Béatrice Tillier est de retour avec un nouvel album de la série La Complainte des Landes perdues. Cette dessinatrice de grand talent a accepté de répondre aux questions de nos adhérents. Rencontre.
Bonjour Béatrice, si tu n’avais pas pu faire ce métier, quel autre métier aurais-tu aimé faire ?
Entomologiste. J’adore les insectes depuis toute petite.
Quand t’est venue la passion du dessin et de la bande dessinée ?
À la maternelle. Je ne savais pas encore lire, mes parents me racontaient des histoires avant de m’endormir et le lendemain je racontais ces mêmes histoires à mes camarades en tenant le livre dans les mains et en suivant du doigt le texte sous les images pour faire croire que je savais lire. Je me souviens encore d’une petite fille blonde avec des couettes entourée de camarades qui s’extasiaient autour de son dessin. Et là, je me suis dit « c’est ça que je veux faire ! ». Depuis, je n’ai jamais arrêté de dessiner des histoires. Pour avoir la paix, il suffisait de me donner une feuille ou un mur et un crayon. Par contre au grand désarroi de ma mère, lectrice insatiable, je ne voulais lire que des BD. Il me fallait des images à manger. Je crois aussi que j’avais beaucoup trop d’imagination pour pouvoir rester concentrée sur une lecture de roman, mon esprit se mettait à adapter en scènes cinématographiques la moindre phrase. Je devais recommencer plusieurs fois la lecture de la même page.
Le premier cycle de Complainte par Grzegorz Rosinski faisait-il partie de tes BD de chevet ou as-tu découvert cette série lorsque ton ami Philippe Delaby a dessiné le deuxième cycle ?
Je connaissais déjà, j’étais une lectrice de Thorgal, de Monsieur noir et de Beatifica Blues. La réunion des deux artistes était une évidence à suivre.
Après un premier tome où tu prenais tes marques, as-tu senti une évolution dans ton travail sur cette série ?
Surtout une appropriation des personnages et de l’univers, c’est devenu mon histoire avec Jean et quand je dessine, j’oublie parfois que je suis dans Complainte.
Comment travailles-tu avec Jean Dufaux concernant les cadrages, les décors, etc. ?
Le scénario de Jean Dufaux est assez précis en terme de découpage des scènes, les dialogues sont ciselés. Parfois quelques indications de champs, de plans d’ensemble ou de gros plans. Un petit détail auquel il tient (une couleur, un objet, un lieu). Pour le reste, je suis libre de mes mouvements, je choisis la mise en scène, la composition, les cadrages, le jeu des acteurs (en faisant attention aux remarques de notre précédente collaboration sur Le Bois des Vierges où j’en faisais parfois trop avec le jeu des acteurs trop « théâtral » ).
Comment validez-vous les personnages avec Jean Dufaux ? Est-ce qu’il t’explique comment ils doivent être physiquement ou est-ce que c’est toi qui les crée et les soumets ensuite ?
Sauf s’il a en tête un caractère précis (un acteur auquel il a pensé en écrivant la scène par exemple), je n’ai comme précision que le sexe, l’âge et parfois la couleur des cheveux ou l’origine ethnique du personnage. Je fais ensuite mon propre casting basé sur le comportement et la manière de parler du personnage tout au long du récit. C’est l’avantage de travailler depuis un moment ensemble, la confiance s’installe. Jean aime être aussi surpris par mes choix, s’ils sont justifiés, ça passe. Il peut se faire piéger aussi : Oriane, qui ne devait être que de passage dans le premier tome, a tellement ensorcelé Jean qu’il a réécrit le scénario pour elle. Elle sera présente sur les quatre volumes !
Est-ce que Jean Dufaux te transmet le scénario au fur et à mesure de l’avancement des planches, ou est-ce que tu as une vue d’ensemble du scénario en commençant l’album ?
Il aura fallu attendre le tome 3 pour avoir tout le scénario ! Avant je n’obtenais que des scènes. Ce qui, dans ma manière de travailler, est très handicapant : j’aime pouvoir planifier l’ensemble du récit, y placer des indices tout du long, prévoir les filiations des personnages avec des détails physiques, faire en sorte que les objets soient raccords avec ceux qui les possèdent.
Chacune de tes vignettes est un chef d’œuvre avec un dessin très fouillé en couleurs directes. Tu as mis de nombreuses vidéos sur le net montrant tes méthodes de travail. C’est impressionnant ! N’as-tu pas l’impression d’être un OVNI dans le milieu de la BD où la vitesse de réalisation prime trop souvent sur la qualité ?
Je dessine dans un premier temps par plaisir. Bien faire son travail, c’est aussi donner du plaisir aux autres. Le lecteur en a pour son argent, sa lecture lui prend du temps, il en ressort forcément bouleversé. On vit aujourd’hui dans une époque où on habitue les gens à la médiocrité et au jetable, tout est tiré vers le bas. Ils ont oublié que l’art, le beau, le durable, ça prend du temps. Ils sont impatients de consommer du mauvais. Pourquoi aller dans ce sens ? Ce n’est pas ma philosophie de vie. Je préfère bâtir une cathédrale pendant que les autres font des maisons témoins. Je me prends à rêver qu’elle sera toujours debout quand les autres seront enterrées sous une autre couche de cabanes. Je préfère être l’auteur de peu de livres dont je n’aurais pas à rougir que produire inutilement des bouquins dont personne n’a plus de place pour les ranger sur ses étagères.
Tu colorises tes planches en couleurs directes, avec des encres qui parfois ont des réactions inattendues, est-il déjà arrivé de devoir tout refaire car le résultat n’était absolument pas celui voulu ?
Pour Complainte, je suis passée aux aquarelles, pour avoir une filiation de texture avec le cycle de Philippe Delaby. Je ne recommence jamais. Je ne fais jamais d’essais non plus, sauf si vraiment je sèche sur une idée. Je cogite beaucoup en amont (pendant le dessin et l’encrage) sur ce que je vais faire à la couleur. Quand le moment est venu, je saute le pas ! La dernière fois que j’ai recommencé quelque chose, c’était pour vous, justement, pour la « sirène-pieuvre » : erreur de débutant, je n’avais pas pris le papier du bon coté et la couleur savonnait !
Ton conjoint, Olivier Brazao, est également dessinateur. Est-ce que vous êtes complémentaires dans votre travail ? Est-ce que c’est un plus et te permet de discuter de tes choix et éventuellement t’aide pour prendre une décision ou bien chacun a besoin de travailler individuellement ?
C’est important d’avoir un regard extérieur sur son travail, au bout de 10h de dessin, on n’a clairement plus du tout le recul nécessaire pour pouvoir juger son propre travail. Et ce n’est pas en postant un bout de dessin sur les réseaux sociaux qu’on va avoir un avis objectif. On est complémentaire aussi dans le fait qu’Olivier est plus sociable que moi, il gère les « relations publiques » quand moi je fais l’ours durant ma phase créative (je ne réponds jamais au téléphone…). Et c’est surtout un atout d’être deux à travailler dans le même atelier quand on a besoin de poser pour une attitude un peu complexe à dessiner !
Ton style est reconnaissable (et reconnu) parmi toutes et tous, penses-tu te réinventer pour un futur projet ?
J’évolue de toute façon, je change de technique, de papier, d’outils à chaque projet en fonction du thème. J’ai des envies graphiques, mais encore faut-il avoir le temps et le cran de le faire.
Tu as travaillé avec Jean Dufaux sur plusieurs livres et on voit que le résultat est magnifique. Quels seraient les prochains scénaristes avec lesquels tu souhaiterais travailler sur des projets futurs ?
Il y a des scénaristes dont j’aime les univers (Serge Le Tendre, Makyo, Yann, Neil Gaiman…) mais j’aimerais m’essayer au challenge et illustrer les histoires qui dorment depuis trop longtemps dans mes tiroirs… Mais là aussi il faut du cran, comment savoir si ce qu’il nous plaît d’écrire va donner du plaisir à lire ?
Que penses-tu des résultats des Prix du festival d’Angoulême cette année, avec des lauréats issus de la franco-belge complètement ignorés ? Est-ce que ces choix ne risquent pas de détourner de la BD franco-belge ?
Cela faisait 22 ans que je n’avais pas remis les pieds à Angoulême. C’est étonnant comme LE soit-disant Festival phare soit aussi éloigné de ce qu’est réellement le monde de la bande dessinée et des autres festivals en général. Travailler dans un milieu et finalement n’en connaître aucun des Grands Prix est juste hallucinant. Les grands acteurs de la BD Franco-Belge, ceux qui ont permis qu’elle subsiste, qu’elle crée des nouvelles générations, sont complètement oubliés (je pense par exemple à Raoul Cauvin) au profit de « trucs ». Je dis trucs, parce qu’en fait il faudrait inventer un nouveau terme pour désigner ce genre, un peu comme un « mouvement » pour la peinture. Mais pas le classer dans la bande dessinée. Je suis mauvais juge, parce que j’ai une très haute idée de ce que doit être l’Art de la Bande Dessinée : la narration, le découpage, le rythme, la composition, la forme des cases, les plans, les zooms, la qualité graphique, le savoir-faire du dessinateur, l’harmonie des couleurs, ce qu’elles racontent et apportent au récit. Cet Art est la forme narrative la plus complexe. Il y a d’infinies possibilités de combinaisons à jouer. On est loin du gaufrier des dessins de blog. Il en faut pour tous les goûts, je suis d’accord. Mais quand une seule fois dans l’année, les médias se penchent sur notre berceau, si on lui vomit des « trucs » comme ça, les lecteurs potentiels ne vont pas se bousculer aux portes des librairies. La BD pâtit souvent d’une image « enfantine », « sous-culturelle » auprès des néophytes. Comment donner envie, redorer notre blason en lui servant une soupe pareille ? On a réclamé la parité, qu’elle soit appliquée à toutes les genres alors. Mon grand plaisir dans ce métier, c’est d’arriver à faire lire et aimer de la BD, en captivant des personnes qui n’en avaient jamais ouvert ou qui avaient des a priori en leur prouvant que ce sont des romans de grands auteurs mis en images par de grands artistes : de l’ART.
Merci beaucoup.
Propos recueillis par Cédric Génaudeau, Dominique Guerdon, Laurent Lacaze et Nicolas Vadeau
Interview réalisée le 25 février 2019.
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