Dans la bulle de… Corbeyran et Espé

Dans le cadre du festival Angoulême nous avons interviewé deux « maîtres » qui nous ont fait voyager dans l’univers viticole…

©La Ribambulle

Amatrices de vin, nous avons trouvé qu’avec Châteaux-Bordeaux vous avez réussi à marier le vin et l’intrigue. Vous avez très bien réussi ce que vous avez mis en place. A partir d’un domaine qui est en plein déclin avec une jeune femme qui rentre des États-Unis suite au décès de son père, vous avez mis une intrigue tout en mettant en place un apprentissage pour les néophytes de la culture du vin. Comment avez-vous fait en tant que scénariste ?

Corbeyran : C’était le challenge qu’on s’était fixé avec Sébastien (Espé) parce qu’au départ, nous aussi, nous sommes des néophytes, donc le sujet nous attendait, nous a tendu les bras, et on a un petit peu utilisé Alexandra comme éclaireur. Alexandra découvre les choses au rythme où nous les découvrons également ! On pourrait dire que c’est un peu notre avatar. Donc, elle arrive des États-Unis et, même si c’est vrai qu’elle a été élevée dans le domaine dans son enfance, elle a ensuite été déracinée. Elle revient, elle est adulte, elle a envie de changer de vie et la situation du domaine lui permet de le faire. Ce n’est pas de la science-fiction car plein d’héritiers, comme ça, ne sont pas forcément dans le monde du vin mais ont la possibilité d’intégrer un château. Ils ne font pas forcément du vin eux-mêmes, mais comme Alexandra, ils s’entourent de gens qui savent le faire. A force de passion et d’énergie, Alexandra va pouvoir recommencer à faire du vin intéressant dans le domaine du « Chêne Courbe ».

Donc, effectivement, à chaque fois, avec Sébastien, on découvre un pan de l’univers viticole. On s’est dit que ça serait intéressant qu’on fasse un album sur ce sujet-là. Et à côté de ça,  il y a l’intrigue, on sait où on va, on a les personnages, les méchants, les gentils, les faux gentils, les vrais méchants. Le dessin fait partie intégrante de l’alchimie. L’alchimie, c’est ça, permettre aux néophytes d’être invités dans l’intrigue parce que techniquement ils vont découvrir des choses mais sans mettre la barre trop haut pour ne pas les décourager d’emblée, vraiment les inviter comme nous nous avons été invités à découvrir le sujet, c’est-à-dire, petit à petit. Parce qu’effectivement, si on veut apprécier le vin, il vaut mieux le connaître, mais si quelqu’un vous jette au visage tout ce qu’il faut savoir sur le vin… Je connais la réaction, vous tournez le dos, vous faites demi-tour et dire je vais boire de la bière… ou continuer à boire du lait ! Parce que le monde du vin est extrêmement complexe, c’est à la fois de la viticulture – les gens sont des agriculteurs, il faut planter et cultiver la vigne – et du technico-commercial car il faut savoir vendre. Donc, il y a plein de métiers comme ça, des dizaines de métiers pour juste réussir à faire le vin et pouvoir le partager avec des gens qui vont l’acheter. C’est juste hallucinant. Donc allons-y doucement… On parlait de volume que ça nous occupe, nous avec Sébastien, on avait envie de faire une photographie globale du monde du vin à Bordeaux et comme c’est global, ça demande du temps. Le fait de faire des tomes de plus n’est pas lié au fait qu’on veut faire durer le plaisir c’est juste le succès de la série qui nous permet d’aller au bout de notre projet. C’est plutôt comme ça qu’il faut le voir. Le succès permet effectivement d’avoir cette photo globale et on s’était dit qu’au tome 9, Alexandra aura fait son vin et l’histoire sera terminée.

Donc, le succès va vous permettre de développer l’histoire telle que vous le souhaitez la concevoir…

C : En même temps il y a quelques mois, on ne savait pas en combien de tomes on allait faire la série, parce que les choses se mettent en place petit à petit. Même si on voit à peu près où on va, la navigation se fait à vue, parce qu’on découvre, nous aussi, au fur et mesure aussi, et maintenant, on se dit que ça va mieux, on commence à voir la lumière, on sort un peu du brouillard, on voit la terre et on se dit : « ha ! Nous voilà arrivés à destination ! » Et j’espère qu’on aura emmené avec nous des gens qui appréciaient déjà le vin et qui sont super contents de voir le truc s’animer dans leurs yeux, des gens qui ne connaissaient rien et qui sont super contents parce qu’ils ont l’impression d’avoir appris un petit bout et ça leur permet d’aller plus loin, parce que ce n’est pas un truc exhaustif, car on n’a jamais fini de savoir tout ce qu’il y a à savoir sur le vin, c’est juste un domaine inépuisable ! Et puis amener des lecteurs BD sur un sujet et amener des amateurs de vin sur la BD…

Espé : Ça nous change ! C’est une passerelle entre les deux univers. Le monde du vin et le monde de la BD. Cette BD, je crois qu’elle sert à ça ! Une sorte de charnière entre les deux univers.

C : Des gens qui n’avaient jamais lu de BD et qui était passionnés par ce sujet lisent Châteaux-Bordeaux en disant qu’ils étaient réticents à la lecture et qu’enfin de compte ça leur a plu et ils attendent la suite. Et là, c’est réussi pour nous ! Il est vrai que le public BD est déjà établi mais il n’est pas si large que ça, et du coup il faut aller chercher d’autres lecteurs BD, il y a du choix autour de nous et il y a énormément de séries qui sortent donc, si on veut du public, il faut aller le chercher un peu ailleurs et sur ce sujet-là, apparemment, il y a du monde au bout du fil.

©Glénat - Châteaux-Bordeaux/Tome1Ça fonctionne plutôt bien entre vous deux, car le scénario est une chose mais le dessin en est une autre. Comment faites-vous pour faire une mise au point ensemble par exemple sur les personnages ? Aviez-vous déjà une idée préconçue en montant le scénario ? Ou Espé avait-il libre choix ?

E : Ça fait déjà 15 ans qu’on se connaît ! Ça fait un petit moment qu’on fait des BD ensemble. On en a fait presque une vingtaine ce qui n’est pas rien ! Donc quand il m’a embarqué dans ce projet-là, sans vraiment savoir quel personnage allait sortir, j’avais la trame en tête. Il y a une alchimie entre le scénariste et le dessinateur : quand je reçois un scénario d’Éric, j’ai les images en tête. Je vois les choses ! Je reçois beaucoup de scénarios et ce n’est pas toujours le cas. Et avec Éric, c’est ça, il se passe un truc, une alchimie comme dans le domaine viticole, il se passe quelque chose entre les différents protagonistes pour créer un vin. Nous, notre univers, c’est la BD, donc, on arrive à ça ! Tous les deux, quand on est parti en repérage, quand on était dans les vignes, quand on prenait des photos, je pense qu’on n’avait pas du tout d’images de personnages en tête et après ça, ça devient une évidence quand ça commence à arriver quand on met en place un univers.

C : Quand je fais des descriptions, je ne décris pas les personnages, on en discute après. Séb, quand il lit le scénario, il fait comme un casting, il propose des personnages, surtout au début, mais comme il y a toujours des nouveaux personnages qui interviennent, ça fait entièrement parti du boulot du dessinateur. Il me dit quel personnage il verrait bien tenir le rôle. Ça fait longtemps qu’on travaille ensemble, donc ça va forcément un peu plus vite, les choses se font plus naturellement

E : Dans sa façon de décrire une scène avec un personnage, je vois à peu près ce qu’il veut amener, je vois à peu près comment je peux le dessiner. Après je peux me planter !

Est-ce que ça vous arrive ? (rires)

E : Mais oui, ça a dû m’arriver… au début ! Mais maintenant, non, on est à peu près d’accord sur les persos.©Glénat - Châteaux-Bordeaux/Tome1

C : Ce qui est très important dans le travail de Séb, c’est tout ce qui tourne autour des sentiments. C’est-à-dire qu’il n’y a jamais aucun ratage dans une scène où les gens expriment tel ou tel sentiment, que ce soit la colère, la bonne humeur, l’amour, la tristesse, etc. Tout ça est très important parce que le scénario est la base de ça. Le scénario est un scénario réaliste, c’est-à-dire que les gens ont des rapports entre eux et je ne parle pas des décors car c’est encore autre chose, c’est un autre talent. C’est très important car on le voit peu dans les bandes dessinées d’aventure telles qu’on en fait, c’est une aventure, il y a un polar, il y a un meurtre ; on est dans le registre de l’aventure : aventure professionnelle, aventure de vie… ce qui est important, c’est ça : le rapport entre les gens et ces rapports existent quand ils sont dessinés. Ils existent sur le papier quand j’écris, mais si vous donnez ça à un dessinateur et que ce n’est pas fait, ce qui existe sur le papier ne l’est pas sur la page, et si ça n’existe pas sur la page, le lecteur ne le ressent pas. Et là, au-delà de la technique, de l’intrigue etc., il y a ça qui fait aussi qu’on capte l’attention du lecteur grâce à ça. On peut essayer de faire une dichotomie entre le dessin, le scénario, mais la vraie difficulté quand on a un bande dessinée sous la main, c’est comme quand on a mis du sucre dans le café, essayer de retirer et de reconstituer le sucre, c’est trop tard, mais ça fait un bon café ! Châteaux-Bordeaux, c’est un bon café ! Voilà ! J’en arrive à une espèce de métaphore à la con ! (rires)

E : Ceci dit, quand on voit des planches avec des décors hallucinants mémorables, il y a du boulot et c’est du temps de travail. Ce n’est pas très compliqué à faire. Je passe dix fois plus de temps à faire un regard juste entre deux personnages que créer un décor avec des châteaux, etc… ça n’a rien à voir. Un regard, s’il est loupé, c’est foiré, l’impression n’est pas la bonne, le sentiment n’est pas le bon et on passe à côté… alors qu’après un décor, c’est un décor ! On ne peut pas se louper sur un décor.

Il est figé ?©Glénat - Châteaux-Bordeaux/Tome2

E : Il va parler mais c’est du dessin confiture, moi, j’appelle ça comme ça. Ça en met plein la vue, c’est super beau mais c’est de la confiture. Par contre, le petit truc qui fait qu’on va sentir le sentiment d’Alexandra parce qu’il y a une difficulté, parce qu’il y a un sentiment amoureux, parce qu’elle est triste, ça ce sont des petits trucs, des petits jeux de mains, de regards qui sont hyper subtils et ça c’est compliqué à mettre en place, hyper compliqué ! Mais bon, ça se passe bien, parce qu’il est là aussi pour recadrer le truc si ça ne passe pas. Et je crois que c’est notre magie à nous. Je comprends ce qu’il veut faire passer et j’essaie de le faire passer au maximum.

Et ça marche plutôt bien car les personnages sont attachants et réels. Cette saga pourrait être adaptée en série TV car l’intrigue est là et on a vraiment envie de savoir ce qui a bien pu se passer. Les personnages nous font vivre vraiment l’histoire et on a même des fois envie de les étriper ! Vous avez réalisé une belle complexité de personnages qui fonctionne vraiment très bien !

C & E : Et ce n’est pas fini ! (rires)

E : Je suis assez d’accord. C’est vrai ! Ce qui est rigolo est ça a l’air simple quand vous lisez l’histoire. C’est le but et tant mieux. Ça a l’air simple, facile, ça se lit vite et bien, mais tout ce qu’il y a derrière c’est ça qui fait passer le tout justement pour une lecture facile de manière didactique mais où on prend aussi du plaisir de la lire, c’est parce qu’on cache tout ! Tout ce boulot de ratissage derrière…

©Glénat - Châteaux-Bordeaux/Tome3C : On élève un échafaudage ! (rires)

E : … on enlève tout pour avoir une surface clean ! Mais il y a un boulot de tarés ! Quand Éric a commencé le scénario, il a passé à peu près trois ans avant d’écrire la moindre ligne en repérage, à rencontrer des gens, à comprendre comment ça fonctionne ! Moi aussi, c’est pareil, avant de commencer la première page, j’ai mis un an et demi à faire le story-board, à faire des recherches de personnages parce que c’est un univers hallucinant. Rien que le travail sur les échelles, les échelles dans le chai, une fois que c’est sur le papier, c’est facile mais avant de comprendre comment les gens se baladent dans cet univers là…

C : Et comprendre qu’il n’y a pas qu’un seul format de cuve. Des fois, on est aussi haut que la cuve, et des fois on a l’air d’un nain et tout ça ce sont des choses qu’il faut avoir vu, qu’il faut comprendre et ça ne s’improvise pas. On ne pouvait pas non plus se permettre de tricher parce qu’il y a énormément de gens spécialistes ou connaisseurs. Du coup, il ne faut pas que les auteurs en connaissent moins que le lecteur. C’était un de nos objectifs aussi, avoir, à priori, l’aval de la profession c’est-à-dire faire en sorte d’aller vers eux pour les écouter, savoir ce qu’ils ont à dire sur leur métier et ensuite leur rendre ce qu’ils nous ont donné en leur disant : « voilà ce qu’on a compris de votre univers, est-ce que ça vous convient ? » Et là, la réaction par rapport aux professionnels a été vraiment très très sympa. On a eu pas mal de bons retours !

Vous êtes de quelle région ?

E : De l’Ariège, sud de Toulouse.

©Glénat/Châteaux-Bordeaux

Région un peu viticole ?

E : Moins qu’à Bordeaux.

C : Il y a du vin partout ! J’habite à Bordeaux. Bordeaux a acquis une espèce de prestige parce que c’était la région « number one » qui a exporté son vin en Angleterre. C’est un super terroir qui a été bien travaillé et on jouit de plusieurs centaines d’années de prestige. Mais quand on regarde la carte du vin en Europe, en prenant un peu de recul, c’est hallucinant, il y en a partout ! On se dit que plus ça va être au Nord, plus ça va être bizarre, et non, c’est délicieux !

E : Il y a une alchimie entre le cépage, la terre, le sous-sol, le climat. Tout ça, ce sont des alchimies qui changent d’un endroit à l’autre.

C : Il y a un nombre de vins incalculable, très différents les uns et des autres… Alors, Bordeaux évidemment est incontournable et c’est pour ça qu’on a commencé par celui-ci parce que c’est le vin qui percute le plus dans le monde. Vous parlez de Bordeaux aux Chinois, ils ne savent pas où c’est, mais ils savent de quoi on parle ! A chaque fois quand je vais quelque part, je dis que je viens de Bordeaux les gens disent mais bien sûr ! C’est mondial !

Est-ce que Châteaux-Bordeaux est traduit dans d’autres langues ?

C : Pour l’instant ce n’est pas à l’ordre du jour mais on a eu une traduction en hollandais. Là, ce n’est pas notre boulot, c’est celui de l’éditeur, mais je pense que ça pourrait intéresser un producteur… Pour l’instant, en fait, on ne s’intéresse pas trop à ce qui se passe mais on commence à entendre des petits sons de cloche… Je pense que la série va se développer sur d’autres supports et on n’a pas fini d’en entendre parler. Mais pour l’instant, il faut la construire !

E : Elle n’est plus tout jeune, elle a quatre ans.

C : Donc, il faut qu’on aille jusqu’au bout de cette photographie, qu’on ait cette belle photographie de famille, qu’on pourra ensuite éventuellement vendre sous d’autres formes, à l’étranger, sous forme d’intégral, de coffret, etc. Pour l’instant les gens ne voient pas trop ce qu’on est en train de faire, ils se demandent quand est-ce que cela se termine, où est-ce qu’on veut aller… une fois que ce sera fini les gens comprendront plus. C’est toujours pareil, quand tu es en train de faire, c’est toujours mystérieux pour les gens qui sont à l’extérieur !

Et on est impatient !

C : Nous, on se fait confiance. On sait qu’on ne fait pas n’importe quoi mais vu de l’extérieur, on se demande quand ça va s’arrêter. Il y a toujours une forme d’inquiétude et d’impatience mais ça demande du temps à se mettre en place.

A travers les titres, on a vraiment l’évolution comme une chronologie…©Glénat - Châteaux-Bordeaux/Tome1

E : Depuis le début, on sait ce qu’on veut raconter. Après on a pris quelques petits sentiers mais c’est génial d’avoir la possibilité de pouvoir rajouter des petits trucs d’autant que le succès est là.

Y a-t-il des échanges d’idées entre vous pour les scénarios des albums ?

C : Séb est très attentif au monde du vin. Au départ, on était un peu timide tous les deux et maintenant, dès que l’un de nous deux lit un truc qui pourrait faire l’objet d’un petit sujet, il me le balance, et on met ça de côté. Ce sont des pistes.

E : Voilà, des petits trucs parce que cet univers-là nous intéresse aussi forcément. Et quand on lit des trucs, ça peut être des petites pistes. Après, pour le scénario, ça m’est strictement égal, je fais entièrement confiance à Éric là-dessus.

C : Mais on est plus en alerte sur le sujet.

E : Moi, j’ai envie d’être surpris aussi ! Si, il y a 4 ans, on m’avait dit qu’on allait faire ça, ça et ça et que ça finirait comme ça, j’aurais été lassé. Alors que là, on sait où on va mais en même temps il a une part de mystères. Il me dit des trucs mais pas tout !

C : Mais je ne sais pas tout. Moi aussi, j’ai besoin de me surprendre… (rires)

E : Et oui ! Moi c’est pareil ! J’espère le surprendre quand je lui fais passer une planche, je ne suis pas sûr de réinterpréter son scénario exactement. Entre la phase de scénario et le dessin finalisé, c’est un autre monde. Même si je ne suis pas forcément ses cadrages, je suis son séquencier, c’est-à-dire sa narration. Après ma mise en page, ma façon de représenter les personnages et les différentes situations, là, j’amène mon petit truc qui fait que, je pense, j’aime le surprendre et qui me surprend aussi ! C’est le jeu !

C : Alimenter le plaisir ! C’est-à-dire : le lecteur pense toujours qu’il faut que tout soit cadré mais quand tout est cadré c’est de l’ennui, c’est une forme d’ennui qui s’installe et ça, l’ennui c’est l’ennemi. Un ennemi pour l’artiste ! Donc, se surprendre soi-même déjà, réfléchir à ce qu’on veut faire, puis se laisser porter par sa propre histoire, tout ça est important. Si moi, je suis surpris par ce que je trouve en chemin, forcément Séb sera surpris et la manière dont il va mettre en scène, car le metteur en scène c’est lui, ça me procure aussi énormément de plaisir et ça me donne envie de me remettre au boulot ! Ses images me donnent envie d’aller plus loin ! Ça c’est vachement important !

E : Oui, c’est vachement important ! Comme vivre des événements ensemble. Par exemple, on a fait VINEXPO ensemble. Là-bas, nous avons assisté à des scènes et lorsque je les dessine plus tard, ça me rappelle à ces bons moments passés ensemble. Et je pensais que je ne pourrais jamais dessiner ça car il y a trop de choses à dessiner.

C : VINEXPO c’est Angoulême mais en cent fois plus luxueux parce que c’est des négociants qui sont là. Cent fois plus grand car ça se passe au Parc des Expositions de Bordeaux. C’est un univers. On s’est cru sur la lune ! Et à un moment, on s’est dit que ce serait pas mal que l’endroit qu’on est en train d’arpenter, puisque ça a l’air important dans le monde du vin, qu’on l’intègre aussi dans l’histoire. Il y avait des stars partout, des foules énormes… Et du coup pour le dessinateur, les foules, ce n’est pas trop son truc à dessiner généralement.

E : C’est rigolo. Ce sont des challenges qu’on aime bien !

C : Et ça on ne le savait pas au départ. A Bordeaux, si tu ne vas pas à VINEXPO, tu as raté un épisode. Donc, c’est aussi ça l’approche, essayer de bien comprendre ce qui est important, ce qui ne l’est pas et aller dans les détails. Pour l’avoir vécu, c’est savoir ce qui s’y passe dans cette fameuse foire. Là, on est en train parler du tome 6, je précise. Le tome 6 qui va s’y passer en partie, il y aura une grosse séquence là-bas et, le tome 6 va aussi se passer pendant la fête de la Fleur où j’ai moi-même participé, histoire de voir ce qui se passe, avec un truc cérémonial qui est très important.

E : Je ne vous raconte pas les scènes que j’ai à dessiner ! (rires)

C : Les grands crus ont chacun une table réservée. C’est un repas de mille invités ! Du délire. Il faut le voir ! (rires)

E : Je suis à moitié aveugle à dessiner tout ça ! (rires)

C : Et tout ça a pu se faire petit à petit. On y va pas à pas. C’est vrai que ça peut paraître un peu long, un peu lent, mais le volume fera que ceux qui nous ont suivi jusqu’au bout, depuis le début, seront super contents du voyage.

A être imprégné dans ce monde, est-ce que vous demandez une première lecture aux professionnels viticulteurs ?

C : On a nos relecteurs. Au début, il y en avait beaucoup parce que je ne connaissais pas bien les gens donc j’ai choisi beaucoup de relecteurs dans des registres différents dont un œnologue, un maître de chai. Aujourd’hui, je me dis que les quatre auraient pu répondre à toutes les questions mais je ne savais pas trop, j’ai fait relire par quatre personnes pour bien verrouiller le story-board. Actuellement, on fait appel qu’à un couple vigneron collecteur car c’est largement suffisant. Effectivement, on leur fait confiance. Mais on l’a pérennisé ce truc-là, c’est-à-dire qu’on fait appel toujours aux même personnes pour le refaire relire parce que lire un scénario, c’est hyper compliqué, ce n’est pas sexy du tout ! Il n’y a qu’un dessinateur qui est capable de voir les choses parce que c’est à lui que ça s’adresse. Le scénario ne s’adresse pas aux lecteurs. Ma technique narrative s’adresse aux lecteurs. Le scénario lui-même, c’est pour le dessinateur. Ça, c’est compliqué. Donc des gens qui savent lire un scénario, qui vont savoir relever les erreurs sur un scénario, il n’y en a pas beaucoup. Je déteste lire les scénarios quand un copain me le demande. Je ne sais pas faire ça. Je n’arrive pas à lire le scénario de quelqu’un d’autre. Je sais l’écrire mais j’ai beaucoup de peine à lire, je ne suis pas un dessinateur et je n’ai pas d’images qui me viennent quand je lis les mots des autres.

Finalement vous avez des consultants !

©Glénat - Châteaux-BordeauxC : Des consultants qui sont devenus des amis, comme Fred et Karine Riffaud qui habitent dans le Médoc où ils ont une jolie petite propriété. Leur vin s’appelle Le Souley-Sainte Croix, c’est un Haut-Médoc. On les voit régulièrement.

Et ils sont enchantés d’être consultés ?

C : Oui, ils sont enchantés de faire ce qu’on leur demande de faire, c’est-à-dire de participer à notre aventure et qui nous promotionnent notre histoire, qui en parlent à tous leurs copains. Il y a une vraie émulation : nous, on achète leurs vins, on en parle à tout le monde aussi !

D’où viennent les bouteilles en coffret avec l’étiquette de la BD Châteaux-Bordeaux ?

C : C’est Francis Lamblin, un autre château, lui est plutôt rive droite, bourg sur Gironde, son vin est un Côtes de Blaye. C’est lui qui s’est occupé des habillages et des étiquettes de vin avec les couvertures de Châteaux-Bordeaux avec les coffrets.©Glénat

Ayant une bouteille, je n’ose pas l’ouvrir. Je la trouve belle comme elle est !

C : Tu peux la boire, il est bon ! Tu coupes le bouchon correctement, tu bois le vin et tu remets du liquide rouge dedans. C’est ce que j’ai fait, de remettre du liquide dedans pour faire l’effet et après tu recolles tout ! Du coup ça fait clean et j’ai bu le vin ! (rires) L’autre fois, j’avais ouvert une bouteille bouchonnée (ça arrive), donc elle n’est plus bonne, je me sers du liquide pour remettre dans mes bouteilles dîtes « jolies ».

Merci pour l’astuce !

C : Comme ça, ça fait plus classe qu’une bouteille vide avec l’étiquette qui pendouille…

Parallèlement, Espé, vous faites des caricatures de grands chefs cuisiniers entre autre ?

E : Des caricatures de plein de trucs pour des sites internet ! Des commandes, des illustrations !©http://espe-bd.blogspot.fr

Éric, comment faites-vous pour gérer tous ces scénarios que vous créez ?

C : Quand Châteaux-Bordeaux sort, vous lisez Châteaux-Bordeaux et vous attendez à peu près un an pour lire la suite. Et entre temps vous lisez d’autres bandes dessinées. Moi, je fais pareil, sauf qu’au lieu de les lire, je les écris ! J’écris un Châteaux-Bordeaux par an. Je suis aussi le rythme des dessinateurs. Si Séb va plus vite, je le sais car il m’envoie les pages au fur et à mesure et je me dis du coup, cette année on pourrait peut-être en faire deux. Et je calibre mon temps.

Et pour les autres scénarios ?

C : Une fois le dossier Châteaux-Bordeaux fermé, l’esprit peut s’occuper d’autres choses. Ça n’empêche pas d’aller dans un vignoble quand je suis invité. Dans ma tête, c’est bien rangé, il y a des petits casiers… c’est juste une question d’être bien organisé dans sa tête. J’arrive à lire trois bouquins en même temps : j’ai toujours mon gros bouquin sur ma table de nuit, mon bouquin de voyage  et un bouquin en plus, je peux lire comme ça deux romans et un essai en même temps.

E : Et il bosse beaucoup aussi ! Ça ne sort pas comme ça non plus. Il y a des scénaristes qui commencent à bosser à 11 heures du matin, lui est au boulot depuis un bon moment. Il n’y a pas de secret : il bosse beaucoup !

L’un comme l’autre, vous avez dû adapter un gros rythme de travail ?

E : Si on veut tout faire c’est obligatoire ! Mais, il faut être, comme il dit, structuré et organisé. Bien sûr, si on commence à faire trente-six milles trucs à la fois, tout ça en dilettante, on ne s’en sort pas. Quand c’est bien ordonné, bien classé, on avance ! Et quand on a une série avec des lecteurs qui attendent la suite, on ne peut pas se permettre de passer deux mois à Hawaï, (rires) peinard à ne rien faire ! Il n’y a pas de secret, il faut bosser ! Mais c’est un plaisir aussi quand même ! On n’est pas non plus au goulag. C’est un super plaisir, rencontrer des gens, partager ce plaisir avec les lecteurs, partager cette expérience-là, c’est un métier formidable pour ça.

C : Je voudrais préciser un truc par rapport à la question un peu globale de tout à l’heure que j’écris plein de scénarios, oui, mais le vin, c’est comme même quelque chose de spécifique, quelque part la frontière entre le personnel et le professionnel est beaucoup plus ténue quand il s’agit d’un sujet comme le vin parce qu’on s’en sert professionnellement, parce que c’est notre métier de raconter cette histoire-là mais forcément comme on rencontre des gens, on s’est fait de nouveaux amis, et là on est carrément dans le personnel. Ça a changé ma manière d’envisager un repas parce qu’aujourd’hui, j’ai fait creuser une cave chez moi, j’achète du vin et je sais comment le choisir. Quelque part, très perceptiblement, ce sujet a changé ma vie, ce n’est pas le cas par exemple d’un album d’heroic fantasy. C’est du plaisir à écrire mais on reste dans le domaine de la fiction et purement de la fiction. Là, on est dans un domaine vivant, avec des gens qu’on a rencontrés et qu’on aime ou qu’on n’aime pas, il y a plein de gens qui ont été très charmants avec nous. Ça a changé ma manière de faire quelque part. C’est important.

E : C’est un projet foncièrement humain, évidemment ! Ça dépasse le cadre de pur album de BD. Quand on rentre de repérage et qu’on s’ouvre une bouteille de vin chez lui, c’est autre chose, on déguste ce qu’on a été chercher sur le terrain et ça nous évoque plein de choses. C’est un moment convivial, on est avec des copains.

C : On avance dans nos découvertes©Glénat - Châteaux-Bordeaux/Tome3

On avait visité les caves à Saumur, lors du festival de BD de Montreuil, et nous avons été impressionnées par leur façon de faire… Nous ne savons pas si le monde du vin a été robotisé partout ?

C : Ça dépend. J’ai été en Bourgogne dans les usines de « La Veuve en Ambal » qui fait du crémant, c’est hallucinant le nombre de robots qu’il y a, qui retournent les énormes palettes avec des centaines de bouteilles… c’est de la science-fiction ! J’ai fait des photos… c’est hallucinant ! Donc, oui, ce n’est pas qu’on a robotisé mais la technique a été apportée comme par exemple le tri optique : ce sont des lasers, lorsque les vendanges sont sur la table de tri, qui  vont déterminer si tous les raisins qui tombent dans la cuve sont exactement bien calibrés en terme de couleur, d’intensité, de densité et de volume. Tous les vignerons ne peuvent pas se payer une table de tri optique. Il y a des choses qui coexistent : on continue de trier à la main et certains grands crus aussi parce qu’ils trouvent ça plus naturel et traditionnel, et d’autres vont s’équiper de machines ultra perfectionnées pour qu’il n’y ait pas le moindre grain, la moindre « fétouille ». Tout ce qui ne ressemble pas à ce qu’ils ont rentré dans leur ordinateur est éliminé et part sur le côté. Ne rentre dans la cuve que ce qu’ils ont choisi. Mais tout ça, ça coexiste ! Il y a des gens qui ont quelques hectares et des gens qui ont des dizaines et des dizaines d’hectares. Et il y a quasiment autant de vignerons qu’il y a de manières de faire le vin parce qu’ils ont tous leur propre vérité, leur propre savoir-faire !

E : Chaque terroir est différent.

C : C’est un boulot qui ressemble quelque part à un boulot artistique, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais la même année deux fois de suite, le même temps. Ils sont toujours obligés de prendre des décisions, tout est dans l’intuition, s’il faut vendanger plus tôt par exemple.

E : Le moment des assemblages, c’est pareil, c’est vraiment de l’art. Quelle cuve sélectionner par rapport à l’autre… C’est un art qui ne s’invente pas !

Vraiment un monde fascinant !

C : On a mis le doigt sur une mine d’or ! On s’aperçoit que plus on découvre et plus on ne connaît rien, mais c’est pareil dans tous les domaines. Au début, on se dit que ça y est on maîtrise un peu, et après, face à la vastitude du truc, on se dit on n’a pas fini de faire le tour ! Et les choses évoluent, le climat évolue. Sur Bordeaux, on commence à entendre des choses, que si le climat continue à se réchauffer, le vin tel qu’on fait ici n’aura plus le même goût, parce que la terre se réchauffe et forcément, là où on faisait du vin de telle ou telle manière, si aujourd’hui on va le vendanger fin août, il n’aura pas le même goût que vendangé fin octobre comme il y avait quelques centaines d’années. Donc, c’est un métier qui mute, qui évolue…

Donc il y aura bientôt du vin à Lille par exemple ?

C : C’est ce qu’on est en train de se dire, des terroirs qui n’étaient pas propices à faire du vin vont peut-être le devenir.

Sans oublier l’importance du sol et sous-sol ?©Glénat - Châteaux-Bordeaux

C : Bien sûr, on fait du vin en Champagne où ils ont des sols très froids, calcaires. La vigne est une plante qui s’adapte, mais pas tous les cépages partout. Mais vous trouverez toujours un cépage qui s’adaptera au type de sol et de sous-sol. Ça les professionnels le savent assez rapidement car il y a des études qui ont été faites, il y a des catalogues entiers de cépages avec leurs qualités, leurs défauts, etc.

Mais les études pourront donner des résultats ! L’intuition doit aider ?

C : L’intuition, faut la répéter. Les professionnels vont dire que c’est aussi de l’observation. Ce n’est pas que de l’intuition, c’est aussi de l’observation. Regarder comment une plante se comporte sur plusieurs années, ça ce n’est pas de l’intuition, c’est de l’observation et après ils font des tentatives. Il y a des endroits où ils vont planter plusieurs types de cépages pour voir lequel va se comporter le mieux possible sur tel type de sous-sol et sol. C’est très précis tout ça. C’est d’une précision parfois… machiavélique ! (rires)

En tout cas, domaine passionnant passionné. On ressent que c’est un sujet qui vous tient à cœur, une passion avec un attachement pour tous ces gens, cette profession…

C : Par nos amis, on s’aperçoit que c’est un boulot de dingues ! Il est tout seul et il me dit que des fois il a 17 casquettes différentes dans la journée suivant s’il y a des clients qui arrivent, il va vendre le vin, il faut aller traiter les vignes parce qu’il y a tel microbe qui est en train de se répandre, deux minutes après il est en train de nettoyer les cuves, il faut qu’il fasse les étiquettes… Ce sont des boulots de dingues et de passionnés aussi ! Là-dessus on se retrouve !

E : Au début, on nageait ! Il fallait faire le tri dans ces trucs hyper techniques et on n’y comprenait pas grand-chose. Maintenant ça va. Mais pour eux, c’est leur univers. A nous de faire passer ça le plus simplement possible ou pas. Des fois ça peut être un peu plus technique que d’habitude, il y a certains passages techniques dans Châteaux-Bordeaux mais ça reste abordable. On peut apprendre des choses. Même pour un passionné, il y a le côté didactique qui s’adresse autant à des néophytes qu’à des passionnés ou des experts. Dans le dernier album, il y a des classements qui sont assez pointus par exemple. Et c’est chouette aussi de faire passer tout ça !

Classement Moniteur vinicole n°2 -2 juillet 1856C : Surtout que nous, on n’est pas là pour juger. Notre boulot est de raconter une histoire. Et beaucoup de gens qui s’intéressent au vin vont s’autoriser par exemple sur ce classement 1855. Il est excessivement contesté par certains, adulé par d’autres, parce que c’est un classement qui a été figé dans le temps. Il a été fait à une époque, celle de Napoléon III, pour une exposition universelle. Ce classement a défini quels étaient les grands crus du Médoc, du Sauternes, etc, et du coup, ceux qui ne sont pas dans le classement ne sont pas contents. Mais ce classement est immuable. Donc, beaucoup de gens ont leur avis à donner dessus. Quelle est notre position par rapport à ça ? Quand je bois un grand cru classé, je me dis qu’est-ce qu’il est bon celui-là ! Après je vais boire un autre petit vin, et je me dis mais qu’est-ce qu’il est bon celui-là aussi ! Il n’est pas classé mais n’empêche. On s’est demandé ce qu’on ferait avec ce classement? On s’est dit qu’on va donner la parole aux gens. J’ai entendu tout et le contraire de tout. Et on utilise nos personnages et chacun va donner son avis. Du coup, nous, on critique même quelques viticulteurs mais on donne aux lecteurs une espèce d’écho et le lecteur va se faire son avis lui-même. C’est ça notre position ! On n’est pas là pour faire un guide, pour dire ça c’est bien et ça ce n’est pas bien. On est là pour ouvrir les portes telles  qu’elles nous ont été ouvertes. C’est important aussi. On ne dit pas que ne pas faire bio c’est mal, parce qu’il y a aussi des gens qui sont en traditionnel et qu’ils sont coincés, car il faut trois ans pour être en bio et ils ont du mal à se retourner parce qu’il y a toujours des maladies. Mais ceux qui font du bio, c’est très bien, nous on n’a pas de jugement à donner, on n’a pas de leçon à apporter. Les opinions s’expriment et le lecteur fera le tri !

Merci beaucoup pour cette passionnante interview !

Propos recueillis par Séverine Cointepas et Florence Daubry

Interview réalisée le 30 janvier 2015

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Florence Daubry

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