La sortie de son nouveau Spirou était l’un des événements de la rentrée 2018. Le capitaine Émile Bravo navigue en gardant son propre cap dans l’océan du groom, en évitant les chemins de la série classique et des one-shots. Nous avons eu le plaisir de le rencontrer lors d’une escale à Saint-Malo pour lui poser quelques questions sur cette nouvelle grande aventure.
Bonjour. Merci d’avoir accepté notre interview.
Merci à vous.
Est-ce qu’en sortant Le Journal d’un ingénu il y a 10 ans, vous imaginiez qu’il pourrait y avoir une suite ?
Ben non, parce que c’est une collection faite de one-shots donc on m’avait demandé de faire un album, une histoire. C’est ce que j’ai fait. Non, pour moi, c’était clair. C’était terminé, quoi.
Oui, c’était un peu contre le principe de la collection.
Bien sûr. C’est pour ça que jamais je n’avais pensé… en plus, le premier album était une blague un peu potache où je racontais qu’en gros c’était à cause de Fantasio que la guerre était déclarée. Ça se terminait comme ça, au revoir, merci. Et voilà.
Alors comment cette suite est-elle arrivée sur la table ? C’est vous qui l’avez souhaitée ? L’éditeur ?
Non, vous savez, moi, je ne marche pas à la commande, déjà. En fait, c’est l’éditeur, après le succès du premier et l’engouement suscité, qui m’a dit… en plus, cette collection est un petit peu partie en vrille…
Ce n’étaient plus du tout des one-shots.
Voilà. L’éditeur m’a dit : « si tu as encore quelque chose à dire sur ce personnage de Spirou, ne te gêne pas, vas-y, raconte ! » J’ai dit que je réfléchirais. Puis une idée m’est venue en tête et j’ai pensé que ça valait le coup de rajouter quelque chose. Je suis donc parti dans l’écriture de l’histoire. 330 pages. Quand j’ai proposé ça à l’éditeur, j’ai dit que je pensais avoir une idée. Je lui ai raconté en gros ce que je voulais faire : « vas-y, pas de problème ! » Ça avait un sens. Ce n’était pas du tout une nouvelle aventure de Spirou. C’était sur la construction du personnage.
C’est vrai qu’on s’y perd avec toutes les dénominations, la série régulière, les one-shots…
Alors, moi je ne m’occupe pas du tout de ça, je ne sais même pas ce qui se passe et je ne veux même pas le savoir !
C’est encore autre chose, une sorte de troisième série parallèle : L’Espoir malgré tout en quatre tomes.
C’est ça. La construction du personnage de Spirou, sa genèse, en quatre tomes. Qui est ce personnage, d’où il sort, qu’est-ce qu’il a vécu ? Parce qu’à la fin de cette histoire-là il part à… c’est le début de Il y a un sorcier à Champignac, il se lance dans l’aventure de Franquin. Là, c’est terminé et ce n’est plus à moi. C’est ça l’idée.
C’est donc un peu un « prequel » ?
Oui, mais ce n’est pas du tout ce que j’ai cherché à faire. C’est vraiment une construction pour comprendre qui il est. Ce petit groom, finalement, c’est un enfant qui tient des portes et devient quelqu’un qui a une conscience et qui part à l’aventure.
Il y a quand même un lien avec la série classique.
Oui, un lien avec le Spirou de Franquin. Le reste, je m’en fous. (rires)
Oui, Rob-Vel, Jijé… (rires). Du coup c’est quand même un projet assez ambitieux avec un certain nombre de planches…
Quand je me suis lancé dans ce projet, je ne savais pas du tout combien de pages j’allais faire. Si j’avais su que c’était un truc aussi long, je ne me serais pas lancé dedans mais bon… Après voilà, j’ai carte blanche, j’avance avec mon histoire, je fais ça au jour le jour… Bon, ça a fait 330 pages. C’est bien, je suis content.
Pas trop de pression ?
Jamais de la vie, jamais ! C’est vraiment rare aujourd’hui d’avoir le temps de construire quelque chose. J’ai quand même mis quatre ans à l’écrire, ça fait presque six ans que je suis dessus maintenant et il me reste encore deux ans pour l’achever. Bon, ben, c’est pas souvent, hein, 8 ans d’une vie pour faire un bouquin !
C’est une chance !
Oui, c’est une chance d’être libre et soutenu. C’est lui, là, c’est mon éditeur, avec son truc rouge (NDR : il le désigne alors qu’on l’aperçoit en train de marcher dans la rue à travers la fenêtre), c’est lui qui me supporte depuis toutes ces années, qui est venu me chercher pour le premier Spirou parce qu’il connaissait mon travail sur Jules… Il était sûr que j’avais quelque chose à dire sur Spirou.
Ça a dû monopoliser tout votre temps. Vous n’avez pas d’autres projets à côté ?
Oui, c’est énorme, ça prenait tout mon temps. Ce qui me restait, je le redistribuais dans ma vie (rires).
Cette histoire présente un Spirou plus sérieux, qui se construit dans un contexte plus difficile que dans d’autres albums de la série. Vous n’avez pas peur de décontenancer les fans purs et durs, qui de toute façon ne sont jamais très contents…
J’espère que vous vous marrez quand même un petit peu en lisant ce Spirou.
Oui oui, celui d’avant aussi.
Bon, ça va. Justement, plus c’est dramatique, plus je pense qu’on peut rire. Parce qu’on a besoin de se protéger, de quelque chose de débile, qui désamorce. Ça fait du bien et ça renforce l’effet comique. C’est aussi un Spirou qui est drôle, il me semble.
Justement, ce n’est pas trop difficile de trouver des gags dans ce contexte ?
Non parce que c’est la vie, c’est vraiment la réalité. C’est surtout ça la différence avec les autres Spirou, ça se passe dans la réalité. Je n’ai pas l’impression que les personnages soient différents de l’époque Franquin en tout cas.
Le Journal d’un ingénu avait été très bien accueilli. C’est difficile à prévoir, j’imagine…
Le succès ? Oui (rires).
C’est une bonne surprise qui vous est tombée dessus.
Oui, en même temps, je sais que c’est Spirou. Si j’avais fait Les Aventures de René, le petit rien du tout… je ne suis pas dupe.
Sur cette suite, vous avez déjà eu des retours de lecteurs, qui l’ont lu dans le magazine ou même hier, en dédicace ?
Oui, j’en ai eu. C’est plutôt très très positif. C’est super ! Vous avez bien aimé, vous ? (rires)
Oui ! Je l’ai chroniqué. Je l’ai trouvé dans l’esprit du premier. Toujours autant d’humour et l’humanisme du personnage.
Bon, ça a l’air de marcher, la mayonnaise prend.
Dans ce premier album de la suite, ce deuxième album on va dire, on voit les adultes et les enfants se poser énormément de questions. C’est ça qui est intéressant, les adultes aussi se posent des questions sur le contexte. C’est aussi cette grande incertitude que vous avez voulu montrer ?
Bien sûr, il faut replacer ça dans le contexte. Là, quand vous parlez de l’album, vous avez le recul, vous savez comment ça s’est terminé, comment ça s’est passé. L’idée, c’est vraiment de se replonger, à l’époque, dans l’incertitude totale. On est en 1940, on pense même que les Allemands vont gagner la guerre, donc « collaborer » ça n’existe même pas, c’est normal, c’est l’Ordre Nouveau qui s’installe, c’est comme ça partout en Europe et puis c’est tout. Donc c’est ça. Il faut réussir à se mettre dans la tête des gens à cette époque. Fatalement, si vous aviez vécu cette époque, à moins d’avoir une super conscience politique et que votre ennemi juré était le nazisme, là, vous seriez entré dans la Résistance très rapidement… mais la plupart des gens n’étaient pas spécialement éveillés à la politique étrangère, parce qu’à cette époque-là, on ne parlait pas de l’étranger ; l’étranger, c’était loin, l’Allemagne, c’était loin… Quand on revoit les images aujourd’hui, c’était affolant, il y avait de quoi avoir peur. Tout était là, il fallait ouvrir les yeux mais personne ne voyait ça. De temps en temps, aux actualités, on parlait du chancelier Monsieur Hitler mais bon, ce n’était pas un problème, ça se passait à l’étranger. L’étranger, ce n’est pas chez nous, ce n’est pas nos affaires. Quand on se remet dans la mentalité de cette époque, tu subis c’est tout, tu ne sais pas du tout ce que tu vas faire face à une grosse baffe comme la défaite des Belges et des Français, en 28 jours. Chaos total, tu perds tous tes repères, tu ne sais plus où tu en es… Il te reste la survie, c’est tout.
La prise de conscience face à la gravité de la situation marque la différence entre Spirou et Fantasio. Les deux sont encore naïfs mais Fantasio l’est encore plus que Spirou.
Bien sûr, Fantasio, il s’en fout carrément, c’est un impulsif ! (rires) Quelque part, la conscience de Spirou, c’est seulement parce qu’il a une copine qui est juive et communiste. C’est seulement ça. Il choisit son camp en fonction des ennemis de sa copine. Mais il sait pas du tout ce que c’est (rires). Fantasio, alors lui, tout ce qu’il veut c’est qu’on ne l’emmerde pas (rires) et c’est tout !
Fantasio apparaît quand même très niais, franchement assez antipathique…
Je ne le trouve pas antipathique quand je vois un type dire à deux mecs de la Gestapo « quoi la police allemande ? On est en Belgique ! ». Il est surtout très naïf, il n’a pas encore tout compris à ce qui s’est passé. Mais quand tu vois comment ça se traduit ensuite, tu te dis, merde, c’est surprenant… J’ai des copains qui sont comme ça. Au moins, on ne s’embête pas, il se passe toujours quelque chose. C’est quelque chose d’un peu immature, impulsif mais au moins, tu te fends la gueule. Ça donne un peu de piment dans la vie. Évidemment, il y a une opposition avec un Spirou très vertueux, gentil. L’autre pète les plombs et Spirou passe son temps à le calmer, à essayer de calmer ses ardeurs dans tous les sens. Un coup, il déserte pratiquement, l’autre coup, il veut se battre, ça change. Quand il décide d’aller se battre, c’est juste parce qu’il a vu une mère avec sa fille qui cherchent à manger et qui sont perdues. C’est là où il a bon fond et il se dit je vais me battre. Le lendemain, c’est fini : il rencontre les Allemands, il avait juste faim, il mange un peu et c’est tout. C’est là que c’est intéressant d’avoir beaucoup de pages, pour continuer à développer ce personnage, pour lui faire prendre conscience, pour donner vraiment le Fantasio qu’on retrouve chez Franquin en 1946, avec un petit peu plus de conscience. Toujours un peu léger léger…
Il va y avoir une évolution. C’est ce qu’on pouvait supposer.
Bien sûr.
Finalement, le suspense de la fin de l’album porte sur Fantasio.
Oui. Il va en Allemagne. Ben oui, il va chercher du boulot (rires).
Dans le préambule du Journal de Spirou spécial Déclaration des Droits de l’Homme, vous montrez cette dualité avec Spirou qui lance à Fantasio « tu deviens enfin un petit peu malin »…
On retrouve toujours ce Spirou très gentil et là c’est Fantasio qui lui dit de se réveiller en lui disant que le monde est tout pourri. Là, c’est Fantasio qui prend conscience, plus que Spirou. Il lui rappelle une évidence.
Il n’empêche que Spirou devient Défenseur des Droits de l’Homme.
Comme quoi, ça mène à tout, d’être groom (rires).
Ça vous est tombé dessus ? Ça s’est passé comment ? Parce que c’est le vôtre qui devient le Défenseur…
Oui, mais c’est parce qu’il y a mon album qui sort, qui est très humaniste. Et avec ce contexte de la guerre. On ne m’a pas demandé, il n’y a pas eu un plan de communication. C’est le mien mais c’est le personnage de Spirou : il est populaire, c’est cette image-là. Là non plus, je ne suis pas dupe. Faut pas déconner, c’est pas le mien (rires).
Mais ça fait plaisir ?
Oui mais il faut relativiser. Ce n’est pas parce qu’on crée une mascotte que ça va arranger les choses. Mais si, à travers ce personnage, les enfants se penchent sur les trente articles de la Déclaration, ce n’est déjà pas mal. Moi par exemple je ne les connaissais pas.
Oui, la démarche est très intéressante.
La transmission, le côté didactique, c’est intéressant.
Ça reste évidemment symbolique.
Eh oui, ça va pas changer le monde ! (rires)
Je suppose qu’on vous parle pas mal de vos références telles que Tintin. Vous vous en amusez beaucoup, avec par exemple sa tenue, le fait qu’il devienne un peu scout…
L’idée est que Tintin, c’est l’anonymat. En s’habillant en Tintin, dans ces années-là, tu deviens un quidam, tu te fonds dans la masse. C’était intéressant. Pour l’instant, l’identité de Spirou, c’est son uniforme. Il en est fier, il est assez classe. Et quand on lui fait enlever son uniforme, il se retrouve habillé en son héros qui est Tintin. Et inconsciemment, à chaque fois, il se retrouve avec des culottes de golf.
Dans le contexte, Tintin a 10 ans et commence à être un peu connu à Bruxelles…
Ah mais je pars du principe que Spirou existait mais pas Tintin. Tintin c’est un personnage de BD. Si Spirou existait dans ces années-là, en plus dans des institutions catholiques, il lisait fatalement Le Petit Vingtièmeet le héros de tous les enfants de cet âge-là, c’était Tintin.
Moulinsart n’a pas rouspété, donc ?
Non, ils étaient ravis, au contraire. À aucun moment, je ne dessine Tintin, déjà. Je ne touche pas à ce patrimoine. C’était plutôt un clin d’œil sympa.
Eh bien merci beaucoup. Je ne vais pas vous parler de vos autres projets…
Non, deux ans de boulot encore. (rires)
Justement, là, vous sortez le premier. Le deuxième est en cours, déjà fini ?…
Je suis à la moitié de l’encrage du deuxième qui fait aussi presque 90 pages. En décembre 2020, il faut que tout soit terminé, pour faire un gros truc à Angoulême 2021.
L’expo Chapeau bas Spirou ! (encore ouverte au moment du festival), vous y êtes allé ?
Non, pas encore, je n’ai pas eu le temps.
Il n’y a rien sur les one-shots.
Oui, je sais ! Des amis l’ont vu et ils m’ont dit « il n’y a rien sur toi, c’est quoi ça ! » (rires).
Merci beaucoup !
Merci à vous.
Propos recueillis par Nicolas Raduget.
Interview réalisée le 13 octobre 2018.
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