Hervé Tanquerelle, Hervé Bourhis et Hervé, pardon, Franck Bourgeron, sont trois auteurs de bande dessinée à la bibliographie déjà riche et variée. Ils avaient cependant une actualité commune lors de Quai des Bulles 2022, en octobre dernier, puisqu’ils venaient y présenter Le Ministre & La Joconde, mettant en scène un délicieux voyage sur Le France en compagnie d’André Malraux. Rencontre dans la bonne humeur à Saint-Malo, où cette histoire est née…
Merci de nous accorder une interview.
Merci à vous.
On va parler aujourd’hui du Ministre & la Joconde. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous réunir, tous les trois ? Qui a initié ce projet ?
Hervé Bourhis : Alors c’est Franck et moi. Ici, à Saint-Malo, on blague depuis qu’on se connaît sur les barons du gaullisme, on se parle comme des vieux résistants… Et ça faisait longtemps qu’on cherchait à faire une histoire autour de ces gens-là et notamment Malraux, le plus connu des barons. Mais on ne voulait pas faire un biopic classique, on n’a pas trouvé l’axe en fait… Et c’est ici, il y a deux ans, sur le petit bateau-bar des auteurs, qu’on s’est rappelé de cette histoire de la Joconde : elle n’a pas été prêtée sur le France ? On a vérifié puis on a vu que Malraux était dans l’histoire et on s’est dit qu’on tenait un truc. C’est ça le point de départ ! 2019, à Saint-Malo ! Dès le lundi, on a commencé à bosser sur le scénario, on a écrit ça assez vite et on commençait à faire des essais de dessin nous-mêmes, parce qu’on dessine aussi tous les deux, mais on n’arrivait pas à en faire un personnage, à chaque dessin il avait une gueule différente. On n’a jamais réussi à le choper. D’ailleurs, en dédicace là, tous les trois, on fait notre petit Malraux. Moi, il a une gueule différente à chaque dessin ! Toi [s’adressant à Hervé], tu as réussi à en faire un personnage, et Franck aussi, moi non, décidément ! Bref, on n’y arrivait pas et on s’est dit qu’on allait faire appel à un copain. Je l’ai envoyé à Hervé sans conviction parce que je savais qu’il sortait du Dernier Atlas et que ça allait être compliqué… Je n’y croyais pas ! Je lui ai envoyé quand même et il a dit oui. Incroyable !
Oui, Le Dernier Atlas, c’était une grosse entreprise…
Hervé Tanquerelle : C’était un gros boulot ! J’étais en train de bosser sur un projet perso mais qui était loin d’être fini.
HB : Oui, on a servi de bouche-trou !
HT : Et si on me proposait quelque chose, je m’étais dit qu’il fallait que ce soit un projet qui me semble « simple ».
[arrivée de Frank Bourgeron, s’excusant pour son léger retard]
HT : Qu’est-ce que je disais ?
Bouche-trou !
HT : Non, ce n’est pas un album bouche-trou ! (rires) Mais c’est un album qui était le bienvenu parce qu’effectivement, certes il y a de la doc, il y a le France, mais c’est simple, il n’y a pas 36 000 trucs à dessiner. Et puis il y avait le défi de faire de Malraux un personnage de bande dessinée, et tout ça me plaisait. L’histoire me faisait beaucoup rire, déjà, alors qu’elle n’était pas complètement écrite, qu’il n’y avait pas encore tous les dialogues…
Les autres ont écrit ça à deux et vous aviez vos remarques à faire sur le scénario parfois ?
HT : J’ai pu dire deux-trois trucs mais, à l’époque du synopsis, je disais « les gars, il faudrait que ce soit un peu plus rocambolesque ».
HB : Oui, il n’y avait pas la deuxième disparition.
FB : Ça ne marchait pas…
Vous avez échangé tous les trois.
HT : Toujours ! Jusqu’au dernier jour, jusqu’à l’étape des couleurs !
HB : Il y a même une scène qui a été ajoutée, qui n’était pas prévue : la dernière scène de la visite du musée avec Jackie.
La figure de Malraux est délicieusement caricaturée ici. Vous vous moquez des conventions. Dans le dessin, on note l’air blasé du personnel de bord… Malraux, ses envolées lyriques, il est complètement shooté, jaloux comme un pou…
HB : Il est humain, en fait ! Mais c’est tellement la figure du commandeur ! C’était intéressant de casser le mythe.
Quelle est la part de vérité là-dedans ? Vous avez lu des biographies de lui ?
HB & FB : Ah oui, bien sûr !
HB : On a poussé un peu les curseurs mais il était un peu intense. C’est marrant parce qu’il a eu une vie incroyable, il a fait des choses incroyables, mais quand même il a inventé tout un pan de choses. Il lui fallait toujours plus.
FB : Il était mythomane, clairement, romancier de sa propre vie (rires)…
HB : On a juste poussé les curseurs parce que c’est une comédie mais c’était un peu ça, Malraux.
Vous représentez bien l’ambiance guindée sur le paquebot, le personnel qui tire la tronche. Quelle a été votre source d’inspiration ? De la documentation de l’époque ?
HT : Oui, sur le France, c’est pléthorique ! Il y a vraiment tout ce qu’il faut. Sur YouTube, il y a plein de vidéos. D’amateurs aussi : les gens se filmaient avec leur Super 8 pendant leur traversée. Et puis il y a les fans absolus de paquebots et notamment du France, donc en termes de photos… J’ai même acheté un bouquin, pour le coup, parce que c’était intéressant et il était assez beau. Tout ça, je l’ai trouvé facilement. Les fringues de l’époque aussi.
Il y a évidemment pas mal de références à l’histoire contemporaine, forcément. Malraux évoque la Seconde guerre mondiale, la Ve République naissante… Le parcours même de Malraux est évoqué. Est-ce qu’on pense déjà au public visé quand on écrit le scénario ? Est-ce qu’on se dit qu’il faut trouver un petit équilibre et garder une trame compréhensible pour ceux qui seraient pas un peu spécialistes ou amateurs d’histoire ? Ou est-ce qu’on se dit que ça va passer tout seul ?
FB : On a le souci constant de s’adresser à un public divers. Nous, on fait notre histoire comme ça nous intéresse, en déclinant tous les sujets relatifs à Malraux. Et ensuite on fait en sorte que ce soit intelligible pour tous. Il ne faut pas perdre le lecteur. Ce n’était pas une bio de Malraux ! C’était une comédie.
HB : Au final, c’est un peu une bio quand même. Détournée.
FB : Mais pour les gens qui ont les clefs, qui ont les références. C’est un peu comme Astérix au fond : Astérix, il y a ce truc d’être accessible pour tout le monde mais il y a des jeux de mots, des références… Quand vous avez Guy Lux, soit vous le reconnaissez, soit vous ne le reconnaissez pas et ce n’est pas grave !
HB : Moi, j’étais content parce que mon fils de 15 ans l’a lu et il a lu ça comme une histoire de Louis de Funès. C’est un personnage marrant et on s’en fout, finalement. Et ceux qui connaissent, tant mieux pour eux. Le but, c’est qu’on puisse le lire même sans références.
Effectivement, en le relisant, je lui ai trouvé un tout petit côté Louis de Funès. Avec des cheveux.
HT : On y a pensé, enfin moi j’y ai pensé, à Louis de Funès évidemment mais je ne voulais pas en faire une version hystérique de Louis de Funès parce que ça aurait été too much. Et puis alors en terme de documentation, le film Le Gendarme à New York se passe en partie sur le paquebot France donc évidemment que je suis allé piocher là-dedans pour récupérer de la documentation.
Et la quatrième de couverture évoque un album à mi-chemin entre Les Bijoux de la Castafiore et The Party…
FB : Alors, ça, c’est les trucs de l’éditeur.
On voit quand même la couverture des Bijoux de la Castafiore à un moment dans l’album, quelqu’un est en train de le lire.
HT : Oui ! Ça, c’est moi. C’est mes petites marottes. Ça m’amusait.
HB : Tout le côté Tintin, c’est lui (rires).
HT : Et en plus Les Bijoux de la Castafiore est sorti à cette période-là. En septembre 1962.
On comprend en effet le petit lien. La paranoïa, le huis clos… Donc c’est vraiment une comparaison d’éditeur ou vous vous le disiez.
FB : Le huis clos est né au moment où on a eu l’idée de mettre ça sur le France, d’y mettre la Joconde. Un paquebot, c’est un huis clos, et c’est un petit théâtre, donc ça nous convient très bien. Tout est là, il n’y a pas de moyen de s’échapper, il y a une unité de lieu.
HB : C’est un huis clos qui se déplace. Il y a un côté intime mais, comme c’est sur l’océan, il y a aussi des paysages, une grandeur…
HT : C’est à la hauteur de Malraux.
On a également la police d’écriture, la fameuse police Tintin, qui est utilisée. Elle était déjà dans Groenland Vertigo.
HT : C’est inspiré d’Hergé mais ce n’est pas la vraie typo d’Hergé.
C’est vous qui souhaitiez ça ?
HT : En fait, je l’avais déjà utilisée pour Groenland Vertigo dans lequel je faisais déjà un gros clin d’œil à l’univers d’Hergé, et j’ai trouvé qu’elle allait encore très bien fonctionner pour cet album-ci.
Et être chez Casterman, ça a aidé.
HT : Pour Groenland Vertigo, j’avais déjà demandé à l’époque et je crois qu’ils l’utilisent notamment pour les Alix, cette typo ! Donc ça ne les dérangeait pas. C’est une typo qui s’appelle Tintin d’ailleurs et c’est Rudy Spiessert qui me l’a passée. Il l’utilisait pour certains de ses projets.
HB : Et elle sort d’où cette typo ?
Je pense que c’était des fans qui l’avaient faite…
HT : Je ne sais pas du tout d’où elle vient. J’espère qu’elle est libre de droit !
Elle sert pour les parodies de Tintin sur internet…
HB : Oui c’est une typo qui s’inspire de mais qui n’est pas la vraie typo Hergé.
Je ne sais pas si vous avez remarqué mais, dans le résumé, on lit que Malraux tient absolument à garder le tableau dans sa cabine. Ce n’est pas un petit bug ? Parce qu’on le découvre un peu tard dans l’album…
HB, HT & FB : Oui, c’est vrai. C’est marqué sur la quatrième de couv, ça ?
« Le fantasque ministre exige que le chef-d’œuvre fasse le voyage dans sa cabine. »
HT : Ce qui est faux d’ailleurs puisqu’en fait la Joconde ne voyageait pas dans sa cabine.
Message aux lecteurs : ne lisez pas la quatrième de couv ! J’ai aussi une question plus personnelle pour vous, Hervé Bourhis. Il se trouve que je suis de Tours et que j’ai beaucoup souri à la référence à l’Indre-et-Loire dans l’album. Si j’ai bonne mémoire, dans H.O.M.E., il y a aussi un truc sur l’Indre-et-Loire à un moment donné.
HB : Ah bon ?! (rires)
Est-ce que c’est volontaire ou est-ce un pur hasard ?
HB : Je ne m’en rappelle même pas. Je parle de l’Indre-et-Loire dans H.O.M.E. ? Ah bah je suis né là-bas… Mais vous voyez que ce n’est pas très important puisque je ne m’en rappelle même pas. (rires)
Ce n’est même pas un pari !
HB : C’est plus une flatulence spirituelle, je dirais, ça sort tout seul. (rires)
L’album est visiblement très bien accueilli. Est-ce que vous avez déjà expérimenté en dédicace hier ?
HB & FB : Oui, ça se passe bien. Il y a du monde !
HT : L’accueil est chouette, on est contents.
Il s’agit de votre public respectif ou est-ce que c’est Malraux qui peut attirer d’autres personnes ?
HT : Je ne sais pas. Là, les gens qui viennent ont entendu parler de la BD. Certains, je pense, connaissent très peu Malraux.
FB : Moi, les gens ne connaissent pas mon travail, ils connaissent plus le tien.
HT : Je crois qu’ils ont surtout entendu parler de la BD, ça leur a donné envie.
HB : Il y a eu pas mal de presse, ils ont fait pas mal de comm. Mais après, est-ce que c’est notre public ? J’ai l’impression que c’est des gens qui ne nous connaissent pas trop. Enfin, le plus connu c’est Hervé, ça c’est sûr.
FB : C’est la star (rires).
La fin n’est pas totalement fermée. Est-ce que si l’album marche à fond, vous auriez envie d’en faire un autre ?
FB : On en refait 15 derrière ! (rires)
Comme Martine, Malraux à la plage ?
HB : Le tome 2, c’est Malraux à Vierzon ! (rires) [d’un coup de pied mal placé, la table est bousculée et le dictaphone s’envole dans les airs, sans gravité. Fou rire général. C’est le Malraux à Vierzon qui a provoqué ce cataclysme]. Plus sérieusement, il n’y a pas de suite prévue. On bosserait bien ensemble de nouveau mais sur un autre truc !
Vous êtes généralement prolifiques tous les trois même si vous dites que c’est Hervé Tanquerelle la star, vous travaillez également beaucoup. Vous êtes sur d’autres projets en ce moment ?
FB : C’est que notre travail, ça marche pas, mais lui si (rires). Sur d’autres projets, oui, carrément !
HB : Moi, je fais un polar avec Lucas Varela pour Aire Libre… enfin pour Aire Noire maintenant ! C’est vrai qu’ils ont une sous-collection polar qui arrive ! Et puis, on a un projet avec Franck aussi mais on n’en parle pas, c’est trop tôt.
HT : Et puis moi j’ai un projet avec Alain Ayroles, c’est deux ans de boulot donc ça ne sortira pas tout de suite.
Chez Casterman ou pas du tout ?
HT : Non, ce sera chez Delcourt.
Concernant Casterman, est-ce que c’est l’éditeur qui vous choisit ou est-ce que c’est vous qui avez suggéré cette histoire-là ?
HB : On avait envoyé à deux éditeurs et la proposition de Casterman était celle qui nous intéressait le plus.
HT : Ils étaient ceux qui paraissaient le plus excités par le projet.
HB : On a bien fait parce que ça se passe très bien. Comme effectivement, il y a ce petit côté Tintin…
HT : C’est encore mieux !
HB : Ça colle super bien. C’est marrant, on a l’impression que tout a été pensé alors que pas du tout.
Les séquences de drogue, LSD… Ça nécessite une inspiration encore plus particulière que d’habitude ?
HT : Ça a été compliqué, ces pages-là, parce qu’il a fallu tout repenser. Hervé et Franck m’avaient mis des indications genre Kirby, Druillet, les Beatles, Yellow Submarine… En fait, on s’est rendu compte que ça n’allait pas avec l’univers de Malraux et qu’il fallait recoller à son univers, à ses lubies. Donc on a réécrit les textes et on a retravaillé ces trois pages en réfléchissant aux références importantes à y retrouver. Donc ça ressemble plus à un collage surréaliste qu’à un truc psychédélique mais ça marche bien aussi.
Je ne sais pas si vous aurez des réactions politiques…
HB : Ce n’est plus un enjeu politique, c’est fini. C’est historique.
HB, HT & FB : Tout le monde aime Malraux.
Merci à vous et bonne continuation !
Propos recueillis par Nicolas Raduget.
Interview réalisée le 7 octobre 2022.
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