Sorti chez Dupuis en avril 2023, Les Vies de Charlie est l’un des albums qui a marqué l’année. Sa dessinatrice, Aurélie Guarino, était à Angoulême et nous avons profité de l’occasion pour la rencontrer. Elle nous explique notamment les origines de cette histoire si particulière, et nous faisons le point sur une actualité assez riche !
Bonjour Aurélie. Est-ce qu’on peut simplement commencer par retracer un peu ton parcours, pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore très bien ?
Oui. Je fais de la bande dessinée depuis 2015. J’ai commencé avec la série jeunesse Namasté aux éditions Sarbacane, en quatre tomes, et ensuite j’ai réalisé trois tomes de la série Défense d’entrer ! chez Kennes. Avant de bifurquer un peu dans mon travail avec ce one-shot plus ado/adulte, Les Vies de Charlie, chez Dupuis.
Justement, comment s’est faite la rencontre avec Kid Toussaint pour ce projet, et ton arrivée chez Dupuis ?
Kid Toussaint, comme tout plein d’auteurs, c’est au fil des festivals, des salons, qu’on s’est rencontrés à plusieurs reprises, et qu’on a eu l’occasion d’échanger sur des choses qui nous inspiraient. C’est parti de là. Moi je lui ai proposé le personnage de Charlie et l’univers graphique autour, parce que j’avais envie d’être à la base d’une histoire plus à moi. Je lui ai envoyé ça et je lui ai demandé si ça l’inspirait. Il m’a répondu par cette superbe histoire !
Intéressant, donc l’idée de départ, c’est toi ?
Oui, Charlie c’est mon bébé !
Y compris son activité professionnelle ?
Pour moi, il travaillait dans un gros building. Mais le contenu précis de son activité, c’est Kid qui l’a inventé.
À partir de l’idée d’un gros building !
Oui, dans une société que j’imaginais dystopique et inspirée des films en noir et blanc des années 1940 à 1960.
C’est un style, tu l’as évoqué, assez différent de tes précédentes séries. Et aussi un sujet assez particulier.
Oui et j’ai adoré ! C’est exactement ce que je voulais faire… parce qu’à la base mon dessin est très jeunesse, très rond, et j’aime beaucoup les couleurs. Ça se prêtait bien aux séries que j’ai faites au départ, mais qui étaient des séries de commande. Je n’étais pas vraiment décisionnaire sur ces histoires-là. Et là, j’avais envie de sortir du style jeunesse pour ne pas me faire étiqueter à tout jamais. J’avais envie de faire quelque chose de très différent et puis quelque chose qui me ressemble plus. Et ça me ressemble plus !
Est-ce qu’en changeant de style on utilise les mêmes « astuces » de dessinatrice ? La même documentation ? C’est difficile de s’adapter ?
Non, pas du tout. S’adapter à ce thème-là n’a pas été compliqué parce que c’est, certes, très différent mais, en réalité, si on parle des influences de Charlie, il y a un petit côté Tim Burton, il y a un côté film un peu dystopique façon Brazil de Terry Gilliam ou des ambiances à la Metropolis de Fritz Lang… ce genre de références…
Il y avait un gros dossier de presse avec l’album (rires). Ils mettaient que c’était un mélange de plein de choses : Tezuka, Lapone, Eisner…
Oui ! Alors ça… En style graphique que j’adore, mon dieu absolu, c’est Osamu Tezuka. Will Eisner c’est venu plus tard mais ça a aussi été une grande influence visuelle. Techniquement, les autres séries jeunesse que j’avais faites, c’était sur ordinateur, en travail purement numérique. Pour Charlie, qui est une histoire beaucoup plus sensible, j’ai utilisé des techniques plus traditionnelles, un peu plus artistiques, plus douces, et qui me ressemblaient un peu plus, je pense. Il y a quelques effets numériques par moments mais c’est en grande partie une manière traditionnelle de travailler.
Ce côté traditionnel, c’est justement quelque chose que tu aimais faire avant le travail de commande et tu es revenue aux sources ?
J’aime autant les techniques traditionnelles que numériques, je trouve qu’il y a du très bon et du très agréable dans les deux. Dans l’absolu, mélanger les deux est ce que je préfère. Après, on utilise des techniques pour faire sens avec l’histoire. Dans une série jeunesse comme Défense d’entrer !, il faut que ce soit coloré, il faut que ça pète… Les aplats de couleur numérique, ça passe très bien sur ce genre d’histoires mais ça passe moins bien sur Charlie. Et inversement…
Le succès, entre autres, des Vies de Charlie, c’est effectivement le jeu sur les couleurs, les nuances… C’est aussi un format très généreux, surtout pour une BD chez Dupuis. Il t’a fallu combien de temps pour réaliser cet album ?
En tout, il a fallu deux ans, je pense, pour réaliser les 120 pages. J’ai mis un an et demi à les faire. Après tu rajoutes le travail sur la couverture, les allers-retours, les corrections… Ce qui peut rajouter six mois.
C’est quand même une belle cadence !
C’est un beau bébé et une belle cadence, oui.
Et quand tu as donné cette idée d’histoire à Kid Toussaint, tu as échangé régulièrement avec lui ensuite, pour le scénario, ou tu lui as laissé carte blanche ?
En fait, ça a été hyper fluide et ça a été très simple. Je lui ai envoyé les premières planches que j’avais faites. Cela correspondait à quatre-cinq planches aquarellées dans lesquelles on voyait Charlie mis en situation, à courir dans le métro, tout ça. Je lui ai donné ça et je lui ai dit : « est-ce que ça t’inspire ? ». Dix jours après, il m’a pondu le synopsis de l’histoire de A à Z. Et j’ai dit « mais c’est parfait, c’est exactement ça, je n’imagine pas mieux. » Ça a été validé comme ça et il n’y a pas eu de débat supplémentaire sur quoi que ce soit. Il n’y a jamais eu de grosse retouche. Ni sur le dessin ni sur l’histoire. Une fois lancé, ça s’est fait tout seul.
On en a déjà un peu parlé mais graphiquement on perçoit des influences internationales diverses. Et de la BD au cinéma, multi support, on va dire.
Oui.
En passant par l’architecture. Tout ça donne un résultat extrêmement convaincant et très personnel. Mais quels sont ceux qui t’ont le plus aidée à trouver ton propre style, finalement ?
On a cité Tezuka, Eisner… Mais après, j’étais une grosse grosse fan de Tintin quand j’étais ado. Je copiais des pages entières de Tintin parce que, ce que j’adore, c’est la lisibilité. C’est un truc que j’essaie de travailler beaucoup, et de plus en plus. Pour moi, une BD magnifique, c’est bien, mais une BD lisible, c’est mieux.
Tintin, pour ça, c’est un modèle.
C’est un truc qui m’interpelle personnellement en tant que lectrice BD. Je vais plus me diriger vers un truc très simple et hyper lisible, une histoire de Tezuka par exemple, que dans un truc très chargé et sublime dans lequel je n’arriverais pas à rentrer, parce que je passerais trop de temps à examiner les dessins. Je trouve que le dépouillement du dessin est un truc super intéressant.
Dans l’école Dupuis, tu as des modèles de clarté ? On dit souvent que Peyo, par exemple, a un trait très simple et à la fois précis.
C’est sûr. C’est vrai que ce n’est pas une référence que je citerais naturellement mais on a tous grandi avec, on l’a tous eu sous les yeux. On s’en inspire, ça nous imprègne forcément à un moment donné. Ça fait partie de notre culture. Évidemment, ça nous influence. Je dis Tintin parce que moi, ça s’est focalisé sur Tintin, mais c’est un peu ça. Ça s’étale, ça s’ouvre à tout un tas d’autres références. Franco-belges, classiques… Tezuka, c’est du manga. C’est un mélange de toutes ces influences-là.
C’est aussi ça qui fait le succès de l’album. On a l’impression de connaître par cœur mais c’est complètement autre chose, et c’est ton propre style… Tous ceux qui l’ont lu dans l’équipe ont trouvé que c’était super original, et cette manière très soignée de travailler les couleurs, contrairement aux aplats dont tu parlais tout à l’heure, c’était toi qui les faisais ?
Oui, la plupart du temps.
Là, tu as eu des choix artistiques très réfléchis pour cet album, avec les tonalités différentes…
Au début, on était sur le principe du noir et blanc pendant tout l’album, et d’ailleurs il y a différents clins d’œil à des vieux films de ce genre. Mais on s’est très vite dit que ça allait être un peu rébarbatif… Et moi à la base, j’adore la couleur ! Le noir et blanc total, c’était vraiment partir à contre-pied. Mais quand tu n’as que de la couleur, tu ne vois plus la couleur. En peinture, c’est le gris qui fait ressortir la couleur. Ici, la couleur sert dans des moments chaleureux, dans des moments de vie, dans des moments d’émotion. Ou alors pour parler des âmes ou même en tant qu’indice narratif avec l’escargot, le papillon, l’éphémère, sans en dire trop… On lui a donné un sens narratif et on a essayé de l’utiliser à bon escient pour que ça accompagne l’histoire.
Et tu as pris ton pied, finalement ?
Ah, c’est que du bonheur ! On m’a dit « 120 pages, tu n’es pas trop fatiguée ? » et j’ai répondu « j’aurais voulu que ça ne s’arrête jamais ». Parce qu’à la base, c’est moi qui ai proposé cette façon de dessiner, parce que j’avais envie de ce côté un peu classique, un peu ancien, avec des références anciennes, mais avec quelque chose, je pense, aussi de très actuel. Un mélange d’influences que j’avais besoin de poser sur papier. Ça n’a été que du plaisir.
C’était a priori un one-shot. Mais quand on met autant d’énergie dans une histoire, est-ce qu’on n’a pas envie de continuer ? Est-ce qu’on se dit que c’est dommage de s’arrêter là ?
Je pense que ce serait gâcher ! La fin est bien trouvée.
C’est vrai. Tu n’as pas eu envie de faire des produits dérivés ? (rires)
J’ai fait un produit dérivé chez moi. J’ai fait une poupée de Charlie en laine (rires), pendant deux semaines de grippe à un moment donné. Mais au niveau BD, non.
Donc ce n’est pas trop un crève-cœur de se dire « on passe à autre chose ».
Non. C’est vrai qu’après Charlie je me suis dit « ça va être compliqué de trouver un projet qui va autant m’emporter ». Mais après, on trouve d’autres projets, différents. Il n’y aura pas deux Charlie. Mais il est là, il existe. C’est comme un enfant qui prend son envol. Il fait sa vie maintenant !
J’ai pu voir que tu avais, encore avec Kid Toussaint d’ailleurs, participé au récent numéro de Spirou sur les 100 ans de Franquin et Morris, une histoire avec les Dalton. Tu es aussi dans le gros volume d’hommage au journal Tintin…
Oui…
… Toujours avec Kid Toussaint. En reprenant Prudence Petitpas. Comment ça s’est passé ? On vous a proposé ça ? Est-ce que c’est vous qui êtes allés les voir ?
Je pense que Kid a été sollicité pour Prudence et il m’a demandé si je voulais illustrer son histoire. Évidemment, j’ai dit oui. Pour Lucky Luke, c’est Laure de chez Dupuis qui me l’a proposé, après avoir assisté à une battle de dessins à Bruxelles. J’avais fait un Lucky Luke que personnellement je trouvais pitoyable mais bon apparemment ça lui a plu (rires). Donc elle nous a proposé à tous les deux de faire cette petite histoire. On en a une autre à venir, de quatre pages, mais je ne peux pas trop en dire.
Comment tu as vécu cette expérience ? Ce sont des personnages que tu connaissais ? J’imagine plus Lucky Luke que Prudence Petitpas…
Prudence, je ne connaissais pas du tout ! J’ai compris que c’était une Miss Marple un peu, une enquêtrice, et après j’ai regardé évidemment. Sans m’y plonger des mois mais quand même.
De toute façon, l’idée était de faire avec ton propre style.
Oui !
Ça a été bien accueilli ?
Oui, je pense. D’ailleurs, il y a une partie de ces planches qui sont exposées à Angoulême (NDR : à l’occasion de l’exposition consacrée au journal Tintin).
As-tu reçu des prix ou des compliments particuliers sur cet album, au-delà d’être dans mon top 10 annuel pour La Ribambulle ? (rires)
C’est déjà la grande classe. Je sais qu’on a fait partie de la sélection du prix Fnac-France Inter sur la première phase de sélection. Pas de prix mais énormément de retours des libraires, des lecteurs, de petits mots, de chroniques sur les réseaux. Ou de mots plus privés parce que ça parle de deuil. C’est ça le plus touchant. Quand des personnes qui ont vécu un deuil ou qui ont fait lire ce livre à quelqu’un nous disent que ça leur a fait du bien… il n’y a pas plus haute gratification que cela !
Et ça t’a donné des idées de nouveaux projets ? Ou à vous ? Sur complètement autre chose ou sur des thèmes similaires ?
Suite à ça, on a peut-être à l’avenir, selon nos disponibilités, un projet d’adaptation de roman avec Kid. Un gros projet aussi. Ambitieux. À voir si ça se fera ou pas mais ça se pourrait bien. Et là moi je suis sur un autre projet chez Grand Angle, avec Julien Frey, qui va s’appeler La Nuit est belle et qui sortira au printemps 2025.
Qui est donc déjà un peu avancé, j’imagine.
Oui. Il y aura 94 pages, elles sont découpées. À l’heure où on se parle, j’ai finalisé dix planches, en couleur, dans un style très différent de Charlie quand même. C’est une sorte de road-trip nocturne dans Paris, le temps d’une nuit, et la rencontre improbable de quatre personnages assez originaux. Il y a deux personnes qui ratent leur avion, une pharmacienne suicidaire et le fantôme d’Oscar Wilde qui vont vivre des péripéties le temps d’une nuit dans Paris ! Ça va changer leur vie. C’est plein de rebondissements, c’est très bien écrit et très marrant à faire.
On te l’a proposé ou tu avais des idées, des envies de faire ça ?
Non, là c’est Julien Frey, le scénariste, qui m’a proposé cette histoire, qui était déjà signée chez Grand Angle, et j’ai vraiment bien accroché. J’ai hâte de la faire découvrir. C’est un très bon divertissement. Il écrit vraiment très bien, ce Julien Frey ! (rires)
Merci Aurélie et bonne continuation !
Merci, à bientôt !
Propos recueillis par Nicolas Raduget.
Interview réalisée le 27 janvier 2024.
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