Plus de 40 ans après sa disparition, Hergé continue de fasciner bon nombre de jeunes lecteurs devenus écrivains et analystes de l’œuvre. D’aucuns diront que l’on tire sur la corde, qu’il n’y a plus rien à dire, mais ce n’est pas notre avis. Libre à chacun de choisir un angle d’attaque et de se faire plaisir, qu’il y ait un public pour cela ou pas. Étant donné l’ampleur de la bibliographie consacrée à son héros le plus connu, Tintin, on ne peut pas accuser ces personnes d’opportunisme ; elles recherchent certainement moins le succès éditorial que la satisfaction d’avoir partagé leur amour de l’œuvre et leur propre interprétation. Nous rattrapons ici notre retard de lecture en signalant aux marins d’eau douce qui fréquent notre site quelques références récentes.
Commençons par évoquer Pierre Bénard, auteur chez 1000 Sabords de Tryphon de A à Z – Petit dictionnaire Tournesol, paru en juin 2023, et de Bianca Castafiore – Celle qui rit de se voir si belle, en juin de cette année 2024. Bien connu des amateurs pour avoir publié d’autres ouvrages avant cela, l’auteur, tintinophile accompli, représenté à la façon du héros par Hergé en couverture par l’illustrateur Xavier Broxolle, consacre un petit format de 150 pages à deux personnages emblématiques du catalogue. L’un comme l’autre se dévorent avec plaisir. Le premier est établi sous la forme d’un dictionnaire bien commode pour évoquer tous les aspects du personnage et même un peu plus, de ses attributs à ses inventions, en passant par ses liens avec les autres personnages et même ses cousins dans d’autres bandes dessinées (par exemple Champignac dans Spirou et Fantasio ou Labrousse dans Blake et Mortimer). On appréciera au passage que le comte créé par Franquin ait eu l’autorisation de figurer en illustration, tandis que les ayant-droit d’Hergé freinent toujours tout emprunt visuel à l’œuvre, avec une obstination acharnée. Mais revenons à nos entrées de dictionnaire. Tout est prétexte à l’auteur pour nous faire part de ses interprétations et de son érudition. En définitive, la lecture est aussi sympathique que Tryphon, dont les armoiries fantasmées trônent en couverture.
Le cas de la Castafiore est plus compliqué. Exubérante et casse-bonbon (au whisky) pour le capitaine et bon nombre de lecteurs, la talentueuse cantatrice a néanmoins ses admirateurs (comme ce diable de colonel Sponsz), et Pierre Bénard rend grâce à cette dualité. Il avoue lui-même qu’il « l’aime moins que ce bon Tryphon » mais il nous raconte le contexte de son apparition dans l’œuvre et enchaîne avec 24 courts chapitres de commentaires en tous genres pour faire le tour du personnage et de ses manies, convoquant tantôt la fée Mélusine, tantôt Jules Verne ou Edgar Poe. Le style est très lettré et les références pleuvent, au risque de nous perdre un peu en route, mais c’est la preuve que l’inspiration était bien présente et ce petit hommage légitime.
Toujours chez le même éditeur, et au même format, est sorti en septembre dernier le très intéressant Hergé face à son fétiche – Allers-retours entre réalité et fiction. Écrit par Patrice Guérin, bien connu des Amis de Hergé, il est à conseiller à toutes les amoureuses et à tous les amoureux de L’Oreille cassée. Au-delà d’une analyse poussée de l’album liée au vécu intime de Georges Remi à ce moment-là, la belle originalité de l’étude vient du fait que l’auteur remanie également son article de 2015 sur le vol authentique du fétiche d’Hergé en 1979. Plus qu’une simple enquête, ce livre est digne d’un mémoire de chercheur en sciences humaines, avec son introduction passionnante soucieuse de contextualiser le sujet, sa problématique, ses notes de bas de page et sa très sérieuse bibliographie. N’allez pas imaginer pour autant qu’on s’ennuie à la lecture. Au contraire, Patrice Guérin a la double qualité de citer ses sources et d’avoir une écriture très agréable, tout en nous réservant quelques belles surprises iconographiques à l’intérieur. Vous l’aurez compris, nous sommes encore en présence d’un ouvrage très recommandable.
Enfin, pour ne pas donner l’impression d’être en boucle comme le perroquet de Balthazar, citons une dernière parution chez 1000 Sabords, au format album, cette fois, signée Marc Ouahnon. Ce dernier est devenu journaliste-reporter pour le magazine Géo et l’on devine un petit peu qui a pu l’influencer dans cette voie. Partant du constat que Tintin, malgré sa fonction, n’écrit finalement jamais d’articles, ce qui lui a d’ailleurs valu nombre de moqueries sur les réseaux sociaux, l’auteur a relevé un défi fou, proposé par son père : écrire un article en se mettant dans la peau de Tintin au retour de chaque aventure ! C’est ce qui a donné ce recueil très original intitulé De notre envoyé spécial – Chroniques retrouvées d’un petit journaliste belge. Ainsi, des Soviets aux Picaros (et en se gardant évidemment de rendre compte de L’Alph-Art car on ne saura jamais comment il s’en est tiré), Marc Ouahnon tire un authentique article, mis en page comme tel, avec de très belles illustrations de ses collaborateurs Alejandro et Victor. Il a poussé le principe jusqu’à écrire pour trois journaux aux maquettes différentes, Le Petit Vingtième, La Nuit et Le Reporter, clins d’œil évidents aux périodiques ayant prépublié les aventures de Tintin au fil du temps. Textes et dessins valent clairement le coup d’œil, bravo à l’auteur d’avoir été jusqu’au bout du concept. L’avantage de son métier est qu’il n’a sans doute pas eu à se forcer pour trouver le bon ton. Le mélange de fiction et de réalité est quant à lui astucieusement réalisé. Le résultat est à la hauteur de l’idée : chouette.
Hormis ces quatre ouvrages enrichissant considérablement la collection dirigée par Renaud Nattiez, rappelons que deux gros ouvrages, l’un consacré à Hergé (Les Ultimes Secrets), l’autre à André Franquin (Les Secrets d’une Œuvre), ont été publiés récemment par Bob Garcia, aux éditions du Rocher. Le journaliste, qui s’est fait connaître pour ses mésaventures avec l’ayant-droit et ses nombreuses publications tintinesques (entre autres), a lui aussi dû renoncer à utiliser l’iconographie officielle pour ses commentaires de l’œuvre. Pas grave, on s’y habitue !
Les deux ouvrages sont à la fois similaires et différents. Globalement organisés comme des fiches de lecture, ils proposent un résumé des albums et apportent l’une ou l’autre précision sur le contexte de création et les références ou clins d’œil artistiques (l’auteur nous fait notamment ici profiter de sa passion pour la culture populaire sous toutes ses formes). Les deux livres témoignent encore d’une grande érudition, dans un style brut de décoffrage et sans fioritures, facilement lisible, parfois proche de la note griffonnée sur un bout de table. C’est un style beaucoup plus tranchant que ce qui précède.
Passons aux différences. Le premier, comme son nom l’indique, ne se veut pas nécessairement exhaustif mais entend apporter des ultimes révélations sur ce qui n’a pas été dit sur Hergé. S’il faut reconnaître le travail abattu, et le courage d’aborder tous les sujets, la conclusion prétentieuse était peut-être évitable. Le second, enfin, est consacré à Franquin et c’est une bonne chose en cette année du centenaire de sa naissance. D’ailleurs, peut-être a-t-il été publié un peu vite pour coller à cette date, ce qui explique quelques coquilles étonnantes (le comte de Champignac devenant par exemple Montignac à un moment donné). Qu’à cela ne tienne, évoquer ce livre dans un article sur Hergé et Tintin n’est pas une hérésie car, d’une part les comparaisons sont nombreuses entre les deux œuvres, et de l’autre les fans de l’un sont généralement admirateurs de l’autre. On se permettra de dire qu’ils ont totalement raison. Bob Garcia est assurément de ceux-là et contribue à enrichir l’analyse de l’œuvre. Merci à lui pour cette relecture pas à pas qui donne envie de se replonger dans les albums de ses génies du 9e art… qui n’ont donc pas encore fini de faire parler.
Si vous manquiez d’idées de dernière minute pour des personnes amatrices de classiques franco-belges ou, plus généralement, pour des proches qui n’aiment pas seulement décortiquer des œufs, vous n’avez plus d’excuses ! Joyeux Noël !
Nicolas Raduget
Tryphon de A à Z – Petit dictionnaire Tournesol, par Pierre Bénard
Éditions 1000 Sabords – 168 pages – 15€
Bianca Castafiore – Celle qui rit de se voir si belle, par Pierre Bénard
Éditions 1000 Sabords – 144 pages – 15€
Hergé face à son fétiche – Allers-retours entre réalité et fiction, par Patrice Guérin
Éditions 1000 Sabords – 144 pages – 15€
De notre envoyé spécial – Chroniques retrouvées d’un petit journaliste belge, par Marc Ouahnon
Éditions 1000 Sabords – 64 pages – 16,90€
Hergé – Les Ultimes Secrets, par Bob Garcia
Éditions du Rocher – 320 pages – 19,90€
Franquin – Les Secrets d’une Œuvre, par Bob Garcia
Éditions du Rocher – 352 pages – 19,90€
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