Les doctorants sont souvent incompris par leur entourage qui se demande comment ils font pour se plonger dans des sujets aussi techniques et parfois peu compréhensibles. S’ils véhiculent une image d’intellectuels un peu à part, à mi-chemin entre l’étudiant et le chercheur confirmé, ils sont aussi avant tout humains, et peuvent rire de leurs misères. Carnets de thèse, de Tiphaine Rivière, leur rend hommage à sa façon.
Bonjour Tiphaine, félicitations pour ce premier album ! Pourquoi avoir choisi la BD comme terrain d’expression ? Quelles sont tes influences dans ce domaine ?
Merci ! J’ai décidé de faire une BD plutôt qu’un roman par exemple, parce que pendant ma thèse j’ai étudié des auteurs comme Albert Cohen ou Proust et qu’après eux il m’aurait été difficile d’assumer ce que j’aurais écrit sans tout effacer en permanence ! En bande dessinée, il n’y a pas de pression intellectuelle, les gens attendent une histoire ludique ou un divertissement. Et écrire une pièce de théâtre ou un scénario de film, ça m’aurait beaucoup plu, mais cela implique de trouver beaucoup de financements, de convaincre une équipe de se joindre au projet alors que je ne me sens pas encore valable en tant que scénariste. Avec le dessin, je suis complètement indépendante, et je n’ai besoin que d’un crayon et d’un papier, donc rien d’autre à investir que mon temps.
Comment t’est venue l’idée d’aborder l’univers de la thèse ? Tout a commencé par un blog, je crois…
Oui, j’avais envie de faire de la bande dessinée et, comme à l’époque je travaillais au secrétariat d’une école doctorale, j’ai commencé à dessiner ça. Je me suis transformée en le personnage de Brigitte Claude, une obèse derrière son bureau, parce que ça correspondait à ma motivation pour ce travail… Mon but était d’apprendre à dessiner et à scénariser, et mettre des dessins sur internet permet d’avoir des retours. Mon public ayant été des thésards (ma grosse secrétaire travaillait au département des thèses), ils s’intéressaient plus aux histoires de thèse qu’aux histoires d’administration et j’ai par conséquent continué sur ce sujet.
Est-ce qu’il a fallu batailler longtemps pour convaincre un éditeur de publier un ouvrage sur cette thématique ?
Non, c’est mon éditeur qui a décidé de faire un ouvrage sur le sujet. En regardant sur internet, il est tombé sur mon blog et m’a contactée. J’ai eu une chance énorme ! Ensuite il m’a aidée à monter un dossier, et deuxième coup de chance : 90 % des gens du Seuil qui faisaient partie des différents comités de sélection qu’il a fallu passer… étaient d’anciens thésards ! Même le directeur commercial avait fait une thèse.
Avais-tu peur des réactions que pouvaient susciter ton ouvrage ? Quels ont été les premiers retours, de ton entourage, du public averti, de ceux qui n’y connaissent rien à la thèse ?
Pas vraiment : comme les gens avaient déjà réagi à mon blog, je pensais que les réactions seraient identiques. Et en fait j’aurais dû m’en inquiéter plus ! Je ne pensais pas que les gens croiraient que c’est ma vie et que c’est une dénonciation de la thèse. J’ai fait des personnages satiriques et caricaturaux, parce que c’est ce que les thésards aimaient dans mon blog. Alors j’ai construit un personnage qui tombait dans tous les écueils possibles et imaginables, tout ce qui peut arriver de catastrophique dans une thèse lui arrive ! Tout ce que je raconte est arrivé à des gens, mais évidemment pas à la même personne. Les premiers retours sont de deux types : il y en a qui trouvent la BD très drôle, qu’ils aient fait une thèse ou non, et d’autres qui la trouvent démoralisante et sont exaspérés par ce discours (ils ont souvent fait une thèse).
Ceux qui pensent que tu dénonces la thèse ont-ils tout à fait tort ?
J’ai fait très attention à montrer qu’on est prévenu de ce qui nous attend quand on s’y engage. Mon héroïne fuit la ZEP… elle décide de faire une thèse sans financement et la seule chose que je dénonce vraiment, c’est qu’on la laisse faire. Des centaines de gens se lancent là-dedans pour des mauvaises raisons et il n’y a aucune barrière à l’entrée…
Tu as construit une caricature à partir d’un condensé d’expériences, mais la tienne a dû jouer un petit peu, non ? As-tu d’importants points communs avec ton héroïne ?
Oui, je l’ai construite en grossissant mes traits de caractère. Bien sûr, mon expérience en thèse a joué aussi, ce n’était pas très épanouissant pour moi comme période, parce que je n’étais pas capable de m’intégrer dans ce milieu qui ne me correspondait pas. J’ai évidemment assisté à des cocktails de colloques dans lesquels j’ai essayé vainement de rencontrer quelqu’un, et j’ai aussi eu des fins de mois particulièrement difficiles. Ma famille était bienveillante, mais ils ne comprenaient pas trop ce que je faisais, surtout que… moi non plus je ne savais plus très bien ce que je faisais !
Est-ce que tu étais consciente dès le départ que beaucoup de doctorants en littérature et en sciences humaines se retrouveraient dans l’histoire de Jeanne, ou bien as-tu seulement pensé à construire un récit original sans te soucier de cela ?
Je voulais faire de la BD un métier, donc j’étais plutôt concentrée sur le fait de créer un récit original. Comme il n’y a pas une action tendue vers un but (la soutenance est trop loin pour être le seul but), ça a été difficile à scénariser.
C’est réussi, en tout cas. Sais-tu si ton ancien directeur de thèse a lu la BD, et ce qu’il en a pensé ?
Bien sûr ! Je lui avais envoyé mon blog, il l’a trouvé très drôle : comme il est très gentil et empathique, les gens qui le connaissent pourraient difficilement l’assimiler à Karpov. Je viens de lui envoyer un exemplaire de la BD. Le travail de directeur de thèse est assez lourd, ils ont une énorme charge administrative, des cours à donner, des recherches à faire, des articles à écrire et des colloques à organiser… quand des doctorants se rajoutent là-dessus et exigent une forte présence, ça devient impossible à gérer : Jésus lui-même se retrouverait parfois obligé de feinter ! Quand mon directeur mettait 3 semaines à me faire un retour sur mon travail, j’avais l’impression qu’il avait pris 6 mois.
On imagine que la fiction était indispensable, pour ne pas heurter quelques personnages qui ont pu inspirer ton scénario. C’est aussi une manière d’être plus libre ?
Oui, ce serait délicat de parler de vraies personnes… Mais ça ne m’intéressait de toutes façons pas, je voulais faire des caricatures, c’est ça qui me fait rire !
Est-ce que, graphiquement, tu t’es amusée à glisser certaines connaissances ou au contraire as-tu joué le jeu de la fiction jusqu’au bout ?
Je n’ai dessiné personne que je connais (ne serait-ce que parce que je ne dessine pas assez bien pour dessiner quelqu’un de précis) !
L’album évoque la vie sociale de Jeanne, ses moments les plus intimes aussi, ainsi que sa vie à l’université. Qu’est-ce qui est le plus sympa à dessiner ?
Ça dépend des jours ! La différence pour le dessin tient plutôt au fait qu’il y ait des décors ou non. Pour se lancer dans une histoire pleine de décors, il faut être en forme et patient. Dessiner des visages et des scènes où il n’y a que des gens, c’est beaucoup plus marrant.
Y a-t-il des auteurs qui t’ont servi de modèle pour réaliser tes planches ?
Je suis une très grande fan des Notes de Boulet, et de Calvin et Hobbes. Ce sont les deux influences majeures que j’ai en scénario de bandes dessinées. Pour le dessin, j’ai été influencée beaucoup par les décors de Sempé et les expressions du visage de Pénélope Bagieu.
Kafka, Schopenhauer, tu les abordes avec humour dans l’album. Est-ce qu’ils étaient liés à ta thèse ou bien était-ce une envie particulière ?
J’ai étudié Kafka en master, il m’a semblé particulièrement intéressant visuellement. Surtout le parallèle entre son univers et ce travail de thèse était évidemment assez marquant : une structure dans laquelle des gens travaillent sans plus savoir pour quelles raisons ils font ce travail… Schopenhauer, c’est plutôt parce que je cherchais un philosophe déprimant et qu’il est connu pour l’être, alors j’ai acheté un « ellipse » pour savoir ce qu’il disait !
Aujourd’hui, encourages-tu les futurs doctorants à se lancer dans la grande aventure qu’est la thèse ?
Oui, s’ils ont un projet professionnel qui le justifie ! Par exemple, les profs de collège-lycée pour qui la thèse est une respiration intellectuelle (j’en ai rencontré beaucoup à qui elle permet d’avoir un vrai équilibre, parce qu’ils doivent simplifier toutes leurs pensées pour leurs élèves : la thèse est pour eux un espace de liberté)… Un doctorant financé, quelqu’un qui a besoin de faire des recherches pour un autre travail dans lequel il est salarié… mais sans projet professionnel, c’est vraiment une mauvaise idée ! Quand on a commencé, il est difficile de s’arrêter, alors même qu’on ne va nulle part, qu’on n’a ni argent ni perspective professionnelle (aucune chance, que ce soit claire, de travailler un jour à la fac) : il vaut mieux chercher sa voie professionnelle et lire de son côté si c’est ce qu’on aime faire, il me semble. Après, je ne suis évidemment pas une référence sur le sujet, c’est une décision personnelle.
C’est ta première expérience dans la bande dessinée. Travailles-tu déjà sur un autre projet ? A-t-on une chance de te revoir aborder l’univers des doctorants ?
Oui, je travaille sur d’autres projets ! Mais non, l’univers des doctorants, c’est terminé ! 🙂
On peut comprendre qu’il y ait une certaine lassitude à travailler sur le sujet… Est-ce qu’il est trop tôt pour en parler ou peux-tu nous dire, même sommairement, dans quelle direction tu te diriges ?
Non, je préfère attendre que les choses soient fixées ! J’ai plusieurs projets et je ne sais pas lesquels vont être pris ou pas par une maison d’édition… J’espère qu’un au moins sera accepté !
On comprend tout à fait. Merci beaucoup Tiphaine et bonne continuation !
Propos recueillis par Nicolas Raduget
Interview réalisée le 26 mars 2015
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