Nous avons profité du FIBD 2024 pour rencontrer Damien Roudeau pour une interview autour du très bel album Rwanda – À la poursuite des génocidaires.
Bonjour et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions.
Avec plaisir !
Est-ce que vous pouvez vous présenter pour nos lecteurs et lectrices qui, comme moi, vous découvriraient avec cet album ?
Oui ! C’est mon troisième album de bande dessinée mais ça fait plus de vingt ans que je fais des reportages dessinés. Jusqu’en 2016, c’était sous forme de carnets de reportage, des carnets en immersion. Je faisais des croquis sur place. Je faisais le reportage et le dessin. Depuis, je fais de la bande dessinée en m’associant avec des journalistes. Mes deux précédents albums étaient dédiés à des combats écologiques, Texaco, chez Les Arènes [avec Sophie Tardy-Joubert et Pablo Fajardo au scénario], et L’Eau vive, chez Futuropolis [avec Alain Bujak au scénario]. Si je devais trouver un point commun entre les trois albums, ce serait à chaque fois des destins personnels communs, des personnes communes qui sont confrontées à la grande Histoire, percutées par la grande Histoire. Dans le cas des époux Gauthier, c’est ce tsunami du génocide qui a tout emporté, les 80 membres de la famille de Dafroza, et ce combat pour la justice auquel ils dédient leur vie. Et auquel on essaie de donner une caisse de résonnance dans l’album.
C’est quoi votre moteur pour faire ça depuis vingt ans ?
Oula ! C’est peut-être un grand mot, un peu galvaudé, mais moi je me pose toujours la question de l’utilité de l’album. C’est-à-dire que je sais qu’en général j’y consacre deux années de ma vie, donc il faut bien les choisir. Pour les précédents albums, sur les combats écologiques, ce sont des combats qui avaient toujours lieu en fait, donc ça redonne un petit écho médiatique, et dans le cas du Rwanda parce que c’est aussi une page sombre de l’Histoire, on sentait qu’il était encore nécessaire de re-raconter cette histoire. Parce qu’il y a toujours des thèses négationnistes, autour d’un double génocide, qui traînent en France, parce qu’il est important de redire que c’est le génocide contre les Tutsi du Rwanda. C’est pour ça qu’on a essayé de faire un ouvrage un peu pédagogique. Je pense qu’on peut commencer à le lire dès 14 ans, à partir de la 4e. On aborde la Shoah en 3e donc on a essayé de faire un ouvrage pédagogique pour ce public-là tout en restant dans l’intime du combat de ce couple.
On va donc parler précisément de cet album. C’est un album très poignant, qui permet de découvrir ou redécouvrir les racines de ce génocide et puis surtout le rôle joué par certains pays européens…
Oui, la colonisation. Qui a figé en race ce qui n’était qu’un statut social, en fait. Hutu, Tutsi, c’était quelque chose de très malléable, on pouvait basculer de l’un à l’autre. On était berger-éleveur ou cultivateur et c’était plus une question de statut social. C’est aussi pour ça que les occidentaux y ont plaqué une forme de révolution sociale quand il y a eu ce soulèvement des Hutu contre les Tutsi. C’est toute cette déformation aussi d’une lecture totalement biaisée qui a conduit, comme le rappelle le rapport de Vincent Duclert, à une faute lourde et accablante de la France [pages 971-972 du rapport] mais qui est de l’ordre de la complicité puisque la France a soutenu activement, militairement, stratégiquement, avant, pendant et après le génocide, surtout, ce qui fait qu’il y a plusieurs centaines de génocidaires, de rang 1 – pas des petites mains, pas des petites machettes, vraiment des génocidaires importants – qui sont toujours réfugiés en France.
Et qu’on laisse tranquilles !
Et qu’on laisse tranquilles depuis 30 ans puisqu’il n’y a eu que sept procès à ce jour. Le dernier, celui de Sostène Munyemana, le médecin, s’est terminé il y a quelques semaines. Ce sont des personnes qui sont effectivement âgées, la justice n’a pas les moyens… Et il y a à peine deux procès par an. On sait bien qu’il y a en a énormément qui vont passer entre les mailles du filet.
C’est une histoire que vous connaissiez déjà bien ?
Non. Moi, j’avais 13 ans au moment du génocide donc je n’avais pas le souvenir. On dit beaucoup que c’est un génocide qui a été filmé en direct. En fait, il n’y avait pas tant de correspondants. Il y avait 300 correspondants pour l’ensemble du Rwanda, ce qui est très peu en fait. Il y avait au même moment les élections en Afrique du Sud qui ont monopolisé toute l’attention médiatique à l’époque. Donc il n’y a pas tant d’images. Et les images d’archives qu’on a, ce sont surtout celles de l’exode, vers le Zaïre, République démocratique du Congo aujourd’hui. Ce sont plutôt ces images-là, un peu bibliques, de grand exode et de ces populations touchées par le choléra mais parmi lesquelles – ces 2 millions de personnes qui ont fui vers le Congo – il y avait beaucoup de génocidaires, en fait, qui se réorganisaient via les camps humanitaires.
Vous connaissiez déjà le scénariste, Thomas Zribi ?
Eh non, la rencontre s’est faite via l’éditeur. Il se trouvait que, par hasard, j’avais vu son précédent documentaire, dédié à Félicien Kabuga, principal financeur du génocide, qui a été diffusé sur Netflix, mais je ne le connaissais pas. Donc on s’est rencontré. Il y a eu cette double rencontre…
L’éditeur avait déjà projet d’avoir une BD sur ce thème ?
Oui. Thomas Zribi avait rencontré les Gauthier dans le cadre de son documentaire donc il avait le projet de faire un album sur eux. Ils cherchaient un dessinateur et la rencontre s’est faite comme ça. Dès que j’ai rencontré Thomas, j’ai su que ça allait bien se passer. Ensuite j’attendais de rencontrer les Gauthier et, dès que leur confiance a été accordée, je savais qu’il n’y avait plus aucun doute.
C’est avec cet album que vous nous emmenez le plus loin, par rapport aux autres albums que vous avez pu faire, qui étaient plutôt en immersion, en France.
Oui !
Mais cette fois-ci, il n’y a pas eu d’immersion, j’ai vu que vous avez dessiné sans avoir mis les pieds au Rwanda.
Oui. C’est la première fois que je n’ai pas de reportage de terrain, parce que, pour Texaco, j’étais allé en Amazonie pendant un mois. Là, il y avait une question de timing. C’est vraiment un grand regret mais, en même temps, l’enjeu principal de l’album était de mettre en image le témoignage des rescapés. Donc, moi, mes questions de dessin, elles se posaient plutôt vis-à-vis de ça. Thomas a fait quelques photos et vidéos de repérage donc je suis parti des quelques vidéos qu’avait Thomas. Moi, mes enjeux de dessin, c’était surtout : que peut faire le dessin pour l’indicible, que peut faire le dessin pour raconter le massacre de 40 000 personnes à l’église de Kibeho ? Pour la part de reportage en couleur dans le présent, j’ai passé beaucoup de temps avec les Gauthier. J’ai assisté aux procès. C’est une frustration de ne pas être allé au Rwanda mais je ne désespère pas d’y aller.
C’est à l’aquarelle numérique ?
Oui… si on peut appeler ça… Mon précédent album était à l’aquarelle directe. C’est ma technique de prédilection vu que je fais du croquis sur le vif, c’est la technique la plus rapide. Là, j’ai paramétré de l’aquarelle numérique.
Vous avez répondu un peu pour les photos et les vidéos mais est-ce que Thomas Zribi avait des idées graphiques, sur ce qu’il voulait voir apparaître, une double-page de ci…
Non. Il y avait peu d’indications. C’est ça qui était super. Il m’a vraiment laissé carte blanche sur le storyboard et la mise en scène. Il y avait quelques indications, pas mal de transitions avec des volatiles. Je pense qu’il écrit comme il aurait écrit pour un documentaire télé : il y avait en italique des choses descriptives. Il n’y avait aucune idée de cadrage, de rythme, de mise en scène mais par contre il y avait des descriptions de ce qu’il attendait à l’image.
Vous avez donc fait des aller-retour ?
Ça a été des va et vient, hyper fluides. Honnêtement. Thomas était le premier relecteur, ensuite les Gauthier. Et tout s’est fait assez simplement.
Et vous avez mis combien de temps à faire l’album ?
Il s’est écoulé presque deux ans entre la rencontre et la publication mais avec cette nuance que j’ai déménagé, j’ai fait des travaux ans ma maison à ce moment-là.
La vie !
Oui. La vie… Donc je pense que c’est un an de travail à temps plein si je n’avais fait que ça.
Vous parliez un petit peu tout à l’heure du regard biaisé. Bon, là, c’est un peu hors-sujet mais j’ai vu qu’il y a un récit qui vient d’être publié chez Flammarion, Le Convoi…
Oui, bien sûr. De Beata Umubyeyi Mairesse !
Elle raconte ça, justement…
Oui, la vision des occidentaux sur le génocide. J’étais à une rencontre en librairie la semaine dernière donc je lui ai confié l’album et j’attends son retour, avec toutes les réserves.
Si ça se trouve, elle a même contacté les Gauthier parce qu’elle était vraiment à la recherche d’images.
Oui. Je suis à la fin de la lecture, là. Elle connaît effectivement très bien les Gauthier. C’est un très bel ouvrage, très bien écrit en plus.
Ce sont des questions que vous vous êtes posées, ça, sur la légitimité que vous pouviez avoir…
Bien sûr ! Évidemment. On est encore deux occidentaux qui posons un regard sur ça.
Mais vous servez de porte-voix à des gens qui l’ont vécu.
Oui, qui sont franco-rwandais. Alain a obtenu la nationalité rwandaise. Et c’est encore une fois une page sombre de l’histoire de France, donc je pense qu’on avait toute légitimité à la raconter.
C’est nécessaire, tout en étant conscient qu’on est du pays qui est coupable.
Bien sûr. Je pense que ça a été très compliqué d’être Français quand on allait au Rwanda pendant de nombreuses années. Maintenant je pense que les relations sont complètement apaisées.
Vous avez d’autres projets ?
Oui, un album en cours pour Dupuis [pour une nouvelle collection]. Avec une journaliste qui s’appelle Doan Bui. On va parler de la crise de l’accueil en Europe. On va réunir ses différents reportages depuis vingt ans aux frontières de l’Europe.
À l’aquarelle aussi ?
Oui.
Et le scénario, c’est entièrement elle ?
Oui, elle scénarise. C’est plus par bribes parce qu’elle est beaucoup sur le terrain. Là, elle était en Ukraine. Ça été un peu plus chaotique dans l’écriture mais c’est intéressant parce que c’était plus une co-écriture. C’est un peu moins linéaire que pour le Rwanda. Chaque album se construit de manière différente.
Propos recueillis par Chloé Lucidarme.
Interview réalisée le vendredi 26 janvier 2024.
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