Parmi les auteurs ayant le plus contribué au catalogue SF des éditions Delcourt, Philippe Ogaki est aussi l’un des plus fidèles à l’éditeur. De ses débuts sur l’adaptation des Guerriers du silence jusqu’à sa nouvelle création, Astra Saga, en passant par des séries telles que Meteors, Azur et Terra Prime, il crée de nouveaux mondes à chaque projet avec une régularité métronomique. Présent au festival Quai des Bulles pour présenter sa BD, il est revenu avec nous sur l’origine du projet, sa longue maturation et le succès des Mythics, une série collective plus orientée vers la jeunesse.
Bonjour Philippe ! Que peux-tu nous dire de l’origine de ce projet qui mélange donc plusieurs influences, la mythologie nordique, la science-fiction…?
Alors, c’est un projet, comme tous mes projets, qui a mis énormément de temps à mûrir. C’est un scénario que j’ai depuis une dizaine d’années, un truc comme ça. Je développais l’idée en parallèle des séries sur lesquelles je travaillais à ce moment là.
Pendant Terra Prime ?
Non, c’était encore la fin d’Azur à ce moment-là. C’est ce que je disais, tous mes projets mettent beaucoup de temps à maturer. A cette époque, j’avais l’envie de faire du space opera avec des empires galactiques et puis des confrontations entre des humains et des dieux. En gros, c’était ça, les grandes lignes. Et les dieux ont varié, les formes d’empire ont varié, etc. Après, ce sont les lectures que j’ai eues pendant toute cette période qui m’ont inspiré. J’ai lu des livres sur le Second Empire en France, et puis sur l’Empire austro-hongrois à la fin du 19ème siècle. Et donc ça, au niveau politique, ça m’a vachement inspiré. Et puis mes lectures sur la mythologie nordique m’ont donné plein d’idées pour transposer ça en peuple technologique, etc. Ça m’a vraiment donné pas mal d’idées. A partir de là, j’ai commencé à développer une cosmogonie. D’ailleurs, si vous utilisez l’application de réalité augmentée, il y a pas mal d’éléments de ma bible de travail en fait, de renseignements, qui sont sortis de l’encyclopédie que je me suis faite au moment où je travaillais dessus. Donc ce sont des pages de travail que peu de monde verra, hormis sur la réalité augmentée, mais qui permettent de développer l’univers et qui m’ont permis à moi d’avoir une vision cohérente de l’univers que j’ai développé.
C’est pour ça qu’il te faut des années pour mettre en place un projet ?
Oui, je travaille l’univers. En fait, les personnages sont un moyen de le faire découvrir et de le faire avancer, mais l’univers est toujours très important dans mes BD. Terra Prime c’était ça aussi. C’est un des mes traits, je travaille d’abord mes univers et puis après mes personnages guident le lecteur comme une visite de cet univers. Ça me permet d’expliquer comment il fonctionne, les règles qu’il a… Quand je regarde les films ou les séries télé, ou même les livres, les romans que je lis, je suis assez sensible à ça. C’est à dire que j’ai souvent tendance à décortiquer le roman ou la série, à me dire « si ça développe telle chose, est-ce que c’est cohérent avec ce qu’il a dit auparavant ? » Et là, quand il y a des problèmes, en fait, c’est un peu une malédiction. Dès que je sens un problème, je suis hors du film, ou hors du média, ça ne marche plus. Du coup, après c’est fini, je ne peux plus être pris dedans.
Finalement, tu es dans une réflexion constante, à développer un univers pendant que tu travailles sur un autre ? Tu réussis à compartimenter ?
En fait, c’est des tâches de fond. C’est à dire que je ne travaille pas dessus en permanence. C’est quand je fais des tâches qui sont un peu plus répétitives que d’autres, comme la mise en couleur ou le travail sur les décors, qui sont longues, mais qui demandent moins de réflexion et d’attention, que je réfléchis aux autres idées en même temps. Quand je fais une esquisse, là ça demande beaucoup d’attention donc je suis concentré sur la série sur laquelle je travaille. Mais quand je passe à une autre phase de travail qui est un peu plus artisanale, entre guillemets, où ça demande plus de technique et moins de réflexion, ça me libère du temps pour travailler et réfléchir à autre chose. Et donc, entre la première version que j’ai faite à l’époque et celle qui a abouti aujourd’hui, il y a énormément de différences. Ça a beaucoup évolué, ça a changé. Il y a des va et vient, je fais des petites phases d’écriture, des petites phases de dessin, puis après la phase de dessin me donne des idées pour l’écriture, etc. Ça fait des va et vient jusqu’à ce que je trouve un truc très cohérent.
La mythologie nordique, c’est donc quelque chose d’assez inspirant, j’imagine ?
Oui, oui, mais en fait c’est un truc que j’ai découvert il y a assez longtemps. Ma mère était fan de Wagner, elle l’est toujours, donc quand j’étais petit, elle m’avait fait regarder les opéras, sur Arte je crois à l’époque. Et c’est hyper long, je crois que chaque opéra dure quatre heures, il y en a pour une journée complète à les regarder ! (rires) Mais du coup, ça m’avait vraiment marqué. Cette vision de l’univers nordique m’avait embarqué. Donc, ce sont des trucs qui me sont restés. Et quand j’ai commencé à réfléchir à l’inclusion des dieux, de la mythologie, j’ai commencé à me documenter dessus et à réfléchir à comment transposer ça dans un univers de science-fiction, à ce que sont des dieux dans un monde de science-fiction, etc. Ce sont des problématiques que je me suis posées après. Ces divinités-là ne sont pas omniscientes, ce sont des divinités technologiques, elles sont extrêmement puissantes, mais elles ne sont pas à même de créer un univers tel que l’on peut le penser d’une divinité.
Dans notre chronique, j’ai forcément cité Albator, avec L’Anneau des Nibelungen, dans un autre style…
Ah oui, tout à fait. Pour le coup, Leiji Matsumoto a repris l’histoire avec les nymphes qui gardaient l’or et tout ça. Moi, j’ai vraiment fait de la science-fiction, avec les entités divines qui sont des entités ayant développé une technologie que personne d’autre ne peut développer. Mais ça reste une technologie. C’est Arthur C. Clarke qui a dit « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Et donc c’est à peu près ça, le concept. On ne comprend pas comment ça marche, mais c’est quand même de la technologie derrière.
Comme tu y penses des années à l’avance, tu as déjà l’histoire complète quand tu te lances ou elle reste évolutive ?
Alors j’ai toujours eu ma trame complète. Par exemple, dans Terra Prime, dès le début de la série j’avais mes quatre tomes, l’Arche principale et là où je voulais amener le lecteur, le voyage, les personnes, les situations finales… Mais au cours du développement de l’histoire, au fur et à mesure où j’écrivais l’histoire, où je développais vraiment chaque scénario, il y a plein de choses qui se sont ajoutées et plein de dérives qui sont créées, qui n’existaient pas à l’origine. Ça s’est enrichi au fur et à mesure, mais en gros j’ai la grosse trame, j’ai le squelette. Et là, j’ai à peu près le squelette d’Astra Saga sur la totalité des sept tomes, avec une structure scénaristique… J’ai fait un choix arbitraire, on verra si ça plaît ou pas, mais en tout cas j’ai fait un choix. Donc toute cette trame-là, je l’ai. Et après, à chaque fois que je travaille sur un tome, il y a plein de modifications qui se produisent. Au fil de la narration, il y a des personnages qui deviennent plus importants, des anecdotes qu’on a finalement envie de développer, des choses comme ça qui vont revenir dans le tome suivant auxquelles on n’avait pas forcément pensé et qui vont aboutir à quelque chose… Après, la structure reste la même, mais en gros c’est ce qui va donner du corps à la chose.
Comme tu fais toute l’histoire toi-même, tu peux te surprendre.
Oui, c’est ça. Je peux me laisser surprendre assez facilement sur les détails de la narration. Mais la structure, elle, est vraiment établie. Je sais exactement où je vais et où je veux amener le lecteur.
Tu es donc parti sur une série de sept tomes, dans un format plus classique que Terra Prime. Est-ce un choix de l’éditeur ?
C’est moi qui l’ai demandé. Pour Terra Prime, je voulais avoir beaucoup de pages, je voulais tenter l’expérience. C’était un challenge par rapport à moi-même. Et à ce moment-là, je ne faisais que ça, je ne travaillais que sur Terra Prime toute l’année. Mais maintenant, j’ai Les Mythics, une série qui prend beaucoup de temps parce que je scénarise beaucoup de tomes. C’est un projet artistique à plusieurs mais on gère toute l’équipe et tout ça, donc ça fait beaucoup de gestion et ça me prend la moitié de l’année. En ce moment, je fais un tome d’Astra Saga et l’autre moitié de l’année je m’occupe des Mythics.
Te voilà donc bien occupé pour au moins sept ans !
Oui ! (rires) D’autant que Les Mythics, ça marche très, très bien. Là je viens de terminer l’écriture du tome 18… oui, il y en a beaucoup d’avance sur la sortie, en fait, parce que tous les albums se font les uns derrière les autres pour qu’il y ait une parution régulière. Le tome 19 aussi est en cours d’écriture. C’est un travail assez intense, mais quelque part c’est hyper satisfaisant de voir autant de tomes parus en si peu de temps. La série a commencé en 2018 et là on sort le tome 14. En fait, c’est assez impressionnant de voir ça et donc on est hyper contents. Le public semble hyper satisfait, il nous apporte beaucoup aussi.
Est-ce que ça crée une émulation de travailler à plusieurs, avec presque un fonctionnement de studio ?
C’est presque ça. Avec Patrick Sobral et Patricia Lyfoung, on s’occupe de créer toute la trame scénaristique, après on se dispatche plus ou moins les scénarios suivant les plannings de travail de chacun. Car la plus grande difficulté, c’est le temps. Une fois qu’on a fait ça, on dispatche les albums auprès des dessinateurs, qui ont un an pour fabriquer l’album. Et puis après, il y a la phase de couleurs qui se fait plus ou moins en parallèle, par Magali Paillat. Donc, ça demande une grosse organisation. La plus grande difficulté, c’est qu’il ne faut pas qu’il y ait de faute de raccord entre les différents albums. Ils se suivent et, comme ils se fabriquent tous en même temps, il n’y a pas forcément la référence pour l’album suivant qui a été dessiné. Donc c’est beaucoup de gestion, beaucoup de mails, de validations, etc. C’est assez chouette, mais c’est vrai que c’est un autre travail. On se retrouve – dans une moindre mesure, mais un peu – comme au poste de réalisateur d’un film. On n’est plus du tout dans la fabrication classique, simplement en train de dessiner… on chapeaute mais on ne met plus la main dans le cambouis, c’est un peu bizarre. Du coup, ce plaisir-là, je le retrouve en faisant ma propre série.
En parlant de travail collectif, on retrouve pas moins de cinq coloristes sur le premier tome d’Astra Saga. A quoi est-ce dû ?
Ça vient du fait que cette série, en fait, a été pensée autrement à la base… Il faut remettre dans le contexte. On l’a démarchée et je l’ai signée en 2017. A ce moment-là, le label numérique n’était pas encore implanté en France. Du coup, on l’a pensée, avec un ami programmeur, pour en faire une BD en support numérique, en essayant une autre forme de narration. Je lisais pas mal de webtoons à ce moment-là pour me documenter, mais il y avait des choses qui me manquaient, qui ne me plaisaient pas sur ce support, bien qu’il y ait du contenu vraiment qualitatif. Mais narrativement il y avait des choses qui m’intéressait moins. Du coup, j’avais envie d’essayer un nouveau format avec cette BD. Or, une des spécificités de cette application, c’est qu’il y ait du parallaxe, que les éléments aient de la profondeur qui se créent par l’application. Du coup, tous les éléments doivent être séparés sur des calques différents, c’est à dire que tout doit être dessiné derrière chaque personnage, chaque morceau de décor, etc. Ça, ça a démultiplié les heures de travail. Et j’ai mal estimé le temps de travail. Au début, il y avait une seule coloriste, Fleur, et il s’est trouvé qu’elle était complètement débordée par la masse de travail à faire. Il y avait une partie numérique et une partie traditionnelle, Sanoé s’occupait de la partie traditionnelle, c’est à dire que tout l’ombrage était à l’aquarelle et ça elle le gère très bien. Mais c’est le travail des aplats et de la mise en couleurs de l’ensemble des pages qui était très compliqué. Du coup, on s’est retrouvé avec quatre coloristes sur cette partie-là, pour gérer tout ça. Sinon l’application est toujours en cours de fabrication, même si on est peut-être arrivé après la guerre parce qu’entre-temps le webtoon s’est vraiment imposé rapidement, le format est vraiment adapté à la lecture sur smartphones, il est gratuit…
Y aura-t-il une autre gestion des couleurs pour la suite ?
Alors non, pas trop, en fait. Parce que du coup, ça a mis en place un certain processus de fabrication que j’essaie de conserver, parce que rechercher une autre chaîne de fabrication, c’est compliqué. Celle-là, on a mis du temps à la mettre en place, maintenant elle est bien rodée, donc on va plutôt la garder. On va la simplifier mais on va garder cette dynamique, plutôt que de chercher un nouveau truc et perdre du temps dans un nouveau mode de fonctionnement.
Merci beaucoup !
Propos recueillis par Arnaud Gueury.
Interview réalisée le 30 octobre 2021.
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