L’une et l’autre se connaissent très bien, ayant déjà travaillé ensemble sur différentes bandes dessinées. Mais c’est dans un autre genre qu’elles se retrouvent à la naissance de la maison d’édition Drakoo. Avec Dragon & Poisons, elles apportent leur sensibilité personnelle dans un univers plus ou moins inconnu. Résultat fort en émotions. Rencontre avec Isabelle Bauthian et Rebecca Morse.
Bonjour Rebecca et Isabelle. Vous faites partie des premiers auteurs de la nouvelle maison d’édition Drakoo. Qu’est-ce que ça fait d’être parmi les trois premiers projets édités ?
Isabelle Bauthian : C’est particulier pour moi car ça a toujours été le genre de bouquin que je voulais faire quand je me suis lancée en BD. En roman, j’ai tendance à faire du genre intello, politique, très contemplatif, introspectif, etc. En BD, j’avais envie de faire ces récits très pop, d’apparence très grand public au premier regard mais qui permettent vraiment de parler de problématiques sociétales, de sujets beaucoup plus sérieux en sous-texte. C’était vraiment l’occasion quand j’ai su que Christophe Arleston, que j’ai connu du temps où je travaillais au Lanfeust Mag, allait lancer cette maison d’édition. Je lui ai sauté dessus tout de suite et j’ai été très très contente d’avoir été parmi les premiers projets acceptés.
Rebecca Morse : Pareil. Je remercie un peu la conjoncture astrale qui fait que j’étais plus ou moins disponible pour commencer le projet quand Isabelle me l’a proposé et que Christophe a bien voulu me donner une chance. Jusque-là, je n’avais fait surtout que de la jeunesse et il a attendu que je trouve un style qui corresponde à l’album. Je pense que c’est une chance de faire partie de ce trio de tête qui lance la collection avec tout ce qu’il y a eu comme communication sur son lancement. Ce sont de bonnes conditions pour lancer un album.
Justement, jusque-là tu as plutôt fait de la BD contemporaine. Du coup c’est un peu le grand écart ?
RM : Oui et non. Je n’en ai jamais fait professionnellement mais ça reste personnellement un terrain que je connais très bien et que j’adore. J’ai fait des fan arts, de la fantasy mais pas en BD encore.
Tu es présentée sur les réseaux sociaux comme étant amatrice de fantasy ringarde. Comment définirais-tu cette fantasy ringarde ?
RM : La fantasy année 80 où il y a des paillettes partout, des gants en carton pâte et un sous-texte sexy pour les adolescentes.
As-tu mis un peu de cette fantasy ringarde dans Dragon & Poisons ? Des références cachées ?
RM : Alors on a évité un peu. Isabelle n’était pas trop fan des clins d’œil qui sortent du récit.
IB : Oui. Pour ce type de récit, je voulais éviter parce qu’on n’est pas sur ce genre de comédie très référencée comme peut l’être Astérix ou les travaux de Christophe Arleston. Là, je voulais vraiment qu’on soit en empathie avec les personnages sans en sortir, en tout cas sans que nous fassions sortir le lecteur. Je voulais vraiment qu’on reste dans ce sentiment. Même s’il y a de l’humour, c’est une écriture assez réaliste avec des personnages que j’ai essayé de travailler pour les rendre assez riches. Et je voulais vraiment miser surtout là-dessus et avoir un humour plus situationnel et moins référencé.
Est-ce que ce nouveau projet vous apporte une évolution dans votre travail ?
IB : Pour moi, c’est de partir sur quelque chose de beaucoup plus pop, plus léger que d’habitude. En tout cas à la première lecture. Au niveau de l’écriture pure, pas vraiment parce que même si j’ai fait des livres beaucoup plus sérieux, j’ai toujours mis un peu d’humour dans mes récits les plus dramatiques. Ce n’était pas quelque chose de forcément réfléchi mais je pense que c’était toujours dans cette volonté d’empathie avec les personnages et les situations. Je ne voulais pas faire de la tragédie par exemple, où tout est calculé pour aller vers le drame. Je voulais que les drames arrivent de manière assez naturelle. Pour ça, il me fallait un contexte réaliste, et dans un contexte réaliste il y a toujours de l’humour, même dans les moments les plus dramatiques et inversement d’ailleurs. Je pense que ça contribue à provoquer l’empathie et cet humour un peu ridicule, qui devient tellement grotesque dans les moments dramatiques. On a pas mal utilisé ça dans une autre de mes bandes dessinées, Havre chez Ankama qui est un récit très sombre. Ça a été vraiment sublimé par Anne-Catherine Ott, la dessinatrice. Elle a vraiment ce talent d’amener des éléments humoristiques qui tranchent dans cet univers très dark. Je pense que ça joue vraiment sur le fait qu’on y croit. Ce n’est pas de la tragédie classique, c’est réaliste. L’humour dans le drame est d’autant plus cruel qu’on n’a pas forcément envie de rire, mais les situations font un comique très cruel et touchant. J’aime bien jouer avec ça. Du coup, là c’était l’occasion parce qu’il y a un vrai élément comique.
Est-ce ce qui a plu entre autres à Christophe Arleston ?
IB : Il faudrait lui demander. Je sais qu’il a aimé le fait qu’il y ait un propos et des thématiques sociétales assez riches plus ou moins en filigrane car il y en a qui sont plus frontales dans un récit très grand public. Après, je ne sais pas pour Rebecca…
RM : J’aime bien que ce soit toujours organique. Ce sont les personnages qui font des choix. On ne sent pas les personnages ballottés par un scénario très cérébral où l’auteur a prévu ses twists et ses plots et ses machins. Je n’aime pas ce style de narration. C’est naturel, c’est au niveau des personnages donc pour moi c’est très facile. J’ai de l’empathie pour eux. Je fais de l’acting. Je ne me sens pas déconnectée de ce que les personnages vivent.
Est-ce que le fait de voir l’évolution dans le temps des personnages est intéressant pour une dessinatrice ?
RM : Dès le début il fallait chercher la version vieille des personnages.
On voit bien sur d’autres séries l’évolution dans le temps des personnages. Sauf qu’avec Dragon & Poisons cette évolution se passe dès le premier tome !
RM : C’est assez abrupt, oui. Il fallait que le changement soit assez choquant et qu’en même temps on reconnaisse les personnages.
IB : Et ça va être pire dans le tome 2.
Est-ce que c’est dû au fait que l’histoire court sur deux tomes ?
RM : Non. C’est une narration qui prend deux tomes à raconter. Là on finit sur le petit suspens mais vu que les deux versions, jeune et âgée, sont présentes, il n’y a pas vraiment cette impression d’évolution.
IB : Christophe Arleston voulait des séries qui se tiennent en un à quatre tomes. Je pense qu’en trois, il y a des choses qui auraient été plus faciles à distiller. Ceci étant, je l’avais envisagé en deux tomes dès le début. Comme disait Rebecca, l’histoire appelle vraiment un diptyque. Ma difficulté a été de m’adapter au format 46 planches dont je ne suis toujours pas fan, même en tant que lectrice. Ça demande une grande efficacité. Au départ, j’étais plutôt partie sur deux tomes de 60 pages mais finalement ça s’est bien passé.
L’univers est assez riche peut-être pour créer d’autres histoires ? Suivant le succès aussi…
IB : C’est possible. En fait, Christophe veut pour cette collection des histoires entre un et quatre tomes, sachant que ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas repartir sur un autre cycle après. On n’est plus dans cette génération qui est prête à attendre 10 ans pour avoir la fin de l’histoire. Il veut des histoires plus efficaces.
Comme Lanfeust en fait ?
IB : Voilà. À l’époque où il a fait Lanfeust, ce n’était pas forcément le même public. Il dit que les jeunes qui viennent le voir pour Lanfeust sont content car ils peuvent lire tout d’un coup.
Qu’est-ce qui a fait que ce projet vous a réunies ?
IB : Je voulais retravailler avec Rebecca. Quand j’ai eu ce scénario, je savais que d’un point de vue artistique elle serait parfaite pour comprendre le scénario, pour voir certaines subtilités et certains trucs qui sont en sous-texte. Je savais qu’elle avait la culture et la sensibilité parfaite pour ça. Mais je n’ai pas envisagé Rebecca tout de suite parce que de ce que j’avais vu d’elle dans différents univers, je trouvais qu’il y avait un aspect très délicat de son dessin qui n’était pas forcément adapté à ce genre de récit. Donc, j’avais envisagé d’autres dessinateurs. Je lui en ai parlé, elle était intéressée pour faire un essai. J’avais ce gros doute. Du coup, elle hésitait. On en a parlé alors à Christophe qui n’a pas vu de problème à ce que Rebecca intègre le projet. En fait, c’était surtout un travail sur l’encrage.
RM : Oui, il a fallu faire des personnages un peu moins cartoon. Alors que sur Alyssa c’était un trait rond colorisé, là il fallait qu’il y ait un encrage avec des vrais noirs, des zones.
Tu es sortie de ta zone de confort ?
RM : Oui, complètement. J’ai changé un peu de technique entre-temps aussi. Je suis passée sur la Cintiq pour la première fois.
Sur l’autre projet, tu avais une coloriste ou c’est toi qui faisait les couleurs ?
RM : J’avais une coloriste. Pour Yassika voyance, j’avais fait les couleurs. Pour Alyssa, ce sont des coloristes qui avaient bien cette palette jeunesse acidulée que je n’avais pas naturellement. Pour Dragon & Poisons, j’ai un peu mis la main à la couleur sur la fin mais sinon je travaille avec Aurélie Kaori qui a bien saisi aussi l’univers.
A-t-elle contribué à la série autrement que par la couleur ?
RM : Elle a apporté quelques suggestions. Des planches que je n’aurais pas forcément vues comme ça. Le côté un peu technicolor de la grotte, un peu criarde. Ce n’est pas ce que j’avais imaginé. Je voyais plus un truc ondes à la Avatar avec de la bioluminescence. Elle a apporté quelque chose de plus flashy et c’était très intéressant.
C’est un univers avec différentes ambiances, différents décors. Les décors quant à eux font penser à la Renaissance, voire plus avec une touche sableuse et ancienne.
RM : Oui. C’est une ville méditerranéenne, métissée et baroque punk. C’est plus type 17-18ème siècle que médiéval fantastique classique.
IB : Au début, j’étais partie plus steampunk pour développer mon scénario. Mais c’est en discutant avec Christophe Arleston que je suis partie sur quelque chose de plus renaissance. Je pense que l’album en a vraiment bénéficié. Notamment cette époque de nouvelles techniques, de nouvelles manières de penser. Il y a toute une histoire sur la remise en question des duels qui sera plus développée dans le tome 2. Il y a cette création d’arme à feu portative. La Renaissance était effectivement très appropriée pour ça. Et puis c’est l’époque des grandes explorations.
Est-ce que vous vous considérez en quelque sorte comme les héritières de Christophe Arleston par rapport à tout ce qu’il a fait en heroic fantasy ?
IB : Sur notre génération, c’est difficile de ne pas avoir été, ne serait-ce qu’inconsciemment, influencée par Christophe. Je lisais Lanfeust Mag quand j’étais gamine. C’est marrant de se dire qu’après, j’ai écrit pour Lanfeust Mag. Après, on n’a pas du tout le même style d’écriture. Je pense qu’on a la même approche dans le sens où on essaye à travers la fantasy de parler de notre propre société, de problématiques qui concernent tout le monde et d’induire par l’imaginaire un recul sur des situations que les lecteurs aborderaient avec plus d’a priori. Même quand on en est conscient, le fait de voyager dans un monde imaginaire nous permet en tant que lecteur de baisser un peu notre garde et d’être plus réceptif à certaines idées ou de nouveaux modèles. Donc je pense qu’on a ça en commun. Après je n’ai pas pensé en terme de continuité comme ça. Jusqu’à mes vingt et quelques années, je lisais pas mal de BD Soleil, Delcourt. C’est ce genre de BD qui m’a fait revenir à la BD et notamment Elfe Quest édité par Glénat.
RM : À l’inverse, je n’avais pas trop la culture de Soleil dans les années 90. Je n’avais pas vraiment suivi la grande époque de Lanfeust. Je les voyais passer en cours d’art mais ce n’était pas vraiment l’univers dans lequel je baignais. Je suis plus venue à la fantasy par les films et autres lectures genre comics américains. Après, quand on commence à faire de la BD dans ce genre, obligatoirement on s’inscrit dans cette continuité et effectivement soit on va casser des codes, soit on va les reproduire, soit on va essayer du nouveau.
Pour l’instant, ça vous plaît ou vous avez envie d’essayer autre chose ?
IB : C’est le genre de BD que j’ai toujours voulu faire donc j’aimerais en faire d’autres. En plus, on est très très bien chez Bamboo. Après, ça ne dépend pas que de nous. J’écris dans différents genres donc je ne pense pas que je ne ferai que de la fantasy. J’ai différents projets, de la vulgarisation scientifique pour Delcourt, une BD historique pour Steinkis. Mais mes premières amours, et ce pourquoi je prend le plus de plaisir à écrire en BD, c’est vraiment ce genre de fantasy. J’ai d’autres projets dans cette école mais qui ne sont pas forcément aussi légers.
RM : C’est un défi personnel et professionnel d’être actuellement en mode dragon, épée, etc. J’ai un peu l’impression d’opérer sans filet vu que c’est un monde de création avec beaucoup d’influences, mais presque pur quand même. Les histoires qui se passent dans un contexte documenté donnent un fond sur lequel se baser. J’ai l’impression de ne pas devoir tout créer à ce niveau. Quand tout ça est posé, je me concentre sur ce qui se passe au niveau des personnages, ce qui reste mon kiffe premier. Je ne sais pas du tout ce que sera la suite. Ça me va de me dire que je ne suis pas engagée super longtemps sur ce projet et de voir ce que la suite m’amènera.
Isabelle, tu es de formation biologiste. Qu’est-ce qui t’a amené à la bande dessinée ?
IB : J’ai toujours écrit. À l’époque, je jouais la comédie aussi. J’hésitais vraiment entre l’écriture et la comédie. Il s’est trouvé que j’avais plus de facilités pour l’écriture. Donc, le choix s’est fait un peu tout seul. Par rapport à la biologie, j’ai fait des études longues parce que j’en ai eu la possibilité et que ça m’intéressait. La réponse que je donne souvent c’est que, arrivée au moment de faire de la recherche, je me suis dit que quitte à bosser beaucoup pour gagner peu, autant faire le truc qui me passionne vraiment. Je dit ça un peu en rigolant mais il y a vraiment de ça. La recherche c’est un peu comme les métiers artistiques. C’est un sacerdoce. Il faut une mentalité particulière pour le faire et un très très gros investissement. Petit à petit, en me mettant à faire de la recherche, je me suis rendue compte que ça m’intéressait d’avoir les résultats mais je n’avais pas ce qu’il fallait pour aller les chercher. J’ai fait un peu de communication scientifique en même temps que j’opérais ma transition vers la fiction et comme après j’ai eu la chance de réussir à survivre de l’écriture, j’y suis allée parce que c’est là que je m’épanouissais le plus en fait. Je ne regrette pas les études scientifiques. Je trouve que ça m’apporte un bon bagage, ne serait-ce qu’en pensée critique qui est une thématique au cœur de ce que j’écris. Et puis, au niveau des méthodologies de recherche, ça fait gagner beaucoup de temps d’avoir fait une formation de scientifique quand on recherche des infos.
On le voit dans la BD avec tous les poisons et autres créatures imaginaires.
IB : Alors, en ce qui concerne les poisons, les gens me demandent si c’est dû à la thèse. En fait, je me suis juste amusée à écrire n’importe quoi (rires).
Tu as dit que tu allais faire de la vulgarisation scientifique en BD. Ta formation t’est quand même utile ?
IB : Oui. Pour ça, oui. Sachant que la BD que je vais faire chez Delcourt est sur la pensée scientifique appliquée à la rhétorique. Donc ça n’a pas l’air comme ça mais ça va être rigolo. C’est vraiment sur tout ce travail d’esprit critique, de scepticisme scientifique, mais adapté au quotidien. Essayer d’avoir du recul sur soi, de la bonne foi au quotidien et d’avoir des armes dans cette terre de fake news pour déceler ces choses-là. Même quand elles vont dans le sens de ce que nous aimerions bien prouver. C’est là qu’on est le plus sensible.
Merci d’avoir répondu à nos questions.
Propos recueillis par Nicolas Vadeau et Geoffray Girard
Interview réalisée le 26 octobre 2019.
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