
© La Ribambulle 2023
La présence de Fabrice Erre à Quai des Bulles était une aubaine car il nous fait rire depuis longtemps, et ce malgré un âge pas encore trop avancé ! Souhaiterait-il pour autant nous accorder un entretien ? Pour avoir la réponse, il fallait poser la question, et c’est très gentiment qu’il accepta tout de suite de nous rencontrer en salle de presse, entre deux activités sur le festival.
Bonjour Fabrice et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. La première est un petit peu débile, c’est pour mettre les pieds dans le plat mais après on sera sérieux ! Est-ce que Erre est vraiment votre nom de famille ou est-ce l’initiale de votre vrai nom ? Est-ce que vous ne vous appelez pas en réalité Fabrice Ragondin ou Fabrice Radiateur…
Ou Raduget !
Vous n’êtes pas de ma famille, quand même ?
Non, enfin peut-être. On est tous de la grande famille humaine, j’ai envie de dire. Parce que je voudrais profiter de cet interview pour dire des grandes choses ! (rires) La première, c’est que non, c’est bien mon vrai nom. Absolument. Un nom a priori catalan.
On avait vérifié mais on s’est dit que vous aviez peut-être caché des trucs… On est plusieurs Nicolas dans l’équipe donc moi, je me fais appeler Nicolas R. souvent…
Et puis pas mal d’auteurs utilisent ça, les initiales… Au début, je me suis posé la question parce que j’étais prof et je me demandais si je devais mettre mon vrai nom ou pas. Comme c’était hyper confidentiel, je me suis « bah non », et puis Fabrice Erre, ça sonne justement presque comme un pseudo donc pourquoi pas. Mais ça m’a rattrapé un peu.
Maintenant que l’ambiguïté est levée, parlons boulot et même Réseau-Boulot-Dodo. Le deuxième album est sorti cette année. Tout bêtement, comment est né ce projet ? Pourquoi travailler là-dessus ?
C’est pas vraiment un truc à thèse donc il n’y a pas d’origine. Il y a deux ans, par exemple, j’ai fait un bouquin qui s’appelait Mal dominant, là c’était né des discussions que j’avais avec ma fille, qui est de cette génération qui s’intéresse beaucoup aux questions de genre, d’inégalités… Ça, c’était né de quelque chose. Là, c’est vraiment sur le quotidien, c’est-à-dire que j’avais envie de travailler le gag, et parler de ces questions technologiques, c’est un terrain qui est intéressant, d’autant que ce qui paraissait rigolo, c’était de parler de l’humain, de la façon dont on appréhende la nouveauté en restant toujours archaïque. Rien que l’idée me faisait rire.
Vous aviez lu des BD qui parlaient un peu de ça ou vous êtes vraiment parti dans votre imaginaire ? Je me souviens, je l’ai mis dans ma chronique d’ailleurs, qu’il y avait Les Zappeurs, chez Dupuis, puis Zapping Génération qui a repris un peu ce côté nouvelles technologies. C’était beaucoup plus sage, parce que c’était chez Dupuis… Mais ça ne vous a pas du tout inspiré ?
Pas directement, non non.
Et justement, on imagine qu’en signant ça chez Fluide Glacial, vous avez été libre d’aller loin dans l’humour…
Oui ! Ce qui est bien avec les éditeurs, c’est que ce n’est jamais formel. Chez Dupuis, on ne m’a jamais dit « faites attention à ce que vous faites », on le fait un peu naturellement. Là, l’avantage, et c’était un autre objectif aussi, comme c’est essentiellement des gags en une page, c’était de tester différents niveaux d’humour. Donc ce n’est pas forcément plus grossier ou plus libéré mais si ça se prête au jeu, je peux le faire. Il y a un gag sur une jeune femme qui fait une reconnaissance faciale mais aussi des fesses, de la poitrine… Bon, c’est sûr que dans Spirou, ça ne passerait pas ! Même si l’idée n’est pas de montrer une femme à poil mais de pouvoir décliner cette histoire de reconnaissance et de le faire en toute liberté. À côté de ça, il y a aussi des gags qui sont plus absurdes, qui passent mieux, je pense, dans un truc comme Fluide où le lecteur est averti qu’on peut aller dans des niveaux d’humour très différents.
Le gag sur la manif aussi, je ne sais pas s’il serait dans Spirou.
Oui, voilà, c’est possible. (rires)
Comment on prépare ce genre de gags ? Vous vous servez de votre propre incompréhension du système ? Ce côté un peu « on marche sur la tête »… ?
Oui, c’est vraiment pour mettre à distance tout ça et ce qui me plaît dans cette série, c’est que je pense à n’importe quoi, quelqu’un avec un caddie dans un supermarché et je me demande ce que les nouvelles technologies vont venir faire comme interférences. Et ça marche avec quasiment tout ! Un match de tennis… Je n’ai pas besoin de me forcer pour imaginer des situations et ça, c’est vachement plaisant.
Quand on a trouvé le concept…
En fait, ça a été fait mille fois en bande dessinée : observer le quotidien, voir ce qui est drôle dans les rapports humains, dans notre comportement. Mais là, il y a un angle un peu particulier.
Et puis, il y a eu tellement de progrès depuis 10-15 ans que ça fait forcément des gags neufs.
Oui !
On ne va pas vous dire « là, vous avez copié Franquin ! »
Alors que parfois… (rires)
Et vous vous mettez en scène dedans, d’ailleurs, avec votre compagne. Je ne sais pas si c’est votre compagne fictive ou si c’est la vraie…
Oui, c’est la vraie. Qui a fait les couleurs de l’album, d’ailleurs.
Vous êtes donc en couple avec Sandrine Greff !
Oui ! Avec qui on fait plein de choses depuis des années. Il faut changer de personnage à chaque fois, mais de temps en temps j’en récupère… là, c’est le personnage que j’utilise dans l’Édito de Spirou. Ça me fait penser que je pourrais mettre du Fabcaro là-dedans, le mettre dans des situations ridicules, ça serait assez drôle ! Je ne sais pas s’il râlerait. C’est parfois lié à la réalité [il montre un gag en particulier]… Je pense que ma compagne serait capable de faire ça, me faire croire que c’est devenu vachement tendance d’éplucher des patates et de se filmer en train de le faire.
Oui, il est chouette celui-là (et les autres aussi) ! Il y a donc un peu de vrai…
Oui. Pendant très longtemps, j’estimais que l’humour, c’était vraiment très détaché de la réalité et puis, avec Une année au lycée, où je racontais ma vie de prof, j’avais commencé en faisant des gags détachés de la réalité et je trouvais que c’était rigolo mais que ça n’allait pas très loin. Quand j’ai commencé à parler vraiment de ce qui m’arrivait, et à le mettre à distance, je trouvais que ça touchait plus les gens et, de fait, ça a plus touché les gens. Beaucoup de profs m’ont écrit. Je me suis rendu compte petit à petit qu’en intégrant des éléments de la réalité, ça avait plus de chair en fait. Et qu’en humour c’était plus drôle.
Votre regard a changé en travaillant.
Complètement ! En plus, au début, c’était vraiment une espèce de refus. Il y a une quinzaine ou vingtaine d’années, je n’aimais pas trop la BD autobiographique, je trouvais que c’était un truc un peu « je me regarde, je me mets en autoreprésentation ». C’était toujours un peu facile, c’est-à-dire que les gens disaient « Ah, je suis faible mais en même temps, je me sors des situations ». Mais, en fin de compte, j’ai complètement changé mon regard là-dessus. Ça apporte beaucoup, en fait.
Justement, vous commencez à avoir une carrière bien remplie, sans vouloir dire que vous êtes vieux (rires). Et vous n’êtes pas abonné à un éditeur en particulier. Là, c’est chez Fluide, vous avez également sorti Les Trois Mousquetaires chez Casterman, avec Gilles Rochier, qu’on retrouve d’ailleurs souvent cité en nom de rue…
Absolument !
Donc c’est vrai que Fabcaro pourrait y avoir droit aussi.
Oui !
On vous retrouve aussi pas mal chez Dupuis, justement avec Fabcaro pour l’Édito. Vous aviez aussi fait quelque chose chez Fluide avec lui, Mars!, Z comme Don Diego chez Dargaud… Bref, j’en passe plein. Est-ce que ces changements multiples, c’est le fruit de rencontres ou d’une volonté de raconter différemment les choses ?
Ce sont surtout des rencontres, en fait. Quand on fait de la bande dessinée, je dis ça à l’intention des plus jeunes qui veulent se lancer dans la carrière, c’est un peu difficile d’entrer dans le circuit. C’est un circuit qui n’est finalement pas très gros, là, on est à Saint-Malo, hier on était dans la salle et je me disais « presque tout le monde est là ». Ce n’est pas le cas, bien sûr, mais l’essentiel de la structure est là. Et pour arriver à y entrer, ce n’est pas si facile. On commence souvent chez les petits éditeurs, c’est ce qu’on a fait avec Fabcaro et Gilles d’ailleurs, chez Six pieds sous terre. Ce qui est déjà une très bonne porte d’entrée parce qu’on apprend beaucoup de choses. Et puis, après, on se disait quand même qu’il fallait qu’on aille conquérir ce qu’on appelait « les gros ». Et ça a commencé par Fluide Glacial, c’est Fabcaro qui y est entré grâce à James qui publiait aussi chez Six pieds sous terre. Donc il l’a fait venir pour faire du scénario puis Fab m’a dit « est-ce que tu veux en faire avec moi aussi ? ». Donc ça s’est fait comme ça. Et donc, même aujourd’hui, où ma carrière est beaucoup plus installée (rires), là, c’est Gilles Rochier qui travaille chez Casterman depuis plusieurs années qui m’a dit « on me propose de faire quelque chose en lien avec les films ». C’est un truc comique, et Gilles, ce n’est pas tellement son style de dessin, donc il m’a demandé si ça m’intéressait de le faire avec lui. Avec Gilles Rochier, j’irais… même au Cap d’Agde (rires).
Donc personne ne vous dit « je veux l’exclusivité » comme ça se faisait à une époque…
Non ! Mais d’après ce que j’ai compris, c’était un non-dit. Quand Franquin est parti chez Tintin…
… Pour faire Modeste et Pompon…
… Ça été mal vécu par Dupuis mais ils ne pouvaient pas l’empêcher. C’est un truc très sensible dans la bande dessinée. À la fois, on est invité à avoir une certaine fidélité, et ce n’est pas idiot parce qu’on peut déployer quelque chose, je continue à faire des livres chez Six pieds sous terre parce que c’est intéressant de creuser un sillon… Mais, à côté de ça, économiquement, être attaché à un seul éditeur, c’est très compliqué. Aujourd’hui, avec un album… Vous vivez quand même difficilement un an avec une avance d’un seul album. Or, il faut quand même du temps pour le faire. Et puis, un éditeur, il ne va pas vous faire un, deux ou trois bouquins par an, ou plus de publications périodiques. Donc, on est un peu obligé. Et au final on peut décliner des choses différemment.
C’est de vous l’idée de l’autocollant « la BD (presque) officielle du film » qui n’a évidemment aucun rapport avec le film ?
Non. Enfin, elle a un rapport quand même parce qu’on a les logos.
Oui mais ça rappelle un peu Spirou. Ils avaient fait Le Triomphe de Zorglub par les auteurs de Frnck…
Sur le tournage, c’est ça ?
Oui, ils avaient fait une fausse BD inspirée du film, sur le tournage. Et ils avaient mis un autocollant du même genre.
Ah non, l’autocollant, ce n’est pas mon idée. En général, les autocollants, ce n’est pas l’idée des auteurs (rires).
Comme les bandeaux pour Fabcaro…
C’est ça ! (rires)
En tout cas, c’est marrant parce que ça n’a aucun rapport. Je n’ai pas vu le film mais on n’imagine pas le gag du « ressort » dans le film, par exemple.
C’est un peu le contrat, c’est aussi un peu pour ça qu’on a accepté avec Gilles. Dans chaque projet, il faut qu’il y ait un petit côté où on va donner de ce qu’on a envie de faire. Et là, on avait peur que ce soit contraint parce que ça venait de la production du film : ce sont eux qui ont demandé à ce que Casterman fasse des bouquins, ils voulaient faire une sorte de « moment Mousquetaires » et le décliner sur plusieurs supports. Donc Casterman a fait un manga qui est vraiment fondé sur le scénario du film et à nous ils nous ont dit « vous, vous faites ce que vous voulez » mais en gardant l’esthétique, c’est-à-dire que les costumes des Mousquetaires dans le film ont changé, c’est pas des trucs traditionnels avec des grandes capes, d’ailleurs on en parle un petit peu. Mais c’était la seule indication qu’on avait.
Donc ils étaient très ouverts, ils voulaient seulement un truc sur les Mousquetaires mais ils n’avaient pas de contraintes d’auteur, de style, que ce soit humour…
Si ! Humour. L’idée, c’était de faire de l’humour. Mais heureusement on n’a pas eu besoin de faire des caricatures des acteurs. J’aurais été incapable de faire ça !
Vous avez donc pu garder votre style caricature, sans être obligé de faire Vincent Cassel…
Non. Sinon, son fan-club me serait tombé sur la tronche (rires). Je lui aurais fait un gros nez et ça ne leur aurait pas plu.
Vous dessinez aussi l’Édito du journal Spirou avec l’autre Fabrice, Fabcaro, ce n’est pas trop prenant ? Parfois, vous vous amusez de tout ça, en trouvant une situation pour abréger le gag, vous trouvez des pirouettes pour « bâcler ». Ça fait partie des choses les plus contraignantes, de faire une fois par semaine ? J’imagine qu’on prend de l’avance…
On prend de l’avance uniquement sur le temps mais pas tellement sur la quantité d’éditos, parce qu’il y a beaucoup d’autres choses à faire. Donc on en fait un par semaine, on a quelques semaines d’avance, pour être sûrs qu’il n’y ait pas de problème. De temps en temps, il y a un changement de dernière minute, il faut le faire un peu en catastrophe.
Généralement, c’est 4-5 numéros d’avance ?
Oui. Là, cette semaine, en venant à Saint-Malo, j’ai pris quelques jours pour me promener. Là, par contre, il faut un peu usiner, et c’est le cas l’été, aussi, pour avoir le stock, parce que pour l’instant, on n’a jamais loupé une semaine !
C’est depuis quand ?
Ça doit faire au moins quatre ans. On a 250 éditos, je crois. Et il y a eu « La page 3 » avant.
Est-ce que c’est un jour destiné à être dans un recueil ?
Un recueil avec marqué par l’auteur de Zaï zaï zaï zaï et Astérix peut-être (rires). Non, on en a déjà parlé mais Dupuis se dit que ça ne peut pas fonctionner.
Peut-être dans longtemps.
Oui, voilà. Quand on sera morts, quoi (rires).
Le plus tard possible, donc ! C’est vrai que quand on vous lit ailleurs qu’avec Fabcaro, on se dit que côté humour, vous vous êtes quand même bien trouvés…
Ah oui !
Dans L’Édito, est-ce que parfois vous participez, vous échangez sur le scénario ou il est uniquement de lui ?
Non, c’est que lui qui fait ça. Ça m’est arrivé peut-être de dire qu’il y avait tel personnage qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, mais c’est vraiment très succinct. Ça fait plus de dix ans qu’on travaille ensemble et, sur le tout premier truc, Z comme Don Diego, un jour je lui dis « ah mais là, sur cette chute, le personnage il pourrait faire ça plutôt, non ? »… Qu’est-ce que j’avais pas fait ! (rires) Il n’y a pas plus poli et plus gentil que Fab donc il ne m’a pas engueulé mais il m’a dit « bah non ». Et là, je me suis dit « bah ouais, qu’est-ce qui te prend ? Aller changer une ligne à Fabcaro ! » Donc non, je me suis dit que ce n’était pas mon boulot et de lui faire confiance. Parce qu’en fait, je trouvais qu’il y avait des gags… certains sont tellement géniaux que j’en trouvais d’autres moins réussis et, en fait, après, j’ai vu, en relisant Z comme Don Diego dans la totalité, que Fabcaro fait comme une espèce de musique, des trucs hyper barrés, hyper drôles, puis d’autres qui passent un peu plus comme ça, touchants ou banals, mais ça crée un rythme qui est hyper bien pensé. En revanche, lui m’envoie un scénario qui est crayonné. Et Fab, son humour est très porté sur l’immobilité, avec des personnages qui ne bougent pas. Il crée une espèce de tension comme ça et, à la fin, ça fait sortir le gag. Mais moi, je suis incapable de faire ça… Refaire un dessin, c’est impossible. Quand j’ai vu ses planches de Zaï zaï zaï zaï ou d’autres, je me suis rendu compte qu’il ne faisait pas de copier-coller, il redessinait des cases quasiment pareil. Ça moi, je ne peux pas. Alors, j’ai pris le parti inverse de changer le cadrage, de faire des personnages très tordus et finalement d’interpréter son gag. Le risque, c’était que ça ne lui plaise pas. Il faut croire que ça lui plaît parce que ça continue. Et maintenant, je crois qu’il pense à ça. Donc la coécriture se fait comme ça. Il me laisse complètement libre de la façon dont les personnages agissent, de la manière dont ils empoignent des trucs, se touchent, se triturent…
Vous participez à l’écriture graphique. Et vous collaborez aussi avec votre frère, notamment sur Coluche président. C’est plus facile en famille ? Ou pas du tout, au contraire, c’est plus difficile qu’avec Fabcaro, même si maintenant c’est presque de la famille ?
Oui (rires). Ce qui était plus compliqué, et plus long surtout, parce qu’on se connaît depuis longtemps avec mon frère évidemment, eh bien c’est qu’on a mis plus de 15 ans à faire un truc ensemble, parce que lui vient du roman, et ce n’est pas du tout la même écriture ! Fabcaro, lui, a fait les deux très rapidement, donc je pense qu’il s’est habitué à ça. Il a fallu attendre que mon frère travaille pour Groland. Il a fait des formats courts, des sketches, et là c’est allé vers une écriture qui était plus proche et on s’est dit que ça pouvait peut-être fonctionner. Pour Coluche, j’avais fait un épisode tout seul mais, comme je me disais que c’était un peu l’esprit Groland où quelqu’un de barré prend le pouvoir, je lui ai demandé si ça l’intéressait de tenter le coup. Mais on s’est un peu séparé de nouveau depuis parce que, là, il essaie de travailler pour le cinéma et la télévision, donc il est reparti dans d’autres formes d’écriture et ça lui prend beaucoup de temps.
Vous envisagez d’autres médias aussi ?
Ah non, non.
Chez Dupuis, vous scénarisez également Le Fil de l’Histoire racontée par Ariane et Nino, en laissant le dessin à Sylvain Savoia. C’est plus didactique, c’est pour enfants, c’est quand même plus sérieux, et vous ne dessinez pas. Est-ce que c’est parce que vous n’aimez pas trop dessiner ce qui est plus réaliste ? C’est par manque de temps ?
Déjà, je ne saurais pas faire ça. Il n’y a que Sylvain, je pense, pour faire des personnages enfantins, jeunesse, dans un décor apocalyptique de nazis qui détruisent le monde hyper réaliste. C’est ce décalage qui est formidable, je trouve. Par ailleurs, on ne m’a pas donné le choix puisque ça, ce n’est pas un projet que j’ai initié, mais qui a été initié par Frédéric Niffle, qui est éditeur chez Spirou. C’est un projet qu’il avait depuis très longtemps et c’est lui qui a réuni l’équipe. C’est un peu comme dans L’Agence tous risques : le type avec son cigare, c’est Niffle, il est arrivé et il a dit « toi, toi et toi, vous allez travailler sur le projet ! ». Moi, il m’a demandé parce que j’étais prof d’Histoire. Là, effectivement, on met le moins d’humour possible, parce que ce n’est pas le sujet, et c’est assez difficile. Là, on vient d’en faire un sur les Jeux Olympiques, on a pu un peu plus décaler les choses…
Quand on est habitué à faire de l’humour, ça doit être dur de se limiter.
Oui, mais quand on parle d’Histoire, ce n’est pas un problème, c’est de l’enseignement. En cours, je ne faisais pas de blagues. Finalement, c’est un autre exercice, que je trouve très intéressant.
Il y a aussi La Drôle de guerre de Papi et Lucien, dessiné par Téhem. Là aussi, c’est quelqu’un d’autre qui dessine…
Mais là j’ai pu mettre tous les gags que je n’avais pas pu mettre dans Ariane et Nino ! C’est Téhem qui dessine, oui. Là, pour le coup, ce qui est très bien, c’est que moi je suis un peu limité en dessin, même très limité. Si on regarde mes bandes dessinées, les personnages sont souvent en plan américain, à la taille. Au-dessus, ils gesticulent beaucoup, mais faire un grand ensemble j’ai du mal. Et là, l’histoire, c’était une aventure, un road-trip avec beaucoup de choses qui se passent. Il faut que ce soit très bondissant. Je n’aurais pas du tout pu le faire. C’est l’éditrice qui m’a suggéré de voir avec Téhem, que je trouve vraiment formidable. Dans le dessin, il y a un cousinage, les gros nez et tout, mais alors, en plus, il m’a dit « fais-moi faire des véhicules, j’adore ça ».
Vous avez aussi adapté votre thèse en BD, si j’ose dire, avec Terreur Graphique, en sortant Le Pouvoir de la satire, d’abord dans La Revue Dessinée. Est-ce que c’est facile de passer d’un support à l’autre, ou plus simple d’inventer totalement une autre histoire ?
Euh… Ce n’est ni plus simple ni plus dur.
C’est juste un autre exercice.
Oui.
Ce projet est né de ce qui s’était passé chez Charlie Hebdo…
Oui, c’est né de Charlie et de La Revue Dessinée, qui nous a contactés en nous demandant si on ne pouvait pas faire un truc là-dessus. Moi parce que j’avais fait cette étude historique, Terreur parce qu’il publie dans la presse, dans Libé, et qu’il a une très très bonne culture de tout ça. Donc c’est venu d’eux et j’étais ravi qu’on me le demande parce que je n’y aurais pas pensé. J’avais proposé à des éditeurs texte, en fait. Mais il y a eu tellement de choses qui sont sorties à ce moment-là… Et ça n’a pas été très dur parce que, quand j’écrivais ma thèse, il y a des parties que j’ai écrites en bande dessinée, parce que la bande dessinée permet de fractionner les choses, d’isoler les idées et de donner une forme à leur enchaînement.
Ah, dans vos brouillons ?
Oui, dans mes bouillons. Et après, j’ai vu qu’aujourd’hui on pourrait le faire. On pourrait présenter à La Sorbonne une thèse en bande dessinée, parce que la forme fait aussi partie du truc. Je suis arrivé trop tôt.
Vous avez donc cette double casquette de prof d’histoire-géo (agrégé, docteur en histoire) et d’auteur de BD, ce qui alimente régulièrement le blog Une année au lycée, repris aussi sur Instagram. Je ne vais pas vous demander de commenter la triste actualité, vos derniers dessins suffisent amplement, je trouve (sur l’absence du prof à l’appel, et sur la crainte d’exercer contre toute attente initiale un métier à risque), mais la solution, c’est quoi, de continuer à faire rire comme on peut ?
Face à la barbarie… On va revenir sur un truc bien profond… L’humanité est plongée… Enfin, non, elle n’est pas plongée, elle est née de la barbarie, de l’animalité. Qu’est-ce qui la fait évoluer, si ce n’est la prise de distance, la culture, donc le rire ? Ça paraît un peu pompeux de dire ça mais c’est objectif. J’ai fait une thèse sur la presse satirique pour montrer qu’on a passé un cap supplémentaire et que la démocratisation de notre société est passée aussi par là. Évidemment qu’il ne faut pas abandonner et la dignité, c’est que des gens viennent vous buter à coups de couteaux mais vous redonnez un cours et vous réexpliquez les choses. Ce qui m’a un peu inquiété par exemple, c’est que je rencontre des classes et, il y a deux ans, j’ai rencontré des jeunes gens qui m’ont dit que, pour eux, la caricature n’était pas légitime, qu’il ne fallait pas caricaturer car c’était fondamentalement se moquer de quelque chose ou de quelqu’un et que c’était donc agressif. Donc au nom d’une certaine volonté de pacifier les rapports humains… Et ça, ça m’a un peu inquiété parce qu’il ne s’agissait pas d’enfants violents ou quoi, mais ils trouvaient que les gens de Charlie Hebdo avaient contribué à générer de la violence, alors que je pense que c’est tout l’inverse, et que c’est en passant par de la violence symbolique qu’on arrive à dépasser les choses. Après, le profil de ce jeune homme qui a tué Dominique Bernard, évidemment, on ne peut pas l’amener au rire comme ça. Ce sont des gens qui sont partis tellement loin dans une espèce de fanatisme… Mais, à une grande échelle, il faut passer par là.
Vous n’exercez plus en tant que prof. La partie auteur de BD a pris le dessus quand ?
Il y a quatre ans. J’ai pris une dispo en me disant « je reviendrai ». Et il y a la réforme du lycée qui est passée là-dessus, le covid… En fin de compte, je me suis rendu compte que ce n’était pas facile de revenir, même administrativement. Parce qu’on perd son poste donc on refait, alors peut-être pas le tour de France, mais au moins le tour de l’académie. Et on est obligé de reprendre à plein temps, ce qui voudrait dire par exemple que je ne pourrais plus faire L’Édito, je pense.
Ah non, ça n’irait pas du tout ! (rires). Aura-t-on le plaisir de retrouver par exemple, un prochain tome de Réseau-Boulot-Dodo ?
Ça, a priori oui.
Walter Appleduck, chez Dupuis ?
Ça, non.
Vous avez d’autres projets, dont vous pouvez parler, qui sont un petit peu avancés ?
Ah bah oui ! Le deuxième tome des Mousquetaires sort avec le deuxième film, fin novembre.
Ah oui, ça a été rapide.
C’était conclu dès le départ. D’autant qu’ils nous ont parlé de ça assez tardivement (rires). Je ne sais pas si dans les productions de film, ils ont conscience du temps que ça prend. Donc, en faisant ça, j’ai un peu repoussé d’autres projets. Il y en a un pour Pataquès, la collection de James, chez Delcourt, qui doit sortir l’an prochain, sur l’armée. Parce que je me suis dit que l’armée aujourd’hui avait moins de boulot, parce les Allemands ne nous envahissent pas tous les matins et que donc on pouvait les employer à des tas d’autres choses, comme la prévention des risques ou remplacer des robinets chez les gens. Il y a beaucoup de savoir-faire dans l’armée (rires). Et il y a un autre truc très sérieux, c’est L’Histoire dessinée de la France, qui est publiée par La Revue Dessinée et La Découverte. Ils m’ont confié le tome sur le XIXe siècle. Je suis très fier de faire ça ! Mais ça aussi, ça prend beaucoup de temps !
Et ce sont des volumes assez épais.
Oui ! Ça, ça devrait sortir à l’automne 2024. En janvier sort aussi un nouvel ouvrage collectif chez Six pieds sous terre, T’inquiète, avec Fabcaro, Gilles Rochier, Guillaume Bouzard et B-gnet !
Du beau monde ! Eh bien on suivra ça avec curiosité ! Merci beaucoup…
Avec plaisir !
Propos recueillis par Nicolas Raduget et Chloé Lucidarme.
Interview réalisée le 28 octobre 2023.
Toutes les images sont la propriété de leurs auteurs et éditeurs et ne peuvent être utilisées sans leur accord.
Réagissez !
Pas de réponses à “Dans la bulle de… Fabrice Erre”