
Claire Braud était à Angoulême pour dédicacer La Chiâle, un album atypique qui a marqué l’automne 2024. On y passe des larmes au rire, et on a passé un bon moment à en parler ensemble, sur un stand de l’éditeur en pleine effervescence, le samedi après-midi…
Bonjour et merci de répondre à nos questions, c’est sympa.
Je t’en prie.
C’est ton premier album chez Dupuis.
Chez Dupuis, c’est mon premier album, mais ce n’est pas mon premier livre. Ça doit être le sixième.
Tu as en effet à peu près 15 ans de travail d’autrice derrière toi.
Oui, depuis 2011.
Est-ce que pour les lecteurs et lectrices qui te découvriraient avec La Chiâle, tu pourrais te présenter rapidement ? Est-ce que tu peux présenter rapidement tes précédents albums ?
Oui, alors il y a d’abord deux fictions chez L’Association, qui sont en noir et blanc, et qui sont vraiment une espèce de monde. Ce n’est pas une suite, mais les personnages sont dans le même univers, ça se passe à peu près dans le même pays, dans le même endroit, on ne sait pas. C’est plutôt très drôle, plus le premier que le deuxième. Et ensuite, j’ai travaillé pour Casterman, sur des choses qui ressemblent plus à du documentaire, entre la fiction et le documentaire. Il y a eu une thèse de sociologie adaptée en BD, c’est un Sociorama, une collection qu’avait lancée Casterman à un moment. Et puis ils m’avaient proposé ensuite de faire une enquête en BD, soit avec un journaliste, soit moi-même, et je trouvais très drôle l’idée d’être un personnage qui enquête, d’endosser le costume… Il y avait un truc un peu marrant comme ça. Ça s’appelle La Forêt, chez Casterman. Et puis j’ai aussi un petit album jeunesse à L’École des loisirs, Un poney à Paris, un vrai succès ! C’est vraiment mon chef-d’œuvre ! Je vais en faire bientôt un autre, dans l’année.
Comment s’est faite la rencontre avec les éditions Dupuis pour ce projet-là ?
Un peu par hasard, en fait. J’avais commencé cette BD, je n’avais plus d’argent pour la continuer, j’ai demandé à Dupuis si ça les intéressait et, dans le même temps, j’ai demandé à des amis à qui m’adresser. Ils m’ont conseillé de venir voir Stéphane Beaujean.
Ce sont plutôt des personnes qui t’ont dirigée…
Oui, ça s’est fait comme ça, ce n’était pas une volonté, forcément, depuis longtemps, etc.
Commençons avec le commencement de La Chiâle, il y a une très jolie préface de Marie Darrieussecq. Qui est à l’origine de ça ?
En fait, c’est mon éditrice, et puis les éditeurs qui l’ont souhaité… Le livre « touche », « fait un petit pied » à la littérature, plus peut-être encore qu’à la BD, et donc mes éditeurs ont trouvé judicieux de faire appel à un auteur de littérature pour faire une préface, un peu pour le présenter à la fois à un public qui serait peut-être plus susceptible d’être touché aussi par quelque chose qui ressemble plus à de la littérature en BD, et aussi pour présenter ce projet par l’accointance qu’il pourrait y avoir avec l’écrivain.
C’est vrai que ce n’est pas si fréquent avant une BD, mais cette BD ne ressemble à aucune autre, donc ça commence aussi par ça.
Voilà, il y avait aussi quelque chose de cet ordre-là, c’est quand même un objet un peu particulier, je ne pense pas que je referai un livre forcément de cette teneur.
C’est marrant de voir cette préface perdue au milieu de cases errantes au début, on entre vraiment tout doucement dans l’histoire, sans trop savoir où ça va nous mener, d’ailleurs. J’imagine que c’est un peu voulu, ce côté mystérieux. Même la quatrième de couverture reste vague…
C’est vrai. C’est vraiment une fiction, mais qui n’est basée que sur des vrais faits, et c’était quand même beaucoup de fragments comme ça au départ… Non, j’ai oublié de dire que tout est vrai, notamment le fait que c’est aussi très autobiographique, et ça raconte aussi une espèce de perte, c’est un personnage qui se retrouve à pleurer, choqué, on ne sait pas vraiment pourquoi, chose qui m’est arrivée moi-même pendant deux années, où j’avais beaucoup de mal, je pleurais énormément, sans savoir réellement les causes de ces pleurs, et en fait j’essayais de comprendre, et des choses arrivaient comme ça par fragments, par scènes. Il y a aussi une volonté de remettre en scène ce côté fragmentaire, de raison, de moments passés… Où a été le choc pour provoquer cela? Essayer de le chercher, c’est un peu un petit jeu avec ça.
C’est un ouvrage qui est difficile à résumer, mais ce thème, du trop plein d’émotions, de la déprime, il y a tout un tas d’éléments, comment on transpose ça en BD ? J’imagine que ça vient des tripes, et comment on jette ça sur le papier ?
En effet, la première partie, on va dire les 15 premières pages, en ôtant les 4 premières de présentation, ont vraiment été écrites quand j’étais dans cet état. Le premier texte, qui doit faire une vingtaine de lignes, était vraiment d’abord griffonné, avec des insultes, je ne parvenais pas à dire quoi que ce soit, je ne pouvais pas du tout parler, donc le premier texte est d’abord sorti dans cet état qui était très particulier… Pardon, redis ta question, j’ai perdu le fil…
C’était instinctif en fait ?
Oui, ce démarrage est très instinctif, mais en même temps, à partir du moment où il était installé, il a enclenché tout le reste, notamment le moment où on dit qu’il va y avoir une vengeance, et cette hypothèse du fantasme d’une vengeance des jeunes filles, au début, donne suffisamment à la fois d’énergie et de soulagement pour continuer… Et ensuite, la deuxième partie, qui évoque ces faits de guerre, ça a été fait beaucoup plus longtemps après, c’est-à-dire quatre ans après ce démarrage, et c’est du coup beaucoup plus posé, ce n’est vraiment pas du tout fait dans un état de grand stress ou de traumatisme. Ça a été fait de façon très posée. Mais je dirais que les pages que je préfère sont quand même celles qui ont été faites dans un état de… parce que ça a donné des images un peu clés, parce que ça a fait sortir des choses qui sont très intéressantes.
Donc c’est un projet qui s’est mûri en plusieurs temps ?
Oui, ça a pris au moins six ou sept ans, je n’ai pas travaillé six ou sept ans dessus, mais ça a pris à peu près ce temps-là.
Ça a commencé fin 2015 ?
Voilà, 2016, et ça se termine l’année dernière.
L’écriture est très drôle… enfin, non, pas toujours très drôle, mais très crue, et, si, très drôle, oui. Moi, ça fait partie de ce qui m’a charmé dans l’album aussi, on passe du rire aux larmes, en tout cas il y a des états, ça part dans tous les sens à certains moments. Donc c’est ça, la solution, finalement, pour s’en sortir, c’est d’arriver à en rire, à faire des situations, des dessins un petit peu extravagants, tout lâcher sur le papier aussi…
Je ne dirais pas que c’est la solution, je dirais que c’est plus, par politesse, pour le lecteur, il y avait quand même besoin malgré tout de ne pas en faire quelque chose d’aussi grave que… En fait, l’effroi, etc., il était énorme, et je trouvais que c’était trop terrible de livrer quelque chose d’aussi effroyable. Ce n’est pas aussi effroyable dans le livre que ce que vraiment j’ai ressenti ou vu, alors que c’était quand même, au début, une envie de dire cet effroi-là. L’humour permet au lecteur d’avoir envie de continuer et, en même temps, il m’a permis aussi de mettre une distance, d’en faire une fiction… C’est un rire, effectivement, qui rit aussi très jaune, donc oui, ça rejoint un peu ce que tu dis, il s’agit tout de même de continuer à vivre, et ce petit rire, tu as raison, le permet d’une certaine façon, c’est vrai.
Et puis il y a ce film géopolitique, qui emploie le personnage comme compositrice, et qui occupe quasiment toute la deuxième partie de l ‘album. Là, ça concerne l’horreur qui a touché une population du Sri Lanka, mais ce n’est pas indiqué explicitement…
Oui, en fait je voulais pas du tout qu’on sache où ça se passait, parce que je ne voulais pas qu’on en fasse un cas particulier. Ce sont des choses qui se passent régulièrement, dont nous sommes tous au courant. C’est d’ailleurs une réplique exacte de ce qui se passe à Gaza en ce moment, en moins géopolitisé, je ne sais pas comment dire, qui a moins d’enjeux, en fait… Pardon, je me perds un peu, mais…
Dans ce cas présent ça éclaire aussi sur une guerre civile assez méconnue en France.
Moi non plus, je ne la connaissais pas du tout. Ce qui m’a beaucoup choquée dans cette guerre qui s’est passée très très vite, exactement comme ce qui se passe à Gaza en ce moment, c’est la rapidité des faits, c’est-à-dire qu’en quelques mois on va assassiner entre 20 et 100 000 personnes. Le fait que tout le monde le savait, l’ONU le savait, d’ailleurs elle a fait son mea culpa, etc. Le fait que ça se passe très vite et que, comme c’est dit dans le livre, le Président a toujours déclaré que c’était une opération humanitaire et qu’il n’y avait eu aucun mort, et le fait qu’on puisse le faire sans que ça pose tellement de problèmes, alors que c’est une destruction extrêmement rapide des lieux, des gens, des esprits, des cultures… Je ne sais pas s’il y a quelque chose de notre siècle aussi dans cette rapidité à exécuter tout un pan… On voit destruction sur destruction sur destruction de gens qui existent avec des savoirs, avec des choses… Enfin, c’est très difficile à dire. C’est un énorme effroi. Pardon, je n’en parle pas très bien, mais on est tous… On baigne tous là-dedans, mais j’ai eu l’impression de le voir de près, d’avoir compris ce que ça voulait vraiment signifier par le biais de cette jeune femme qui explique ce qu’elle a vécu et d’être exactement comme elle. D’ailleurs, j’ai enlevé ces cases mais, à un moment donné, la jeune fille disait ce qu’elle avait vu et puis l’héroïne s’effondrait et elles échangeaient un moment leurs personnalités, c’est-à-dire que l’héroïne devenait cette jeune fille et elle prenait ses yeux, et l’autre prenait ses yeux. Il y avait un échange d’yeux comme ça que je n’ai pas gardé. Dans la BD, elles se tiennent seulement la main, mais c’est très discret, on le voit à peine. Je crois qu’il y a aussi quelque chose comme ça que je n’ai pas vraiment réussi à dire, mais qui cherche à dire « je suis toi », que ça nous concerne tous. Pardon, ce n’est pas très clair, mais je crois que la BD cherche à essayer de comprendre ça aussi, de mettre des mots dessus sans que ce soit vraiment des mots, et que les mots c’est un peu difficile. Je vais arrêter parce que je peux parler trois heures pour ne pas dire grand-chose (rires).
Tu évoques aussi dans l’album la famille de Carilé, cette héroïne qui te ressemble quand même beaucoup…
Pas mal, oui.
Le fameux « physique angevin » dont tu parles, c’est un vrai truc, ça ?
Alors moi je ne suis pas angevine, je suis à côté, en Touraine, et le physique angevin, non ça n’existe pas, mais par contre, il y a angevine de poitrine, ça c’est une expression qui existe. Du chanteur Bobby Lapointe, je pense. Et ça dit quand même quelque chose, physique angevin, rien que le mot, je trouve qu’il dit quelque chose. J’ai fait mes études à Angers, il y a quand même comme ça une espèce de placidité, de physique, on est encore un peu dans les Plantagenêt, il y a encore des gens qui sont très « pour le roi » et il y a une espèce de physique comme ça, très français. J’ai aussi un ami de Paris qui est allé vendre des entreprises à Angers, visiter tous les staffs de mairies, il m’a dit qu’il n’avait jamais vu des gens qui se ressemblaient autant dans quelque chose de très consanguin. Donc il y a aussi, comme ça, quelque chose de très français, que je mets en rapport avec ces moments où elle est dans ces salons d’armement.
C’est bien trouvé. Et quand tu évoques la famille, il y a ce choix loufoque d’utiliser le mode « chat sur fond de pseudo Japon fin de siècle ». Comment ça vient, cette idée-là ?
En fait, ça a été un des premiers dessins que j’ai faits avant même que le livre s’appelle La Chiâle. C’était vachement plus facile de parler de mon père en le transposant dans une histoire qui aurait pu se passer effectivement au Japon, il y a très longtemps. C’était aussi pour dire que cette histoire, qui m’a énormément affectée, en fait, était d’une grande banalité et qu’elle aurait pu se passer il y a très longtemps, parce que c’est la vie. Et puis aussi, comme c’est dit, par pudeur, je ne voulais pas représenter mes parents avec leur visage. Un peu par pudeur pour eux, et ça m’était plus facile aussi de les représenter autrement, ça me bloquait moins. Enfin, ça me permettait de me lâcher plus facilement et de réaliser que oui, tout ça n’est qu’une histoire. Alors que moi, ça m’a énormément affectée, ça prenait beaucoup de place. Voilà.
Tu as eu des réactions de ta famille après la BD ? Ils l’ont lue ?
Ils m’ont dit qu’ils l’avaient lue, mais ils ne m’ont rien dit du tout. Je ne sais pas comment l’interpréter… En fait, j’ai écrit cette partie il y a déjà cinq ans, et je pense que, depuis, on a tous un peu réfléchi, mis de l’eau dans notre vin. Mes parents sont des gens qui ne parlent pas énormément de tout ça. Je n’ai pas envie de les forcer. Mes parents m’ont énormément apporté. J’adore leur univers, etc.
Tes premières œuvres étaient sur des thèmes complètement différents, tu en as un peu parlé au début.
Non, en fait, c’est toujours un peu pareil. Il y a quand même toujours cette hantise de destruction, cette incompréhension-là. En fait, c’est ça qui est toujours là.
C’est le fil conducteur.
Oui, je dirais que c’est toujours la même histoire. Mais on me dit souvent que ça ne ressemble qu’à ce à quoi ça ressemble. Cette BD, particulièrement, dénote encore plus.
Et le choix des couleurs ? Tu n’avais travaillé qu’en noir et blanc jusqu’à présent.
J’ai mis des cases et des couleurs parce que… J’ai mis des cases parce que l’histoire était très complexe et que j’avais besoin que ce soit très tenu. Et j’ai mis de la couleur parce que c’était trop triste (rires) et j’avais besoin de mettre de la couleur. Ça m’amusait, ça me détendait de mettre de la couleur alors que l’histoire est très lourde.
Oui, exactement.
Est-ce que tu nous prépares autre chose en ce moment ?
Bien sûr, mais ça reste secret (rires).
Est-ce que tu comptes continuer chez Dupuis éventuellement ? Ou tu es ouverte à tout ?
Ouverte à tout, éventuellement. Ça dépend des projets, en fait. Ça dépend de plein de choses.
Tu es compositrice, comme Carilé ?
Non, pas du tout. Mais je crois que j’aurais adoré. En fait, c’est le personnage de Carilé qui s’est mis à composer et ça m’a fait réaliser que je crois que j’aurais adoré composer. Alors que je n’ai vraiment jamais formulé la chose. Mais je pense que si j’avais pu… Je ne savais pas que la composition, ça existait. Je pense que si je l’avais su assez jeune, j’aurais composé. J’ai réalisé il n’y a pas très longtemps que la musique me sidère, vraiment. Je n’ai pas vraiment mis les mots dessus avant. Franchement, si j’avais pu composer, j’aurais composé. Je pense que là, c’est un peu tard, quand même. Franchement, dans une autre vie, je composerais de la musique (rires). Mais c’est marrant parce que c’est mon personnage qui me le fait dire. Je n’y serais vraiment pas allée moi-même.
C’est ça aussi, finalement, qui est captivant dans cette BD, c’est qu’on se demande ce qui est vrai, ce qui n’est pas vrai. Il y a un mélange de plein de choses.
Je crois qu’il n’y a que le fait que je ne joue pas de flûte qui est remplacé. Sachant que j’en ai quand même joué quand j’étais enfant. Je l’ai mis parce que mon frère fait de la musique et moi je dessine. Donc là, j’ai inversé les rôles. L’histoire du frère était plus longue précédemment et en fait il dessinait et moi je faisais de la musique. J’avais inversé pour faire chier mon frère (rires). Non, je rigole. Mais pour lui dire que… Voilà.
Merci encore pour cet album, et puis on suivra la suite.
Merci à vous pour vos questions, c’était chouette.
Propos recueillis par Nicolas Raduget et Chloé Lucidarme le 1er février 2025.
Toutes les images sont la propriété de leurs auteurs et éditeurs et ne peuvent être utilisées sans leur accord.
Réagissez !
Pas de réponses à “Dans la bulle de… Claire Braud”