La sortie d’un Spirou par est toujours un événement. Quand, en plus, il est l’œuvre de Frank Pé, un auteur rare mais apprécié, l’attente est encore plus forte. Eh bien ça y est, La Lumière de Bornéo est disponible, en même temps que le premier tome de l’intégrale de Broussaille, la série qui a révélé l’auteur. Profitant d’un séjour commun à Quai des Bulles, nous avons sollicité Frank Pé qui a gentiment accepté de répondre à nos questions sur cette actualité chargée, ainsi que sur son grand projet : l’Animalium.
Bonjour Frank et merci d’avoir accepté de nous rencontrer. Les lecteurs de bande dessinée vous connaissent depuis longtemps grâce notamment à Broussaille, publié dans Spirou depuis 1978…
Les dates, je vous fais confiance, moi je suis en pétard avec les chiffres !
Quand on vous a proposé de réaliser un album de Spirou, comment avez-vous réagi ?
Ce n’est pas du tout qu’on m’a proposé, c’est moi qui voulais en faire un !
Vous vous êtes imposé, donc ?
Je n’ai pas imposé, j’ai proposé (rires). C’était une envie de longue date mais que je n’osais pas aborder parce que c’est difficile de faire ça, et il faut surtout réussir le coup. Ce n’est pas tout de le faire, il faut encore en faire quelque chose de très bien, être sûr de ce que l’on veut amener. Donc j’ai pris le temps et quand j’ai proposé mon dossier, ils l’ont tout de suite pris, ils aimaient beaucoup l’idée. Ensuite ça a pris encore un certain temps avant de trouver un scénariste qui voulait bien repasser sur mon scénario, qui n’était vraiment pas parfait. J’ai eu de la chance que Zidrou accepte, il est formidable ! Et puis j’ai aussi dû négocier avec l’éditeur qui voulait voir toutes mes conditions à la baisse et je n’étais pas d’accord, donc ça a duré un an.
Du coup, la proposition est intervenue quand vous avez appris le lancement de la collection des one-shots, ou vous y pensiez même avant ?
Même avant. Je crois que même ado, je me disais « super, Franquin a repris Spirou de quelqu’un, le personnage appartient à Dupuis donc tout le monde peut le faire », et voilà. C’était en moi quelque part, et il faut dire aussi que le Spirou de Franquin est peut-être ma première nourriture de bande dessinée. Si on veut revenir aux fondamentaux, aux grands ancêtres, c’est ça. J’avais quelque chose à faire avec ça. Je peux dire aussi que faire ce Spirou par c’était en même temps donner ma version de Spirou avec un petit regard décalé, ce qui est le principe de cette série-là, mais c’était aussi une sorte de reboot pour moi, d’imaginer un Spirou actuel tel que j’aimerais le voir dans le journal, à ma manière.
Les albums de Spirou étant toujours très attendus, on suppose qu’il a pris beaucoup de temps. Est-ce que ça a été l’album le plus difficile à réaliser de votre carrière ?
Oui et non. Non sur le plan de la souffrance (rires), c’est même le contraire. Je crois que c’est l’album que j’ai fait avec le plus de plaisir, tellement c’était bon d’être dans cet univers-là, de dessiner ce personnage, et de raconter cette histoire que j’aimais vraiment beaucoup, qui résonnait très fort en moi. Dessiner Champignac ou Fantasio, c’est une merveille, quoi. En revanche, pour un autre aspect, oui, c’était très difficile. Cette histoire est très compliquée et il y a énormément de choses que j’ai dû créer du début à la fin. Presque jusqu’à la fin il y a des éléments nouveaux qui arrivent, et quand je dessine l’engin de Champignac, le cirque, la galerie d’art, quand je fais les peintures, tout ça c’est un vrai travail en soi. Je ne voulais montrer de faiblesses sur aucun plan, il fallait chaque fois que je parte au charbon. En quantité de choses à résoudre, c’est certainement le projet le plus complexe que j’aie eu à faire jusqu’à présent.
En tout cas on sent clairement votre patte dans cet album, et notamment la thématique animalière dont nous allons reparler plus loin. Quel a été le rôle de Zidrou dans tout cela ?
J’avais écrit un scénario mais je trouvais qu’il n’était pas assez bon, je voulais qu’il soit vraiment irréprochable, nickel chrome. Il fallait donc que quelqu’un joue le rôle du script doctor mais, comme c’était Zidrou, je voulais aussi qu’il intervienne en tant que personne et qu’il amène tout son côté émotionnel et gagman, que je maîtrise moins…
Vous avez tout de suite pensé à lui ?
C’était mon premier choix. Au début on se l’est interdit, mon éditeur et moi, parce qu’il venait juste de faire un scénario pour Marc Hardy, dans la même collection, ce qui était un peu idiot parce que Yann en a bien fait plusieurs…
Oui, il n’y a pas eu de logique…
Voilà. On a donc fini par demander et on a bien fait, puisque Marc est encore en train de dessiner le sien. De mon côté, je n’ai pas eu de problème de style, je n’ai pas eu à chercher de ce côté-là. Pour Marc, c’est une quête terrible…
Celle de savoir comment dessiner Spirou de la meilleure des façons, selon son style habituel ou non ?
De toute façon on n’a pas l’habitude de dessiner Spirou donc que devient-il si l’on garde son style habituel ? C’est une grosse question mais assez formelle. Mon questionnement principal était « c’est quoi, Spirou en 2016 ? ». C’était le contenu qui m’intéressait, pas la forme.
Vous le faites d’ailleurs évoluer dans un futur très proche ?
L’époque est un futur très proche, oui, quant à Spirou j’ai surtout voulu le moderniser. Les petites lunettes, par exemple, c’est pour lui donner un peu plus de maturité.
Certains y ont vu un clin d’œil à Broussaille ?
Oui enfin il y a beaucoup de gens qui portent des lunettes, pas que Broussaille ! (rires). Ce Spirou, je l’ai travaillé de l’intérieur. C’est quoi un héros positif en 2016 ? Qu’est-ce qu’il représente ? Que va-t-il défendre ? Pourquoi on va s’identifier à lui ? Mon gros problème avec le Spirou actuel, depuis un certain temps, est que je n’ai pas envie de m’identifier à ce personnage. Il est creux, il n’existe pas en tant que personne, c’est une icône et seulement une icône. Ça ne me touche pas, une icône. C’est déjà le fossiliser dans un musée. Moi je voulais en faire un personnage avec qui on a envie de passer un bon moment…
Un personnage charismatique…
Ouais, qui a du caractère, sympa, un gars de confiance qui va être aventurier s’il faut, qui va avoir la bonne idée au bon moment… D’ailleurs, dans une case, il a une main qui fait « snap » ! (il claque les doigts en mimant Spirou) (rires).
Il redevient un peu le Spirou de Franquin…
Évidemment, évidemment ! Franquin l’a fait comme ça et moi j’adorais ce personnage-là. Contrairement à ce qu’il disait à la fin de sa vie, que Spirou était vide et très ennuyeux à animer, compliqué à gérer pour un dessinateur, tout cela il l’a dit parce qu’il était déprimé et décalé par rapport à son époque après 68. Mais quand il l’animait dans le journal à l’époque où il y croyait vraiment, ce personnage avait une vraie énergie, une vraie personnalité. Et je me suis dit « voilà ce qu’il faut faire », mais pas comme Franquin l’a fait puisque l’époque a complètement changé. Un héros de 2016 va pas du tout être le même qu’un héros de 1960, vraiment pas. C’est même presque l’opposé. Autant à cette époque, on pouvait dire que faire de l’entertainment, du divertissement, avait tout à fait du sens dans l’après guerre où il fallait réapprendre à rire, à sourire. C’est pour ça qu’il y avait tant de gagmen à l’époque, parce que c’était terrible ce qu’on avait vécu. Tout le monde, dans chaque famille, avait des proches qui étaient morts, et il fallait retrouver le sourire. Maintenant c’est plus du tout ça. J’ai l’impression que si on fait du divertissement, c’est encore plus pour bourrer la tête des gens avec des pubs, les faire marcher comme des petits moutons, et les faire consommer. C’est à l’opposé. Moi je pense qu’un Spirou de maintenant il doit réveiller les gens, pas les divertir ! Pour moi il est engagé…
On le remarque dans votre album, qui prend le contrepied de one-shots précédents comme celui d’Émile Bravo…
Celui d’Emile m’intéresse parce qu’il réinsuffle du sens, du fond. Mais il remonte à la source pour faire cela. Par contre son dessin, plaisant et fonctionnel, ne dialogue pas avec Franquin.
Il y a des one-shots qui vous ont plu ?
Celui-là (ndrl Le journal d’un ingénu), et ceux de Schwartz et Yann, surtout. C’est du beau travail, par exemple, mais évidemment, s’ils m’avaient tellement plu, je n’aurais pas fait le mien (rires). C’est parce que j’avais ma petite pierre à mettre à la montagne que je l’ai fait, finalement. Il faut vraiment beaucoup de volonté pour s’attaquer à un truc pareil, tous les jours, pendant deux ans. Il faut y croire.
Hormis cet album (très réussi, rappelons-le), 2016 est une année importante pour vous avec la sortie du premier tome de l’intégrale de Broussaille. Quel effet ça fait d’entrer dans la collection Patrimoine de Dupuis ? Est-ce un plaisir de participer aux dossiers d’introduction qui sont souvent le bonus très apprécié de ces ouvrages ?
Oui, ce dossier d’introduction est le fruit d’interviews très poussées qui sont après réécrites de manière très fluide par Jean-Pierre Abels qui contextualise très bien. Ce n’est pas du tout un enterrement comme on pourrait le croire, c’est juste donner une nouvelle forme à tout un matériel qui dormait un petit peu. Il y avait les albums mais aussi toutes ses histoires complètes, les papiers de Broussaille, et beaucoup d’images…
Beaucoup de matériel inédit en album…
Et encore, on n’a pas tout mis, loin de là ! Il y a plein d’images autour de Broussaille, notamment des Baleines publiques et des Sculpteurs de Lumière, les deux premiers albums, et même encore après… On ne les a pas mis dans l’intégrale car ce ne sont pas des bouquins d’images non plus, cela reste des rééditions de bandes dessinées. En tout cas il y avait un énorme matos qui dormait, ça fait du bien de le revoir et puis ça permet de faire un petit point… comment dire, c’est comme quand on prend un téléobjectif. Toutes les distances se rapprochent et on peut faire un bilan beaucoup plus facilement. Ce qui me frappe, c’est qu’au commencement, j’étais dans une sorte de panique, je ne savais pas comment faire et j’y allais à l’instinct, au radar, évidemment. Et quand je vois ça avec une distance, j’ai l’impression qu’il y a un fil rouge qui passe à travers tout et qui se renforce d’étape en étape, déjà dans Broussaille, puis dans Zoo, puis dans ce Spirou par, puis dans L’Animalium qui est le projet suivant, et encore dans la prochaine BD que je vais faire… Tout cela devient assez évident mais je ne le savais pas à l’époque donc c’est touchant pour moi de voir que c’était déjà là au tout début. Déjà gamin, c’était là…
Les rééditions permettent peut-être aussi de faire découvrir vos histoires à des nouveaux lecteurs. Nous-mêmes avions découverts Broussaille au début des années 2000, dans la collection Repérages. C’est une chance supplémentaire pour le public de tomber dedans…
Tout à fait, et la manière dont Dupuis a conçu ses intégrales, au travers des éditeurs responsables que sont Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault, fait que ça s’est très bien passé. Ces gens travaillent vraiment avec le cœur et ça fait tellement de bien. Quand on crée, quand on dessine, c’est ça qui est à l’œuvre, c’est le cœur, sinon on ne se casserait pas le tronc à rester le cul sur une chaise toute la journée. C’est rare qu’on retrouve le même positionnement une fois que le travail est sorti de nous, parce que ça devient de la promo, ceci cela, ça devient mille choses. Mais le petit palpitant à la base, on l’oublie très facilement… y compris l’auteur ! Personnellement j’ai tendance à rationaliser, à analyser… Mais au début, c’est vraiment les tripes, quoi ! (rires).
La génération actuelle va pouvoir découvrir ce travail…
C’est vrai et c’est une chance que ça existe toujours, surtout dans une époque où il y a tellement de bouquins. On est vite oubliés, tombés dans le caniveau…
Le monde animal est omniprésent dans vos albums mais pas seulement. Ce mois ci vous avez lancé un projet sur la plateforme Ulule, visant à financer l’Animalium, un parc animalier intégrant aussi l’art…
C’est même beaucoup plus fort que ça puisque c’est un parc en même temps sur l’art animalier, mais avec des vrais animaux. La thématique est clairement artistique mais il y aura les modèles des œuvres. Cela implique de faire toute une scénographie et d’avoir un discours autour de l’animal qui est spécifique et original. Jamais personne au monde n’a fait un parc animalier comme ça. C’est ça qui est tellement motivant ! J’ai l’impression d’avoir une énergie du pionnier qui est une sorte de grâce quand on découvre un truc fort, évident, et qu’on est le premier à le faire. Et en même temps, il faut convaincre les gens car tout le monde n’a pas la même vision, évidemment, sinon ça aurait déjà été fait.
Au moment où nous préparions l’interview, 47 % des 28.000 euros espérés avaient été atteints grâce à l’aide de 77 contributeurs. On peut parler d’un excellent démarrage. Vous attendiez-vous à un tel soutien ?
J’espérais ! Il faut dire que c’est la première étape qui est financée, c’est le business-plan, le document fondateur de l’entreprise. Parce que c’est une vraie entreprise que je fonde, et qui va me permettre de chercher des investisseurs. Le chemin est encore très très long. Mais cette étape-ci est fondamentale puisqu’elle va définir toute la suite du projet. J’y participerai ainsi que tout un lot de spécialistes du sujet, dont des zootechniciens qui créent des zoos, des financiers, etc. C’est grâce à ce clan là qu’on va pouvoir dérouler toute la suite jusqu’à l’ouverture et l’agrandissement futur. En tout cas on a déjà beaucoup, on a l’équipe, le terrain, le concept qui est bien défini car j’y travaille depuis 10 ans. J’ai plein d’artistes qui vont travailler dessus, des relais avec le monde du zoo. J’ai encore rencontré un directeur de zoo sur le chemin de Saint-Malo, qui a fondu sur le projet, et qui était jaloux. Il m’a dit « je suis jaloux de ton truc, j’aurais voulu faire ça, et quand je serai à la retraite je viendrai aider ». Quand on a des réactions comme ça, on se dit que c’est bien. Je ne me suis pas trompé.
Hormis ce projet qui, s’il prend forme et on vous le souhaite, vous mobilisera entièrement, avez-vous d’autres albums de BD prévus ?
C’est horrible oui, le temps que cela prend (rires). Je ne sais pas comment mais je vais en faire un prochain oui, puisque c’est déjà signé et au moins aussi chaud que le Spirou, toujours chez Dupuis et avec Zidrou de nouveau. Ça je le ferai, coûte que coûte, et ce sera une technique plus légère que le Spirou, pour une histoire plus réaliste et enlevée dans le style. En gros ce sera entre Zoo et Spirou et Fantasio.
Parfait ! Et Broussaille ? Pourra-t-on le retrouver un jour ?
Je n’ai pas du tout fermé la porte à Broussaille et il suffit qu’il y ait du temps… Bom est tout à fait partant et il ronge son frein depuis longtemps (rires).
Rien n’est figé, donc…
Tout à fait, je crois même qu’on reviendrait à l’univers des deux-trois premiers albums. Après ça a été une sorte d’exploration de nouvelles possibilités avec ce personnage mais on a un peu quitté le noyau dur de Broussaille, consciemment. Maintenant ce serait bien de revenir à ce surréalisme belge…
C’est ce que la majorité des lecteurs semblait préférer…
Oui, beaucoup de fans disent la même chose. Je comprends mais en même temps, j’étais très content de faire, par exemple, Un Faune sur l’épaule…
Vous restez naturellement maître de votre œuvre.
Oui et puis les regards ne sont pas univoques. Chacun, à chaque moment, peut voir les choses différemment. Il y en a pour tout le monde.
Eh bien ce sera le mot de la fin. Merci Frank et bonne continuation !
De rien, c’était un plaisir !
Propos recueillis par Nicolas Raduget.
Interview réalisée le 28 octobre 2016.
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