Lors d’une discussion très intéressante et chaleureuse durant la Fête du livre du Var en 2019, nous avions évoqué avec Jean-Christophe Chauzy la possibilité de réaliser une interview autour de sa magnifique série Le Reste du monde éditée chez Casterman. L’idée s’est concrétisée en ce début de nouvelle année et nous vous invitons à partager cet entretien que vous trouverez, à n’en pas douter, des plus passionnants.
Bonjour Jean-Christophe. Le Reste du monde est une série vraiment importante dans ta carrière car il y a un tournant dans le ton utilisé par rapport au reste de ta production et elle est le reflet de nombre de tes inquiétudes sur le futur de l’Humanité. À quel moment as-tu décidé de te lancer dans ce projet ?
Bonjour. Lors du changement de propriétaire, lorsque Gallimard a pris les rênes de Casterman, et que Benoit Mouchard et Charlotte Gallimard ont pris leurs fonctions, Benoit m’a invité à plancher en solo sur un sujet vraiment personnel, quelque chose qui me tienne à cœur, suivi en cela par Christine Cam, mon éditrice. J’ai d’abord été un peu déstabilisé, parce que travaillant avec scénaristes et écrivains depuis pas mal d’années, puis encouragé à retrouver la voie de thèmes singuliers et de me remettre à l’écriture. Ce fut vite l’enthousiasme. Le thème de la catastrophe s’est peu à peu imposé, surtout en raison de l’influence exercée sur moi par La Route, de Cormac Mc Carthy, roman qui m’a totalement bouleversé à sa sortie.
Comment l’as-tu présenté aux éditions Casterman ?
Je l’ai présenté de façon orthodoxe avec synopsis et début de scénario. Mais surtout un grand carnet (format ½ raisin, ce qui fait grand une fois ouvert) avec un tas d’esquisses de paysages pour me faire la main en terme d’échelle et même de rapport à la nature, absente de tous mes bouquins alors qu’elle est si importante pour moi. Le synopsis semble avoir convaincu mes éditeurs, le carnet a achevé le travail.
(Le reste du monde #4 – Originaux – page 20 – détail page 70/1 – détail page 70/2 – détail page 71 © Jean-Christophe Chauzy / Casterman)
Ton choix des personnages principaux est très judicieux. Une famille déchirée qui essaye de survivre, des femmes fortes, des enfants livrés à eux-mêmes. À travers eux, ce sont des thèmes forts que tu développes.
Le personnage principal, muet, est le paysage, qui donne tout son sens à l’histoire vécue par les humains que je choisis de suivre. Il impulse l’action, il définit un nouvel espace géographique, géologique, et aussi un nouvel espace social, avec lequel mes personnages vont devoir composer, avec grandes difficultés. Je voulais des personnages communs, pas des gens particulièrement compétents, doués ou dotés de pouvoirs particuliers, des gens auxquels on pourrait tous s’identifier. Je voulais des gamins, parce que si l’avenir m’inquiète, c’est plus pour mes enfants que pour moi-même. Et je voulais une mère, avec toutes les contraintes et responsabilités que ça impose lorsque elle est seule. Pas une bimbo, pas une jeunette super roulée pour faire bander le lecteur. Je voulais faire vivre à ces personnages proches des choses hors du commun et voir comment ils pourraient réagir, trouver l’énergie, les ressources pour vivre malgré tout face à l’impensable.
(Le reste du monde #4 – Originaux – pages 24/25 – pages 26/27 – pages 28/29 – page 108/109 © Jean-Christophe Chauzy / Casterman)
Dans les quatre tomes que compte la série, tu parles donc de tes inquiétudes par rapport aux urgences écologiques et sociales mais tu n’hésites pas à te moquer de la religion, via le groupe Justice Divine et les nombreuses références bibliques du dernier tome, des politiques, etc.
Un terrain de jeu comme la catastrophe est l’occasion de visiter ce que l’homme est capable de faire de meilleur et de pire. Marie est capable du meilleur (mais aussi du pire) pour préserver ses enfants, elle se découvre des qualités de louve dont elle ignorait tout. Mais autour d’elle, les égoïsmes le plus souvent prévalent. Et la connerie méchante se déchaîne. Rapacité, violence, superstition, développement du religieux, de l’irrationnel… Avec Les Frontières et l’arrivée progressive de la maladie, je me suis retrouvé dans des thématiques abondamment traitées par l’Art des siècles passés. Notamment fin du Moyen-Âge, début de La Renaissance, qui ont aussi connu des épidémies fatales, une montée de l’engagement religieux et ont débouché sur toutes sortes d’absurdités et de douleurs faute de savoir. La possibilité de jouer sur le chemin de croix du père des enfants qui s’efforce de les rejoindre, les clins d’œil à une passion qui ne débouche sur rien – ou du moins des perspectives bouchées – étaient des aubaines scénaristiques très excitantes à saisir.
Tu dénonces également les violences faites aux femmes avec le sort subi par Marie.
En situation de crise, les faibles sont les premiers à trinquer. Marie survit à des horreurs que subissent des milliers de femmes chaque jour dans le monde, pas forcément à la suite de catastrophes telluriques. J’en reviens à la nécessité des statuts de personnages féminins qui – d’après moi – devraient être un peu moins essentiellement érotisés qu’ils le sont habituellement. Ce qui ne cesse de me consterner, comme si les auteurs/dessinateurs consentaient à n’être que des maquereaux ou des vendeurs de bidoche.
Tu pars du principe que les plus bas instincts de l’Homme refont surface. Exit la solidarité ! Estimes-tu que l’Humanité est en majorité infectée par l’égoïsme, etc. déjà aujourd’hui pour projeter cela ?
Il y a débat sur la question, et les collapsologues eux-mêmes voient notre salut dans la solidarité. Ce qui est le bon sens même, et on remarque qu’en situation de crise majeure, c’est d’abord la solidarité qui prime. Je pense que cela tient à ce qu’on a en partage. Quand le minimum vient à manquer, je fais le pari que les égoïsmes surgissent et prennent le pas, parce qu’on passe de la vie à la survie et que tout devient terriblement plus coûteux. C’est évidemment aussi plus intéressant narrativement pour créer des obstacles à franchir, des difficultés à résoudre. Par ailleurs et pour être plus pragmatique, constatons que la crise environnementale que nous connaissons et qui nous propulse dans le mur est quand même le résultat d’égoïsmes et de bêtises monumentaux, à l’échelle planétaire, et que notre espèce ne fait rien pour les combattre. Pas vraiment une preuve d’altruisme ou de solidarité, ni même d’intelligence minimale.
Pourquoi avoir choisi l’Occitanie comme lieu d’action ?
J’ai toujours préféré dessiner ce que je connaissais un peu, comme je faisais en dessinant des polars plutôt parisiens ou banlieusards. Avec Villard, le terrain de jeu était Barbès, où j’habitais. L’Occitanie, c’est la terre de ma jeunesse, des Pyrénées Centrales au Roussillon. J’ai passé pas mal de vacances à la montagne, je la connais, je l’aime, et je la sais belle, puissante et brutale.
Ce sont les Marocains qui contrôlent les frontières et non une grande puissance comme les États-Unis par exemple. À part la « proximité géographique », y-a-t-il une autre raison ?
La proximité géographique en est une mais elle sous-entend une crise à échelle planétaire sans qu’on en sache plus. Sans quoi les USA auraient déjà pointé leur museau, bien entendu. Et puis il y a quelque chose de savoureux à voir renversée la logique de migration des dernières décennies, où des pays nantis comme le nôtre regardaient avec mépris, voire bloquaient les déplacements de migrants des pays pauvres comme ceux du Maghreb.
La tension est grande tout au long de la série. L’apparition de la voix off dans le troisième tome, qui parle d’elle-même de manière très théâtrale, en rajoute. Pourquoi avoir introduit l’épidémie de cette manière ?
C’était passionnant à chaque volume de donner la parole à un narrateur différent par l’intermédiaire des textes off. Marie pour L’Effondrement. Son fils cadet pour Le Monde d’après. Puis des voix chorales pour Les Frontières et Les Enfers, où plusieurs personnes sont amenées à faire part de leurs pensées, de leurs doutes. Une nouvelle voix intervient, en effet théâtrale, cabotine et douloureuse, celle d’un personnage amené à régner puis à s’éteindre et à revenir, encore et encore. Un personnage immatériel mais bien présent, en surplomb, sans haine ni ressentiment, qui fait ce qu’il a à faire, prendre des vies. Il me donnait l’occasion d’une dimension supplémentaire au récit, plus généreuse en dimension et terrible dans ses effets, comme si les dangers concrets ne suffisaient pas. À la fois, cette voix est ma seule concession au surnaturel dans Le Reste du monde, sans dieu ni magie.
Le grand format et le nombre important de pages par album permettent de créer des décors magnifiques qui deviennent des acteurs à part entière et poussent à la contemplation. Car pour toi, il y a dans l’horreur une certaine beauté.
C’est le paradoxe de la catastrophe. Elle nous bouleverse car elle nous renvoie à notre immense faiblesse au regard des éléments, et que par empathie nous compatissons à la douleur de nos sœurs et frères humains. Mais simultanément, le déchaînement de violence de la catastrophe, sa surdimension, son gigantisme, son irruption inattendue sont fascinants de beauté. C’est le principe du sublime, qui emporte par sa beauté, mais une beauté qui nous surplombe, nous terrasse. La puissance naturelle est de cet ordre. J’essaie modestement de traduire cette impression d’éblouissement sidéré de la part de personnages minuscules, perdus dans l’immensité d’un paysage devenu hostile qu’ils doivent désormais traverser à pieds. Pour un dessinateur comme moi, plutôt habitué aux espaces confinés, artificiels et urbains du polar, ça ouvre des possibilités quasi infinies et très enthousiasmantes (toujours la balance entre la gravité de ce qui est raconté, et l’excitation de pouvoir le faire de façon émouvante et spectaculaire).
Sans compter la sublime mise en couleurs directe. Une technique que tu affectionnes ?
C’est celle avec laquelle je me sens le plus à l’aise. Elle me permet de juger de la qualité de mon travail directement, sans l’intermédiaire de l’ordinateur. C’est à double tranchant, rendre la réalité des couleurs que j’utilise est parfois impossible. Mais travailler avec l’aquarelle, jouer avec la réactivité du papier, apprivoiser les possibilités qu’il offre, se permettre tous les fonds, toutes les irisations, c’est trouver des correspondances avec le retour à la réalité naturelle imposée par la catastrophe aux personnages. Et à l’heure du tout numérique, ça propose au lecteur une couleur sans fard, qui est dotée d’une forte singularité.
Sais-tu combien de diptyques tu comptes encore faire ou tu te laisses porter par tes personnages et tu verras bien ?
Je ne sais pas trop. Les deux précédents ont été réalisés sans préconception de série, ils se sont enchaînés avec naturel. Comme les personnages suivent les événements plus qu’ils ne les impulsent. J’ai commencé à écrire une poursuite possible quelque temps après Les Enfers, qui a clos le premier cycle. J’essaie de me laisser guider.
Merci Jean-Christophe d’avoir pris le temps de répondre à ces quelques questions.
Merci à toi.
Propos recueillis par Stéphane Girardot
Interview réalisée le 5 janvier 2020.
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