
© Dupuis / Lodewick 2022
Clara Lodewick était pour la première fois à Quai des Bulles, à l’occasion de la sortie chez Dupuis de son premier album, Merel, paru un peu plus tôt dans l’année. Hasard du calendrier, c’était aussi notre première rencontre du festival à Saint-Malo, avant même l’ouverture, attablés à la terrasse d’un café intra-muros. C’était donc à tous points de vue une interview « première » !
Merci Clara d’avoir accepté notre interview.
Merci à vous.
C’est la première fois que vous venez à Saint-Malo, quelles sont vos premières impressions ?
Sur le festival ? Difficile à dire, il est encore fermé pour l’instant. On fait des heures sup’ (rires) [ndlr : l’entretien a eu lieu le jeudi 6 octobre, avant le démarrage du festival]. Mais ça a l’air super ! J’ai très hâte !
Le cadre est sympa, déjà.
Oui, c’est magnifique et il fait trop beau. J’ai hâte.
On va parler aujourd’hui de Merel qui est sorti au mois d’août, il n’y a pas si longtemps, chez Dupuis…
Oui, le 10 août.
Commençons par parler un peu de votre parcours si vous le voulez bien. On sait que votre père est un auteur de BD lui-même : est-ce que vous êtes tombée dans la marmite toute petite, comme on dit ?
Mon père, et ma maman aussi ! Elle était coloriste, surtout quand j’étais petite parce qu’elle a arrêté ensuite, et elle a également fait du scénario donc, finalement, mes deux parents ont fait de la BD. Clairement, oui, ça vient de mes parents.
On cite souvent le papa mais il y a aussi la maman, mea culpa.
C’est parce qu’elle a arrêté depuis quelques années. Mais quand j’étais petite, c’est plutôt ma maman que je voyais faire puisqu’elle était coloriste et ça, on peut le voir, alors que le scénario, c’est difficile à transmettre à un enfant. Donc, oui, clairement, ça m’a influencée. Ça m’a surtout donné tout de suite une ouverture. On m’a montré : « si tu as besoin de raconter des histoires, la bande dessinée, ça existe, comme medium. » Je ne me suis pas dit « tiens, est-ce que je vais faire du cinéma ou de la littérature… » Pour moi, c’était assez simple comme mode d’expression et surtout, à la maison, on avait énormément de BD, vraiment dans tous les sens avec des vieux classiques comme Johan et Pirlouit, les trucs comme ça, et des trucs un peu plus genre (À suivre) de Casterman. C’est un langage que je connais bien, que j’arrive à bien comprendre.
Donc habituée très tôt à la BD. Et ensuite, des études en rapport ?
J’ai fait une scolarité classique, j’allais à l’académie de dessin de Saint-Gilles et puis, pour les études supérieures, il y avait l’école Saint-Luc à Bruxelles, donc j’ai choisi d’y aller et j’y suis restée trois ans. Voilà, c’est tout !
C’est déjà pas mal. Avant de se lancer dans la conception d’un album, quand on a de la famille expérimentée là-dedans, est-ce qu’on demande conseil ?
Alors, c’est clair qu’au début mes parents étaient un peu inquiets, et ils le sont toujours, je pense. Ils m’ont dit que ce serait très, très, très difficile et que financièrement ce serait catastrophique, mais quand quelqu’un a une envie très forte… Ils pouvaient difficilement me dire de ne pas le faire puisqu’ils le faisaient eux-mêmes. Donc ils m’ont quand même encouragée tout en me prévenant sur les dangers. Après, pour tout ce qui est de la BD en elle-même, le scénario, etc., on discute beaucoup moins…
Et comment vous est venue l’idée de ce premier album ? C’est une étape importante, de se dire « tiens, par quoi je pourrais bien commencer pour m’exprimer ? »
J’avais un autre projet à la base mais je le travaillais depuis 2-3 ans et je l’avais écrit quand j’avais 19 ans donc c’était sans doute un peu immature. Sans doute que celui-ci aussi. J’étais encore jeune et je l’ai présenté à Thomas Gabison chez Actes Sud qui m’a dit que ça ne l’intéressait pas mais que le dessin était OK… et comme moi, à la base, on me disait toujours que le dessin était trop nul, j’ai dit « ah mais s’il est OK avec le dessin, ça va, j’ai d’autres idées » ! Donc j’ai trouvé rapidement une autre idée : il m’est revenu une anecdote, un fait divers que j’avais lu pendant mes études à Saint-Luc, qui disait un truc du genre : « on a tué tous les poulets de ce type, l’enquête commence ». Je trouvais ça hyper intrigant et puis après j’avais envie de raconter cette femme-là. Et je me suis dit « mais je pourrais mixer les deux trucs » et de là, j’ai commencé à faire tout le village…
Donc au départ l’idée de cette femme-là et ensuite d’ajouter le…
J’aimais bien ce fait divers, oui. Je trouvais que ça allait bien avec elle. Au lieu de mettre l’homme, je la voyais bien elle, dans ce rôle-là.
Venons-en à l’histoire. L’album raconte de façon assez réaliste, en tout cas je trouve que ça sonne vrai, la vie à la campagne, avec le côté paisible d’un côté, mais aussi dur, avec le travail difficile, et les ragots évidemment. Vous souhaitiez particulièrement situer l’histoire à la campagne ou c’est le fait divers qui vous y a poussée ?
La campagne, c’était vraiment un choix. Moi, j’ai surtout grandi en ville. J’ai un petit peu vécu à la campagne pendant quatre ans, en Flandre, dans un petit village, mais je ne me voyais pas, pour un premier album, m’attaquer à une grosse ville avec plein de gens dans tous les sens. J’avais envie de raconter quelque chose dans un environnement simple que je pouvais gérer, avec des personnages que je pouvais gérer, qu’on connaisse, pour que les personnes qui le lisent aient des repères. Il se trouve que, pour faire simple, un village était le plus logique. Le seul village que je connaissais était un village flamand, comme celui que j’ai dessiné. Donc oui, c’est clairement inspiré de ce que j’ai vu là où j’ai habité pendant quatre ans !
Dans ce cas-là, on se fie à ses souvenirs ? On va en repérage ? On fait des photos ?
J’ai discuté avec pas mal de gens sur des anecdotes de village. Moi-même, j’avais vu et entendu des choses, mes copains me racontaient des trucs… Tout ce qui est « les enfants qui font des trucs », ça se retrouve partout donc ça n’a pas besoin d’être le village. On n’invente jamais vraiment quelque chose, je pense. Tout ce que j’ai mis là-dedans, c’est des trucs que j’ai entendus à gauche et à droite. Qui n’avaient aucun lien entre eux mais que j’ai réunis dans cet album.
Est-ce qu’il y a des personnages qui sont inspirés de vos connaissances ?
Aucun personnage réellement. Merel, elle, est inspirée tout de même par des femmes que j’ai pu rencontrer quand j’ai fait du woofing, quand on va travailler dans des fermes biologiques et, en échange, on est logé, nourri et blanchi. J’ai fait ça pas mal de fois et je me suis rendu compte qu’il y avait souvent le même type de femmes qui revenait, et j’ai rencontré des femmes qui vivaient seules dans ces endroits-là. Il y avait un truc qui se dégageait chez elles que je trouvais super fort et que j’ai eu envie de raconter. Merel est un peu un mix de ces femmes-là.
Dans cet album, vous abordez un sujet grave avec un style un peu doux. Ce n’était pas trop dur à trouver cet équilibre, un environnement paisible et une histoire assez dure pour l’héroïne ?
C’est un peu naïf. Mon dessin est clairement naïf. Je ne le fais pas exprès. J’ai essayé de dessiner réaliste mais je n’y arrive pas ! Je m’en accommode finalement, je trouve que ça peut avoir du charme. Peut-être qu’avec le temps, ça va changer. En tout cas, finalement, ça m’a servi pour cette histoire-là parce que si je l’avais dessinée dans un style réaliste, ça aurait été horrible. Tout n’est pas horrible dans cette histoire mais ça aurait été vachement dur et je trouve que ça permet un recul, une légèreté voire un ton second degré parfois. Finalement, ça m’arrange bien !
Parmi les choses qui m’ont bien plu, à la lecture, il y a beaucoup de silences qui en disent long… Le temps qui s’arrête quelques instants… On sent que ça a l’air de vous plaire, de la BD presque muette. Ça fait partie de votre manière de faire le scénario, ces moments de respiration ?
Les scènes sans dialogue, ça doit venir de Saint-Luc aussi où ils nous apprennent à beaucoup raconter par l’image et moins par le texte ou l’explication. Tous les trucs un peu… les allégories. Moi, je ne suis pas énormément là-dedans mais sans doute qu’il y a quand même un peu de ça. Quant aux silences dans les dialogues, c’est que dans la vraie vie, il y a aussi des silences. Je ne supporte pas trop les discussions soutenues à 100%. Ça ne sert pas à grand-chose, surtout dans les trucs de famille.
Ce n’est pas Blake et Mortimer (qu’on adore par ailleurs) où il y a 12 tonnes de texte par planche…
Ils sont courageux, je ne sais pas comment ils font. Ils n’avalent jamais leur salive (rires).
Un autre élément quand même impressionnant, c’est le format très généreux de ce premier album, façon « roman graphique », 160 pages. Vous vouliez prendre le temps de développer en une fois, plutôt que de faire un classique 48 planches à suivre ?
C’est vrai que maintenant on a l’occasion de faire ce qu’on appelle des romans graphiques ; moi j’appelle ça de la BD, mais, en effet, maintenant c’est accepté de faire des longs récits et j’avoue que rien ne me fait plus plaisir que d’avoir le temps de développer une histoire. C’est ce qui me frustrait pendant mes études : il fallait toujours s’arrêter à maximum 15 pages, grand maximum ! Un personnage, je n’arrive pas à le développer en une page, il y en a qui y arrivent super bien, ils ont un talent pour ça, moi je n’y arrive pas du tout. J’ai besoin de ce temps pour le développer et, puisque c’est ça qui m’intéresse, je suis obligée de prendre plein de pages, c’est chiant (rires) mais c’est comme ça.
L’album a dû prendre un certain temps, donc.
Oui, deux ans de A à Z. Ce qui va encore, en fait. Sur ces deux ans, il y a une petite phase de scénario, de mise en place, où on n’est pas à fond de train, on discute avec l’éditeur… Mais je sens que, du moment où j’ai vraiment commencé à fond la caisse à la quasi-fin, c’était un an et demi, vraiment à temps plein, où il n’y a plus que ça dans ta vie.
Dans ces cas-là, quand il s’agit d’un premier album, on demande un regard extérieur ?
Moi, j’étais super bien accompagnée par mon éditeur, donc, Thomas Gabison. Il est vraiment super. Il a fait plein de BD chez Actes Sud. Il est vraiment là du début à la fin, il regarde chaque page. Chaque page est validée avant que je la dessine donc pour moi c’est super rassurant puisque j’ai une confiance assez totale en lui. S’il me dit que c’est OK, ça me permet de ne pas me poser de questions. Il apporte vraiment quelque chose d’intéressant dans les conversations, ce qui m’apporte beaucoup d’idées.
C’est aussi le premier album d’une nouvelle collection, Les Ondes Marcinelle. Ça s’est passé comment ?
Moi, au départ, j’ai contacté Thomas parce que je voulais travailler avec lui et il se trouve qu’il travaillait pour Actes Sud. Avant même de commencer cette BD, il m’a dit « attention, ce ne sera pas chez eux, est-ce que ça te dirait de bosser chez Dupuis, plutôt ? ». Et moi, je trouvais ça hyper drôle parce que Dupuis, c’est un peu la maison de mon enfance et c’est mon pays.
Quelques albums des parents aussi.
Oui ! Plus maintenant, mais quand j’étais plus petite, ils bossaient pour Dupuis tous les deux. C’était rigolo ! Donc j’ai dit « oui oui, très bien ». J’étais un peu étonnée quand même, je me suis dit que j’allais peut-être être mal reçue chez Dupuis mais tout le monde est très gentil. Après un an, plus ou moins, à bosser sur cet album, j’ai appris que ça allait être le premier album de la nouvelle collection. Mais voilà, Thomas, l’éditeur, m’a balancé ça comme ça et je n’ai pas compris ce que ça voulait dire.
Et c’est quoi en fait ? C’est une collection sur un thème particulier ?
Il serait mieux placé pour en parler. C’est Stéphane Beaujean, le nouveau directeur artistique, qui a amené Thomas sur ce projet. Ils font deux nouvelles collections : Les Ondes Marcinelle pour les adultes et Les Ondines pour la jeunesse, des romans graphiques enfants. Pour les enfants, je ne saurais pas trop en parler, enfin je fais un album aussi chez eux mais bref. Pour les adultes, les trois premiers sortent cette année. Il y a Bunker qui sort demain, ça va être génial, c’est trop trop bien ! Les trois premiers albums se passent dans des endroits qui sont en périphérie de grosses villes, des trucs ruraux mais pas non plus sur la vie à la campagne à 100%. Il y a des communautés mais ce n’est pas en ville. C’est ça qui les rapprochait. Et ce sont aussi des histoires d’émancipation individuelle.
J’ai vu qu’il y avait eu un soutien à la création. On voit souvent ça dans les livres mais c’est quoi en fait ? Il faut faire une demande ?
Oui. C’est la Fédération Wallonie-Bruxelles, c’est en Belgique pour tout ce qui est francophone. Il y a plusieurs bourses qui sont proposées. En tout cas, moi j’ai fait une demande pour une bourse d’aide à la création. Je pense qu’on peut l’avoir une, ou peut-être deux fois, si on n’a pas encore publié ou qu’on a publié maximum un ou deux ouvrages. C’est vraiment pour les jeunes auteurs. C’est très ouvert parce que moi je n’avais rien fait du tout et je l’ai obtenue. Et c’est 3 500 € donc ça aide à vivre et c’est un encouragement moral puisqu’il y a des auteurs qui sont déjà accomplis qui décident que ton truc vaut la peine. Ce n’est pas pour Merel que je l’ai reçue, c’était pour l’autre projet, mais comme finalement c’est dans la même année que j’ai fait celui-là… c’était vraiment une aide pour moi. Ce n’est pas le projet en soi.
Quels sont les premiers retours sur l’album ? Ça fait un drôle d’effet de sortir son livre, de voir des lecteurs… Vous avez déjà fait des dédicaces ?
Oui, j’ai fait pas mal de dédicaces. Enfin, pas beaucoup, mais pour un premier, si.
Est-ce qu’on s’attend au public qui vient en dédicace. Est-ce qu’on se dit : « c’est pour toi que j’ai écrit » ? (rires)
C’est vrai, c’est bizarre ! La plupart des gens qui l’avaient déjà lu et sont venus en l’ayant lu et en voulant une dédicace, c’était plutôt des femmes ! Surtout des jeunes filles qui étaient très mignonnes.
Des jeunes adultes, des ados ?
Non, il y avait des femmes plutôt âgées et puis des ados et jeunes adultes.
C’est vrai que ce n’est pas forcément pour un public enfant, c’est la collection adulte.
Oui… Bon, après je lisais des BD adultes aussi. Je ne sais pas à quel point les enfants lisent ce genre de choses. Sans doute qu’ils ne lisent généralement pas ça. Ce qui m’a fait plaisir, c’est quand les gens viennent et sont touchés par ce que tu as fait. C’est incroyable d’avoir cette chance dans la vie, d’exprimer quelque chose, de communiquer une émotion et que les gens te le disent ! C’est énorme. Je ne savais pas que ça allait être aussi fort d’avoir ce genre de retour.
On imagine. Bravo ! Est-ce que vous travaillez sur un deuxième album, soit de Merel ou sur complètement autre chose ?
Merel, c’est fini ! (rires) Je fais un nouvel album pour Les Ondes Marcinelle, je travaille dessus depuis le printemps de l’année passée. En fait, Merel, je l’avais fini en hiver. Le nouvel album va arriver mais je ne connais pas la date exacte, quelque chose comme dans deux ans. Je m’amuse très bien, ça va être un peu différent. Et après, je fais un truc jeunesse pour Les Ondines, avec un dessinateur. Là je ne fais que le scénario.
Toujours dans cette idée de collaborer avec Thomas…
Oui, c’est toujours Thomas l’éditeur. Je n’ai pas envie de changer. Tant qu’il veut bien de moi, je reste avec lui. J’ai trop de chance.
Donc pas toujours en autrice solitaire ?
Non, pour la jeunesse, je travaille avec un dessinateur qui va faire les couleurs aussi. Je fais juste le scénario parce que bon, c’est encore moi qui ai des doutes sur moi-même, mais je trouve que mon dessin n’est pas… C’est une histoire qui sera légèrement fantastique et je trouve que le dessin de ce dessinateur a une magie incroyable qui va parler aux enfants, qui va leur en mettre plein la vue et je pense que c’est génial pour les faire rêver. Moi, je ne ferais pas autant rêver. Je suis plus réaliste, enfin réaliste pas du tout (rires) mais socio-réaliste !
Donc vous allez avoir le ressenti de quelqu’un qui laisse le dessin à une autre personne. Vous allez connaître autre chose. Là, c’était sympa de tout faire soi-même, j’imagine. Ce n’est pas donné à tout le monde.
J’aime beaucoup tout gérer de A à Z. Au départ, je ne pensais pas que je ferais du dessin, je pensais faire seulement du scénario mais finalement je me retrouve à faire du dessin parce que mes profs à l’école m’ont dit que c’était toujours bien de raconter soi-même, qu’on racontait parfois mieux en le dessinant soi-même. Après ça dépend, encore une fois. Par contre, à d’autres moments je pense qu’une collaboration, c’est vraiment la meilleure chose à faire. Pour ce projet jeunesse, je sais que ce dessinateur, c’est le meilleur pour faire ça et ce n’est pas grave.
Donc ce sont vraiment les projets qui dictent.
Oui, il y a plein de gens dont j’admire les dessins. Je serais tellement fière s’ils voulaient bien dessiner un de mes scénarios.
Le dessin, vous en faisiez depuis petite quand même ?
Oui ! Mais il y a une différence entre dessiner pour soi et faire un album, c’est quand même vachement narcissique. Il faut avoir confiance en soi ! J’ai toujours eu très envie de raconter des histoires. Ça, j’en étais persuadée, mais le dessin…
Entraînée par le projet, vous avez fait le dessin et vous avez eu raison ! Bravo et merci. Bonne continuation !
Merci à vous.
Propos recueillis par Nicolas Raduget.
Interview réalisée le 6 octobre 2022.
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