avec Joël.
Vous avez hésité à continuer ou à partir sur un autre projet ?
Il se trouve que parfois la vie est un peu bizarre. Quand Philippe est parti, je me suis retrouvé sur un Soda qui n’était pas terminé et j’ai signé entre temps chez Kennes pour une autre série. Mais je n’avais plus vraiment de boulot qui me rapportait assez d’argent… et j’ai, à ce moment-là, pu récupérer les droits de Rages. On avait déjà proposé nos planches à Kennes donc eux étaient déjà d’accord, du temps de Philippe, mais on n’avait pas encore officiellement les droits. Je ne sais plus quelle était la question… Ah oui, forcément, quand on nous dit non, on rage – c’est le cas de le dire – et puis, quand on voit que ça bloque et qu’on ne veut pas nous rendre, il faut passer à autre chose. Moi, je suis retourné sur Le Petit Spirou, après j’ai pu travailler sur Soda. Et pareil, avec Soda, ça s’est arrêté en plein milieu…
Là, en ce moment, vous travaillez sur le tome 2 de Rages ?
On travaille à la conception et, comme j’avais entre temps signé chez Kennes pour une autre série qui s’appellera Silo, là, il me reste dix pages à faire, sur un album de 64. Peut-être qu’il y en aura une ou deux en plus.
C’est plus que bien avancé.
Oui oui.
Pour Rages, vous avez un éditeur compréhensif ? Il ne vous a pas mis une échéance ?
Non, parce qu’il a aussi très envie que cet autre projet sorte, car on signé avant. J’avais déjà entamé Silo avant de proposer ça chez Kennes.
Ça va parler de quoi ? On peut le savoir maintenant ou il faut attendre encore un petit peu ?
C’est encore de la SF mais ça n’a absolument rien à voir avec Rages. Ce n’est plus animalier. Avec Joël Hemberg ici aussi, on vise peut-être un public un petit peu plus large, plus jeune peut-être… avec un peu d’humour mais ce n’est pas non plus du gag.
Aucun rapport avec le roman de Hugh Howey ?
Non, non. D’ailleurs, ça ne s’appellera pas juste Silo. Ça s’appellera Les Voyages de Silo. C’est le prénom de la gamine. On ne savait pas, en fait, quand on a trouvé ce prénom. On trouvait ça chouette, ça sonnait bien… et on a nous a dit « ah mais ça existe, Silo, c’est un truc… » Je ne l’ai toujours pas lu d’ailleurs… Ça n’a vraiment rien à voir ou si ça a à voir, ce n’est vraiment pas de chance. (rires)
Le Soda que vous faisiez, ça s’est arrêté…
J’ai 30 pages qui sont finies du suivant [le tome 14] et comme Philippe n’était pas quelqu’un, comme je l’ai dit tout à l’heure, qui écrivait à l’avance, la fin n’est pas écrite. Il m’en a raconté beaucoup ! Mais il ne l’a pas écrite.
Ça ne vous donne pas envie de vous en charger ?
Si, bien sûr. Mais ce n’est pas évident. En plus, ce n’était pas un scénario très simple. Il s’appelle Révélation. Tout l’aspect révélateur justement se passait… à la fin. Je dois me mettre à sa place et être meilleur que lui, ce qui n’est pas possible. Donc je vais faire différemment.
Justement, on vous connaît aussi et surtout pour votre collaboration voire votre amitié très proche avec Tome et Janry depuis plus de vingt-cinq ans, sans vouloir vieillir tout le monde. On imagine qu’on apprend tous les jours à côté de ces gens-là. Est-ce que le génie se transmet ?
Moi, quand je suis arrivé à l’atelier, ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. Ils cherchaient depuis un certain temps quelqu’un, ils en ont essayé plusieurs. Je n’étais pas trop motivé parce que je l’avais déjà fait [pour Morris et Vittorio Leonardo sur Lucky Luke et Rantanplan]. Comme tout auteur, j’imagine, je voulais faire ma BD à moi. Mais bon, à un moment donné, il fallait croûter et, comme j’adorais Tome et Janry, j’ai été les voir. C’est quand je les ai rencontrés que je ne me suis même plus posé la question : faut le faire. Il y avait une telle énergie et une intelligence… c’est en même temps tout public… c’est drôle, c’était pertinent, on ne prenait pas les lecteurs pour des abrutis… Et ils avaient une classe dans ce travail-là. On ne peut qu’apprendre quand on est entouré de pointures comme ça. Enfin, j’espère, en tout cas, que j’ai appris beaucoup.
Vous êtes arrivé à partir de quel album ?
Je suis arrivé à partir du cinquième, j’ai travaillé sur le cinquième album du Petit Spirou et peu de temps après que je sois arrivé, ils m’ont mis sur Luna Fatale. Là, je me souviens avoir bien flippé. Je travaillais les crayonnés, l’encrage de certains décors, dans la première partie du bouquin.
Arriver comme ça dans une telle série…
Surtout quand on a lu tous les albums qu’ils ont faits.
Ils vous faisaient faire tous les décors ?
Non, ils m’ont fait bosser sur tout, on a tout essayé. Sur une page, par exemple, c’est moi qui ai encré le ciel, les immeubles, mais pas ça [la statue de la Liberté] ! (rires) Bon, il a fallu que je me calibre parce que je n’allais pas du jour au lendemain dessiner comme Janry. C’est un type qui a tellement de facilités, de talent, d’aisance… que ce n’est pas évident. J’ai recommencé des détails pendant toute une journée, à gratter… parce qu’on pouvait bien gratter. C’était un papier bien épais et on grattait avec une lame de rasoir. Je grattais toute la journée, je refaisais, ce n’était pas le niveau (rires). Au bout de la journée, je m’amène près de Janry, je lui dis « je bloque, je n’y arrive pas », « Oh, ce n’est pas grave ! », pfuit, pfuit, en deux secondes, il l’avait fait ! (rires)
Le suivant, Machine qui rêve, c’était un gros changement graphique, vous avez participé ?
Oui mais j’ai participé juste au début, à la création. J’ai fait quelques recherches graphiques pour l’évolution des personnages, et me souviens avoir travaillé sur les 2 ou 3 premières pages.
À l’époque, il avait fait un peu polémique… Et maintenant, on le regrette quand on a vu la suite…
C’est un peu le problème des gros éditeurs. C’est qu’ils prennent rarement des risques. C’est de plus en plus évident : ils prennent de plus en plus de séries qui fonctionnent déjà et puis ils les mettent à toutes les sauces parce qu’il y aura de toute façon un public donc c’est moins risqué de faire ça…
Depuis votre époque, c’est vraiment resté la référence.
D’ailleurs, il s’est super bien vendu, cet album. Tout le monde était là « c’est quoi ça ? »…
On admire fréquemment sur les réseaux sociaux, vos dessins de Spirou justement, dans Luna Fatale et autres…
C’est gentil !
Janry nous avait confié son lien viscéral à Spirou, même quand il a arrêté de le dessiner. On imagine que c’est un peu pareil pour vous.
Oui, moi aussi. J’adore ce personnage. Et puis, j’ai découvert la BD avec Spirou et Fantasio en fait parce que mon prof, qui était Leonardo, me disait toujours : « si vous voulez copier, prenez comme exemple du Franquin… ». À l’époque, c’était copier du Franquin des débuts, parce qu’il était plus académique et moins caricatural. Il y avait plus de bases. Si tu copies une caricature, tu deviens une caricature d’une caricature…
Plus l’époque La Corne de rhinocéros, alors…
Oui, c’est ça. Vraiment, Spirou et Fantasio, c’était ma série préférée.
Là, vous continuez à travailler un peu avec Janry ?
Non, non, non, on ne supporte plus (rires). Non, ce n’est pas vrai.
Il continue Le Petit Spirou, on a vu dans le journal Spirou qu’il a publié quelques planches seul. Passe-moi le ciel aussi.
Oui, il continue. On a pensé retravailler ensemble mais ça ne s’est pas fait, parce que moi j’ai plein de boulot avec mes nouveaux projets…
C’est bien pour vous aussi…
C’est ça.
Vous avez un peu réappris à dessiner, finalement, avec un style complètement différent. C’était aussi pour changer.
C’était à l’époque. Je sortais de la collaboration avec Spirou et Le Petit Spirou et je voulais qu’on ne m’identifie pas qu’à Janry. Sinon j’aurais eu tendance à faire uniquement des dessins à la Janry et ça n’aurait pas été forcément terrible. Le fait d’avoir fait des animaux dans Rages a un peu favorisé la différence et ça, c’est une idée que j’aie eue. Au départ, ce n’était pas prévu comme ça.
Vous vous êtes dit que ce serait plus sympa, pour vous démarquer.
Oui. Et j’aime bien dessiner les animaux, c’est quelque chose que je n’avais jamais fait. J’aime bien faire des choses pour me surprendre un peu.
Souvent, assez logiquement, dès qu’il y a un changement de dessinateur chez Spirou on se dit qu’il faudrait vous demander à vous ou à quelqu’un d’autre de proche de l’époque de Tome et Janry… Ça ne vous a jamais intéressé ?
Si si. J’étais allé chez Dupuis avec la suite, enfin, avec le projet de faire la suite de ce que Tome et Janry avaient fait.
Le Spirou à Cuba ?
Oui, c’est ça. Mais longtemps après… une petite dizaine d’années après qu’ils ont arrêté. Mais ils n’étaient pas intéressés. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’ils voulaient autre chose, quelque chose de nouveau et en même temps un peu dans le vent, un peu manga…
Un peu au moment de la reprise par Morvan et Munuera, et c’est aussi l’époque où ils ont lancé les one-shots. Donc c’est mal tombé.
C’est mal tombé, oui.
Parce qu’avec tous les one-shots qui sortent, on pourrait se dire que vous pourriez très bien en refaire un dans cet esprit-là. On adorerait, même !
Oui, maintenant, ils seraient peut-être un peu plus demandeurs. Mais je n’ai pas le temps.
Ce n’est pas exclu forcément mais ce n’est pas une priorité.
Non, ce n’est pas une priorité. Moi, Spirou, ça reste un rêve de gosse, mais je sais que c’est un cadeau un peu empoisonné quand même, de reprendre un personnage comme ça. Surtout maintenant que je trouve qu’il a été un peu… on ne l’a pas épargné, on l’a mis à toutes les sauces. Ça a un peu dilué à mon sens, l’esprit de la série… parfois avec beaucoup de talent, hein, je ne critique pas les auteurs qui ont travaillé là-dessus, mais je trouve que ça a un peu dilué, éclaté l’univers du personnage.
Très bien. En attendant, on est ravi à l’idée de lire le nouveau projet.
Merci !
Merci à vous et bonne continuation !
Propos recueillis par Chloé Lucidarme, Arnaud Gueury et Nicolas Raduget.
Interview réalisée le 30 octobre 2021.
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