Vei ayant été l’un de nos coups de cœur de l’année 2021, nous avons sautés sur l’occasion de rencontrer le dessinateur suédois Karl Johnsson lors du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Il est revenu pour nous sur les origines du projet avec Sara B. Elfgren mais aussi sur sa rencontre avec Ankama, éditeur pour la France.
Bonjour Karl, merci d’avoir accepté cette interview. Qu’avez-vous fait avant Vei car, si je ne me trompe pas, c’est votre premier album publié en France.
Oui, c’est bien ça. Je travaille dans l’univers de la bande dessinée depuis plus de 10 ans. Mon premier livre est sorti en Suède en 2009 et s’appelait Mara of Ulthar. C’est un livre fantastique dans la veine de Lovecraft. C’était un diamant brut, je l’ai écrit lorsque j’étais étudiant et il a été publié. Après cela, j’ai commencé à faire des illustrations en freelance pour subvenir à mes besoins. Pendant cette période, un éditeur avec lequel je travaillais voulait démarrer un magazine de bande dessinée. Le marché en Suède est très petit, et il est très dur d’attirer l’attention. En plus, il n’y avait pas de bande dessinée du genre fantastique, fantasy, horreur ou science-fiction. Et on était un groupe d’artistes qui voulait vraiment créer une plateforme pour ce genre d’histoires en Suède. Donc on a démarré ce magazine. Je faisais partie de l’équipe éditoriale mais évidemment il était convenu que je fasse des bandes dessinées. Bien sûr en tant que créateur. Et nous étions un peu dans le pétrin, parce que nous avions commencé un magazine, il était épais, et nous avions besoin de bandes dessinées. Donc tout le monde s’y est mis. J’avais un script que j’avais écrit avec un ami, qui était très long et compliqué et qui était censé devenir une bande dessinée pour le magazine. Mais on a réalisé que ça ne pourrait pas se faire. Il aurait été aussi long que 10 livres ! Cela m’aurait pris le reste de ma vie ! Donc nous avons laissé tombé et j’ai commencé à écrire un script et à le dessiner quasi immédiatement. Et ce script c’est Vei. Et c’était un gâchis !
Vraiment ? Pourtant c’est vraiment une bonne histoire !
Oui ! Sara était mon amie et une très bonne scénariste. Aujourd’hui elle est reconnue pour son travail en Suède, elle a écrit des bestsellers. A l’époque, elle avait écrit pour des films mais n’avait publié aucun livre. Mais elle m’a aidé avec le script de Vei et on a commencé à travailler de plus en plus ensemble. Après un moment, on avait développé beaucoup de choses. Un chapitre était publié dans chaque magazine qui sortait mais évidemment nous n’étions pas payés pour ça. Donc j’ai fait tout un tas d’autres travaux à côté. Ecrire cette histoire était plutôt comme un hobby, quand on avait le temps. Et ça n’avançait pas vite. Au bout de deux ans, j’ai réalisé que ça ne pourrait jamais être un livre. Ce n’était pas assez bon, le style était trop différent depuis le début. Avec Sara, nous avons appris à faire des bandes dessinées ensemble, nous avons trouvé notre voie commune dans le processus. Et comme nous ne pouvions pas y consacrer tout notre temps, c’était un très très long processus. Donc dans le même temps, j’ai fait des livres pour enfants, j’ai travaillé pour des films… Au bout d’un moment, on a stoppé la publication du magazine parce qu’il ne devenait pas assez important pour subvenir à nos besoins. Mais nous avions tout ce matériel ! C’était brouillon et pas assez bon. Donc nous avions deux solutions : soit nous jetions deux ans de travail, soit on reprenait tout du début.
Donc vous avez tout recommencé ?
Oui. Nous avions recommencé tout le projet. Sara et moi écrivions ensemble mais elle a réécrit un scénario complet. Et j’ai fait l’ensemble du storyboard. Nous savions que nous n’allions pas refaire la même erreur, dessiner au fur et à mesure, improviser une bande dessinée. Parce que c’est vraiment une façon stupide de faire une longue bande dessinée, si tu n’as pas de plan ou de stratégie. Donc nous avons fait l’intégralité du storyboard afin que nous puissions le lire et voir que c’était la bonne histoire. Et ensuite j’ai commencé à dessiner. Ce livre, l’édition française de 340 pages, cela m’a pris quatre ans. Donc j’ai vécu avec ce projet pendant sept ans en tout !
Ca a été un long chemin pour avoir ce livre. Et c’est un très beau livre ! A-t-il été publié en Suède dans le même format ?
Il a été publié en deux volumes en Suède parce qu’il était trop long pour une bande dessinée suédoise. C’est un livre unique. Nous n’avons pas de projet de ce genre en Suède. C’était aussi un moyen de créer de l’intérêt de le publier en deux livres. Et puis cela m’a permis d’être payé pour faire le deuxième volume, donc je pouvais m’y consacrer à temps plein. Mais j’ai toujours pensé que ce serait mieux d’avoir un seul livre. C’est comme cela que Sara et moi avions imaginé Vei. Il a aussi été publié dans différents pays, aux Etats-Unis, en Europe mais toujours en deux volumes. Mon rêve a toujours été qu’il soit publié en France, le meilleur marché de bandes dessinées au monde !
Nous avons cette chance en France d’avoir une énorme industrie de la bande dessinée. J’imagine donc bien qu’il s’agit d’un rêve pour un artiste de pouvoir être publié chez nous !
Oui, ce que j’aime en France c’est la diversité des œuvres qui sont publiées.
Vei est publié chez Ankama. Comment cela s’est passé ? Vous les avez contactés ?
Oui, tout à fait. Dans les autres pays, c’est notre agent qui a fait le travail. Mais pour la France, j’ai eu le sentiment que si je ne le faisais pas moi-même, ça n’arriverait jamais. Mon agent a envoyé des emails mais n’a jamais eu de réponse. Donc je suis venu ici deux fois. La première année, j’ai pris contact avec Margot d’Ankama. Et d’autres éditeurs aussi. Certains ont dit non, d’autres ont dit oui. Mais il n’y avait qu’un des deux livres à l’époque et c’était dur à vendre. Ils ne savaient pas si j’allais finir l’histoire, si le livre aurait une fin… Mais la deuxième fois, j’avais les deux livres et ils avaient été publiés aux Etats-Unis, nous avions une traduction en anglais que je pouvais montrer, que les éditeurs pouvaient lire. Mais j’ai eu un feeling avec Margot. Elle a vraiment aimé, elle était passionnée par le livre. Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’ai l’impression qu’il y a plus de femmes qui travaillent chez Ankama que chez les autres éditeurs. Et j’ai toujours mieux travailler avec des femmes qu’avec des hommes. Les femmes préfèrent Vei en Suède. Je ne sais pas comment c’est ici mais en Suède Vei est très bien accueilli par la communauté queer et par les jeunes femmes.
Parce qu’il s’agit d’une jeune héroïne peut-être ?
Oui, c’est possible. Je pense qu’il y a une perspective très féminine dans Vei. D’ailleurs on m’a toujours dit que je dessinais comme une femme. Je pense que c’est quelque chose que j’ai accepté. J’aime cette incompréhension. Mais je ne sais pas. Peut-être pas en France, mais en Suède on dit cela parce que j’ai des lignes douces, je ne joue pas avec la géométrie dans mes dessins . Et puis je mets des cils à tout le monde, y compris les géants ! (rires)
Vous disiez que vous rêviez de publier Vei en un seul volume. Ankama a tout de suite dit oui ?
Oui. Un autre éditeur était intéressé mais il avait suggéré de diviser en cinq livres. Et de le faire ressembler un peu plus aux bandes dessinées franco-belges. Mais non, je ne voulais vraiment pas ça. Peut-être que c’est de la vanité et de la fierté mais je voulais vraiment que le livre ressemble à un objet de collection.
C’est vraiment le cas avec cette édition d’Ankama.
Oui, j’ai eu tout ce que je voulais. Ils ont même fait cette nouvelle couverture que j’aime énormément. Et je pense que ce livre est celui dont je suis le plus fier.
Je ne connais pas bien la mythologie nordique, juste quelques bribes. Mais y a-t-il un personnage comme Vei ou bien l’avez-vous complètement inventé ?
Complètement inventé ! Nous avons l’habitude de dire, Sara et moi, que ce n’est pas de la mythologie mais une aventure fantastique inspirée par la mythologie nordique. Parce que nous avons changé tellement de choses. Nous avons juste utilisé la mythologie nordique comme toile de fond. Nous ne voulions pas faire juste une relecture de la mythologie, nous voulions faire une célébration de ce que nous aimons à propos de la fantasy et de la pop culture. Je veux dire que c’est inspiré de l’opéra, que nous aimons. Sara adore l’opéra ! Vous savez, cette grandeur et le fait que les émotions de chacun soient si fortes et que vous puissiez toujours dire ce que les gens ressentent. Mais aussi les jeux vidéos. Nous avons essayé de trouver le juste milieu entre toutes ces choses.
Comment avez-vous choisi le visuel des géants ? Est-ce qu’il y a des descriptions dans la mythologie ?
Non, là encore c’est totalement inventé. Enfin il y a bien des descriptions mais en fait chacun les décrit comme il veut, comme s’il en rêvait. Il n’y a rien de spécifique. Pas même leur taille en fait. Certains sont évidemment très grands dans la mythologie, ils ont eu des enfants avec les anciens dieux. Dans la fiction, ils sont souvent représentés comme des monstres ou des humanoïdes difformes avec des os apparents. Je voulais qu’ils paraissent très forts, très vieux, comme les Titans, des forces de la Nature. C’est pour ça que je les ai faits comme cela, je me suis inspiré des dieux babyloniens. Je pense que cette référence fonctionne très bien parce que les dieux babyloniens sont utilisés par les Chrétiens comme des démons, avec leurs cornes et leurs yeux de chèvres. Je ne suis pas un expert en religion mais j’ai toujours pensé que leur donner ces cornes et ces yeux de chèvres les rendaient un peu sataniques, ce qui est un peu sexy, parce que ça fait un peu peur mais en même temps ils sont très beaux et très dignes. Mais ils sont aussi inspirés d’un vieux film français, La Planète sauvage, dont j’ai vu une petite partie quand j’étais très jeune et je n’avais jamais rien vu de tel. C’était très bizarre et étrange. Ce concept de grands géants bleus qui avaient des humains comme animaux de compagnie mais qui étaient aussi très sophistiqués et beaux, ça m’a attiré. C’était fascinant. Et je pense que c’est pour ça que les Jotnär sont bleus.
Est-ce que vous travaillez en numérique ou en traditionnel ?
Je fais les crayonnés sur papier. Mais après ça, tout est digital. Ca permet de gagner beaucoup de temps. C’est plus facile de changer des choses. Avec Sara, nous changeons beaucoup de choses, c’est pour ça que Vei nous a pris autant de temps. On travaille constamment l’image et le texte. Et je pense que c’est ce qui fait que ça marche. L’image influence le texte et inversement. Jusqu’à la toute fin, nous avons changé le texte mais aussi le dessin. C’est une vraie collaboration. Sara a beaucoup d’influence sur les dessins et moi sur le texte. On recherche ensemble les inspirations pour les dessins.
Vous nous avez dit tout à l’heure avoir passé sept ans sur Vei. Est-ce que ce n’était pas triste quand vous avez eu fini ?
Oui, un peu évidemment, mais c’était aussi un soulagement parce que ça m’a fait l’effet d’un rocher que je poussais devant moi depuis si longtemps. Ca m’a pris tant de temps et d’énergie, on se demandait quand ça finirait. Quand on en est à la moitié et qu’on sait le temps que ça nous a pris et donc que ça va encore prendre… Mais on sait aussi qu’on doit finir, parce que sinon à quoi aura servi tout ce temps passé, tout ce travail. Je suis content d’être parvenu au bout, d’avoir publié ce livre, d’avoir eu un très bon retour en Suède, qu’il ait été publié dans tant de pays. Qu’il ait été publié en France ! Je suis là, je fais des tournées de dédicaces en France !
Et en France il y a de très très bons retours.
Oui, c’est ce qui me rend fier. Que ce livre existe et qu’il plaise. Surtout dans un marché aussi bondé, avec autant de sortie. C’est la folie en France, le nombre de livres qui sont produits chaque année ! C’est tellement facile de passer inaperçu. Donc je suis très content que le livre soit lu, qu’il ait eu de si bons retours. Je suis fier de cela aussi pour mes enfants. Que nous ayons fait un livre juste pour nous, pas pour faire de l’argent mais pour raconter une histoire qui nous tenait à cœur, parce que nous en avions réellement envie.
C’est peut-être d’ailleurs pour cela qu’il plaît tant, parce qu’on ressent que vous avez pris du plaisir à le faire.
Merci !
Avez-vous un nouveau projet désormais ?
J’ai une série de livres pour enfants en Suède, qui n’est pas une bande dessinée, mais qui contient de nombreuses illustrations et que je fais avec un écrivain. C’est un grand succès en Suède. Nous avons fait cinq livres jusque-là et nous en avons cinq de plus prévus. Je travaille aussi sur une courte bande dessinée. Et puis je fais aussi un peu de travail freelance, pour du théâtre, des jeux vidéos… J’ai très envie de faire plus de bandes dessinées mais j’aime aussi faire toutes sortes de choses différentes. Les bandes dessinées demandent du temps, vous devez prendre un an ou plus pour cela. Donc je n’ai pas de réels projets pour le moment mais des idées.
Merci beaucoup Karl pour cet entretien passionnant !
Merci à vous.
Propos recueillis et traduits par Laëtitia Lassalle
Interview réalisée le 18 mars 2022
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