
© La Ribambulle 2019
Alors qu’il a passé depuis quelques années déjà les 70 printemps, Lucky Luke est loin de penser à la retraite. Le fautif ? Achdé, dessinateur de ses aventures depuis près de 18 ans, adoubé par Morris puis successeur du maître. Il enchaîne les albums avec talent et a collaboré avec plusieurs scénaristes. Nous l’avons rencontré à Angoulême.
Bonjour et merci de répondre à nos questions. Cela fait maintenant plus de 15 ans que vous dessinez les nouvelles aventures de Lucky Luke. Après et d’après Morris, donc. Est-ce que vous sentez toujours son ombre qui plane au dessus de vous quand vous dessinez ?
C’est évident ! Je peux difficilement dire que je ne pense pas à Morris au moins une fois par jour quand je dessine. Ne serait-ce que de par ma bibliothèque, mes références… Il m’arrive au moins une fois par semaine d’avoir un doute : est-ce que Morris a fait une case comme ça ? Maintenant, j’essaie aussi – tout en restant très proche de Morris, je ne veux pas révolutionner le dessin, on va être clair – peut-être parfois de m’émanciper : par le cadrage, ça c’est sûr, par le découpage aussi, mais pour le dessin, par moment, je me dis « bon, il serait peut-être temps que j’essaie de trouver des choses que Morris n’a pas faites » parce que c’est ça qu’oublient les gens. Il a fait tellement d’albums et tellement de dessins ! Parfois, on me dit « et vous ne pourriez pas faire… ? » mais ça a déjà été fait ! Qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’autre ? Je peux difficilement… Donc il faut essayer de trouver des petits trucs.
Mettre un peu de vous quand même ?
Voilà. Je dirais un petit peu de différence par rapport à ce qui a déjà été fait mais tout en restant très proche de Morris. De toute façon, on ne fera jamais mieux que Morris.
Il y a aussi une évolution du personnage au fil des années…
On est obligé ! On passe derrière. Bon, moi j’ai repris à une certaine époque mais je me rends compte qu’entre mes premiers albums et maintenant mon dessin aussi commence à évoluer, ce qui est tout à fait logique. On prend de la bouteille, ça devient un compagnon plus permanent. Je dirais que maintenant, depuis deux albums, j’ai réussi à accepter d’être dessinateur de Lucky Luke. Jusqu’à La Terre promise, j’avais encore, toujours, ce complexe. J’étais dans les pantoufles de quelqu’un d’autre.
Justement, on n’en a pas parlé au début mais est-ce que vous pouvez nous rappeler en quelques mots comment s’est passée la transition ?
Ça a été très simple. À la fin des années 90, on m’appelle pour participer à un collectif autour de Lucky Luke et de Morris : je saute sur l’occasion parce que c’était vraiment le héros de mon enfance, avec Astérix. Lucky Luke correspondait vraiment à un truc, c’est avec ça que j’avais découvert la BD. Très culotté, je demande si, par hasard, puisqu’on fait un hommage, on ne peut pas s’amuser à faire du Lucky Luke, en essayant de copier, même maladroitement. Grosse surprise : Morris dit oui. Donc je fais. Je fais une petite histoire, c’était Lucky Luke contre Machine Gun Kid. J’ai pris le frère de Billy the Kid. Billy the Kid s’appelait William Bonney, donc je l’appelle Dan Bonney et donc il se présente, ça fait « bonnet d’âne », évidemment. Et Morris, dans l’histoire, est en fait un jeune journaliste. C’est comme ça que je fais mon hommage. C’est une petite histoire sans prétention, très maladroite au niveau dessin… Je rencontre Morris cinq-six mois après la sortie de l’album, en Belgique, lors d’une dédicace sur la côte. Son épouse et lui viennent et me disent « Mais c’est vous, Achdé ? On a été très contents de ce que vous avez fait. » Coup du sort, c’était le jour de mon anniversaire alors ça, je peux vous dire, ça a été mon cadeau. J’étais très touché parce qu’ils étaient assez avares, Morris n’était pas le genre à venir vous dire que c’était bien. Moi, je suis resté sonné qu’ils disent « vous vous êtes bien débrouillé »… C’est parti comme ça. C’était en juillet, et en septembre-octobre je reçois un coup de fil via l’éditeur : « Morris aimerait bien que vous travailliez sur une reprise de Rantanplan« . Mais en strip, parce qu’il savait que ça, je savais le faire. Fin des années 90, il y avait très peu d’auteurs qui savaient faire du strip et moi j’en avais fait au Canada et aux États-Unis, donc c’était un truc que je savais faire, faire une histoire en quatre cases maximum. Comme Morris voulait développer Rantanplan via les journaux, le format traditionnel, qui était la demi-page, ne s’adaptait pas du tout. La série n’arrivait pas à exploser. Donc, on m’a demandé un essai et c’est comme ça que j’ai commencé. Morris m’a dit « moi, je veux, tu vas faire, c’est toi qui reprends Rantanplan« . Donc j’ai commencé, on était parti sur un processus – je vais faire court – d’un ensemble de strips qui permettait de faire un album avec des pages du dimanche, etc., donc un truc complet et c’était vers la fin de ce premier album que, malheureusement, Morris est décédé accidentellement, donc tout s’est arrêté. Et là, même chose, coup du destin, six mois plus tard on me rappelle et on me dit « il s’avère que Morris a demandé que Lucky Luke lui survive et continue et on voudrait que ce soit toi ». Donc tu entends ça, en accord avec sa femme… J’ai demandé à faire un essai parce que je reconnais que faire Rantanplan sur du strip et faire Lucky Luke, ce n’est pas pareil… Et puis, c’était le premier immense héros à être repris. J’ai fait un essai et ça a été accepté.
C’est comme ça qu’en 2003, j’ai sorti le premier album qui était un petit album à l’italienne, qui a été un test, Le Cuisinier français, une petite histoire de 16 planches que Morris n’avait pas eu le temps de faire – il avait commencé mais pas fini – pour le magazine Lucky Luke. On en a fait un 32 à l’italienne qui a été mis avec les albums et ça a fait le juge de paix, c’est-à-dire qu’ils ont vendu ça. Ils en avaient tiré, je ne sais plus, 50 000, un truc comme ça, et en 15 jours, ça a été épuisé. Et personne n’a remarqué que ça avait changé. J’étais content. Si on ne m’a pas reconnu, c’est que c’était pas trop mauvais. Mais c’était quand même imparfait…
Depuis la reprise, le dessinateur reste mais les scénaristes changent beaucoup.
Je préfère ça que l’inverse !
Est-ce que c’est déstabilisant pour vous ou vous travaillez de la même manière avec tout le monde ?
C’est toujours déstabilisant dans le sens où chaque scénariste est différent. Après, ça a été des politiques éditoriales différentes. À l’origine, c’était un grand nom qui voulait être mis sur la reprise de Lucky Luke donc associé à un scénariste qui avait le vent en poupe, une grande aura médiatique, de l’humour, etc., ça faisait d’une pierre deux coups. Moi, évidemment, on m’a annoncé… on ne me l’a pas dit, hein, pendant longtemps, je ne savais pas… j’avais fait mon premier petit album et j’avais demandé à retravailler encore pour bien être au point parce qu’il y a des répétitions, des gimmicks, des trucs comme ça… Et en fait, un jour, on m’annonce que c’est Laurent Gerra. On me demande « est-ce que tu aimes ? ». Moi je dis « c’est rigolo mais bon, pas plus que ça, c’est un humoriste que je connais… » mais bon, je parle de 2003, ce n’était pas la vedette que c’était mais c’était quelqu’un de sympathique qui savait raconter des histoires et qui était rigolo, donc le premier album a été fait. Bon, c’était sa période canadienne, avec Linda Lemay… je dirais, pour résumer, que Laurent Gerra est quelqu’un qui a le sens de la formule mais il faut participer beaucoup… Le dialogue, les idées de départ, il en est capable, mais il faut compenser sur la réalisation du récit. Pennac, Benacquista, c’est l’inverse, c’est-à-dire qu’ils ont une très grande connaissance de la narration, ce sont des romanciers, des gens très très forts. Benacquista en plus a fait du cinéma. En revanche, ils mettaient peu d’humour. Il fallait toujours compenser. Avec Jul, c’est plus simple, c’est d’abord quelqu’un qui est vraiment du métier, un professionnel. Il apprend aussi son métier de vrai scénariste parce que les Silex sont toujours des pastiches avec des corrélations temporelles entre aujourd’hui et hier. Là, il s’attaque à de vrais récits. Avec La Terre promise, il a utilisé une technique. La deuxième, on l’a épuisée avec Un cow-boy à Paris. La troisième technique va être de faire un récit complet avec un deus ex machina, une grosse ellipse, dans le genre du Cavalier blanc par exemple ou de La Guérison des Dalton, avec une surprise. C’est celui-là qu’il va falloir faire, là, ça devient plus difficile. J’espère que Jul va bien s’en tirer, mais on est à deux.
Vos deux premiers albums ensemble ont bonne presse et se vendent bien.
Oui ! On est deux fois meilleure vente. Tout le monde m’en parle depuis que je suis arrivé ! Moi, je ne regarde pas tous ces trucs-là… Je suis honnête, je ne veux pas faire de la fausse humilité. Je vis à la campagne, je ne passe pas mon temps à aller voir combien j’en ai vendu. Internet, je regarde ça une fois tous les 107 du mois, ça me casse les pieds, je me méfie des machines, des ordinateurs, je suis un péquenaud. Mais, de vous à moi, c’est vrai que c’est plaisant de se dire qu’on a réussi, parce que ça a été beaucoup d’efforts. C’est pour ça que je ne crache jamais sur un auteur, quel que soit l’auteur, même si je ne suis pas forcément enchanté par son style de dessin mais je sais la difficulté de faire un album. C’est long, c’est dur, c’est fatigant. Donc quand ça ne marche pas, c’est rageant parce que ce sont des mois de travail. Là, franchement, on est content parce que le résultat est là, ils viennent de re-tirer, pour la énième fois… Quand vous avez déjà pas loin de 340 000 ventes avant décembre… c’est un bonheur pour un auteur. Après, il faut se dire qu’il va falloir encore faire mieux. Rien n’est arrivé, c’est toujours pareil.
Vous lisiez Lucky Luke dès l’enfance… On se rend vite compte que le style de Morris a fortement évolué des tout premiers albums à la fin. Est-ce que dans votre esprit, ou celui de l’éditeur à l’époque, c’était clair qu’il fallait le dessiner de la manière, on va dire, la plus connue ? Celle des albums de la période Goscinny ou de la charte graphique des dessins animés ?
Disons que moi, quand je suis arrivé et que j’ai fait mes essais, j’ai annoncé la couleur. J’ai dit – ce n’était pas un caprice d’auteur – que je voulais revenir au Lucky Luke le plus homogène, donc pour moi, sa meilleure période, elle est quand même large, mais elle se situe en gros de Calamity Jane jusqu’au Fil qui chante voire un peu avant. Le dessin est à peu près homogène avec, pour moi, un summum du dessin avec Ma Dalton, une apogée. Il n’y a qu’à voir la page 2 avec la scène de la rue, c’est du cinéma, c’est extraordinaire, on entend le bruit des chariots, tout est exact. C’est splendide et il n’y a pas d’erreur de dessin. Franchement, pour moi, c’était celui-là. Parce qu’en fait, quand on analyse, Lucky Luke a grossi pendant que Jolly Jumper maigrissait, et inversement. Puis Jolly Jumper a commencé à parler, essentiellement quand il est arrivé chez Dargaud. Avant, si on regarde bien, il ne parlait pas beaucoup, d’ailleurs il a un œil assez éteint… même le Jolly Jumper de Calamity Jane, c’est un cheval, ça ne reste qu’un cheval. Vous le prenez dans L’Héritage de Rantanplan, il parle presque plus que Lucky Luke. Donc il vraiment évolué. C’était ça qui était intéressant. De reprendre ça. Donc je suis revenu presque 30 ans en arrière.
Gamins, on était nombreux à bouder les tous premiers albums car on ne reconnaissait pas le style de Lucky Luke. C’était un style américain, un peu à la Popeye… C’était inconcevable de redessiner dans ce style-là ?
Non… De toute façon, à quoi bon redescendre… après, c’est toujours pareil, les graphistes s’en emparent pour le dessin animé. La face et le profil de Lucky Luke ne sont pas les mêmes, dans les albums, donc en dessin animé, il change toujours parce qu’on est obligé : si on fait tourner la tête, il faut que ce soit la même. Ce qui fait qu’on n’a jamais vraiment Lucky Luke dans un dessin animé. C’est ça qui est très compliqué. C’est pour ça que le nez est toujours plus gros, et puis des fois ils nous changent tout. Là, ils vont adapter mon Kid Lucky, bon, graphiquement, ce n’est pas vraiment ce que j’ai fait. Plus les obligations, les si et les mi. Mais non, on ne peut pas revenir là. Vous savez – bon apparemment, vous êtes bien calés ! – si vous analysez chronologiquement – parce que, malheureusement, dans les albums, ce n’est pas chronologique – Lucky Luke dans ses premières aventures, rien que dans les deux premières petites aventures, il évolue déjà ! La chemise change de couleur, il reprend un doigt, son faciès commence à réellement se faire, il change de couleur de pantalon… C’est marrant parce que, par contre, dans la toute première aventure, Jolly Jumper ressemble plus au Jolly Jumper d’aujourd’hui, au niveau du visage. Jolly Jumper va redevenir un cheval, moins « dessin animé » et vers la fin redevenir un personnage de dessin animé. C’est assez étonnant et d’ailleurs c’est l’inverse pour Lucky Luke. De toute façon, Morris était un vrai génie du dessin, il faut quand même être honnête, et ce n’est même pas moi qui le dis, c’est Albert Uderzo que je connais bien, et qui un jour m’avait dit « on lui pardonnait tout, tellement il était bon ». Et c’est quand même un des rares dessinateurs avec Uderzo et Jijé à avoir été capable de dessiner aussi bien réaliste… même Franquin ne le faisait pas. C’était quand même un sacré bonhomme.
Vous l’avez à moitié dit tout à l’heure mais est-ce que vous avez un album de référence quand vous dessinez ? Ou un album préféré ?
Il y a des albums qui me touchent vraiment. Je trouve remarquable le dessin de Ma Dalton. Après, je dirais qu’on a tous des albums… Techniquement, celui qui me fascine, c’est La Diligence parce que se lancer sur une histoire avec une diligence, quatre chevaux, un cocher, six passagers, Lucky Luke, Jolly Jumper et de temps en temps des bandits, des Indiens, des trucs comme ça… et arriver à faire un album où aucune scène n’est la même, ça c’est fort ! Là, techniquement, pour moi, c’est l’album le plus difficile qui a dû être fait. Les gens ne s’en rendent pas compte mais franchement c’est bien.
Au contraire, on a souvent les critiques du type « Morris, la photocopieuse ».
Non, non, non ! Après, « la photocopieuse », c’est la fin de sa vie et puis on s’en fout, de toute façon, moi je répète une chose, Hugo Pratt photocopiait ! Qu’ils ne viennent pas nous emmerder, les connards qui disent ça… Hugo Pratt avait horreur de dessiner les machines, bon, vous prenez Le Petit Prince ou tous les trucs comme ça, les avions… même en Russie, en Sibérie, le train, il a photocopié recto-verso. Faut arrêter ! Et puis de toute façon, le but du jeu, c’est le résultat, on s’en fout ! Dans ce cas-là, il faut interdire tous les gars qui dessinent à l’ordinateur. Bastien Vivès, il arrête de travailler ! Tout ça, c’est des conneries, et puis des gens qui ne savent pas, qui parlent de choses qu’ils ne connaissent pas… Ce n’est pas parce que, moi, je n’aime pas dessiner sur un ordinateur, même si j’étais le premier en Europe à avoir une Cintiq, que je vais me prendre la tête. J’ai une tradition graphique mais je respecte les autres et si, aujourd’hui, la jeune génération est mieux sur un système numérique – et continue à vraiment travailler; la machine ne fait pas tout le boulot – eh bien ça ne me gêne pas. Mais tout ça, c’est des combats d’arrière-garde. Je dis toujours que j’aimerais avoir la capacité de dessiner aussi bien qu’Uderzo ou Morris à 70 ans. C’est tout ! Donc, aujourd’hui, avec ce que l’on voit, avec la nouvelle BD… en qualité graphique, je pense qu’on va un peu s’arrêter.
Mais nous étions d’accord ! (rires)
Ah non, mais ce n’était pas une critique ! Après c’est mon avis et je respecte de toute façon tous les avis. Pour résumer le fond de ma pensée, on va partir sur la notion de succès parce que le succès est défini par le lecteur, pas du tout par les médias ou un truc comme ça. Désolé, ce n’est pas contre vous. Vous, vous allez essayer de mettre en évidence, peut-être, un album, mais si le lecteur trouve ça mauvais, il trouvera ça mauvais. Moi je dis toujours que la réussite d’un album, c’est une alchimie entre un dessin et un récit. Si le dessinateur est très très fort mais que l’histoire n’est pas terrible, ça ne marchera pas. Si le scénario est très très bon mais que le dessin est vraiment très pauvre, ça ne marchera pas. Si l’ensemble est moyen, ça peut être une très grande réussite. Qu’est-ce qui fait le succès ? On ne sait pas. C’est pour que je dis que tout est méritoire. Il n’y a pas de notion de bon dessin, mauvais dessin. Si on prend Riad Sattouf, il a un dessin finalement très simple mais qui sert un récit qui est très fort, et qui est tellement imbriqué, tellement personnel… Comme je dis toujours, il fait l’œuvre de sa vie, là. Il est peu probable qu’il fasse un truc aussi fort ensuite parce que tout naturellement ça vient du fond de lui, ça le touche tellement… Ça marche ! En fait, je pense que s’il avait fait un dessin hyper chiadé, à la plume, hyper-réaliste, je ne suis pas sûr que ça aurait marché. Tandis que là, même au travers de personnages caricaturaux, il arrive à faire transcender des émotions. C’est ça qui est bien. C’est pour ça que, moi, j’ai cet avis-là sur la notion du dessin. « La photocopieuse », ça va, c’est ceux qui n’ont pas d’autre chose à dire…
Vous avez aussi hérité de Kid Lucky, qui était apparu dans les années 90, le temps d’un album…
Oui. Kid Lucky, c’est Didier Conrad qui l’a dessiné – parce que Pearce, c’est Conrad. On en a d’ailleurs parlé un jour avec lui, c’était assez marrant : ça avait marché moyennement. Je pense que ça s’explique d’abord parce que Kid Lucky, dans ces deux livres, est un garçon qui a 8-10 ans, qui est déjà un peu grand, presque pré-ado. Moi, je voulais vraiment en faire un enfant de 5-6 ans, qui joue encore aux Cow-boys et aux Indiens. C’était ça qui m’intéressait. Alors, évidemment, j’ai eu de la chance, la femme de Morris m’a laissé faire et créer un personnage de Lucky Luke. J’en ai fait un enfant dont on ne connaît pas les parents. C’est un enfant trouvé et il a de la chance. Il est élevé par une tenancière de saloon – genre la Bavaroise, etc. – et par un shérif un peu raté. Ça va construire son modèle ainsi que celui qu’il rencontre et qui va devenir son ami, Sam, un cow-boy. Je voulais faire une BD qui soit un étrier pour les jeunes lecteurs, parce que Lucky Luke, je pense que ça se lit à partir de 10 ans – avec les références, le découpage moderne, on dit tout public mais ce n’est pas 7-77, il faut déjà avoir la technique de lecture. Kid Lucky, ça permet donc cette entrée dans la série Lucky Luke et, en même temps, je fais des gags, c’est plus facile pour les enfants de lire une page et de pouvoir s’arrêter sans être perdu dans un récit. Madame Morris a été formidable parce qu’elle m’a laissé les mains libres pour créer un passé, donc j’ai créé un passé, des copains, une bande de gamins qui tourne autour… Et en fait, certaines pièces de cette série sont des éléments qui permettent de comprendre pourquoi Lucky Luke est comme ça. La seule chose qui est particulière, c’est que je le fais arrêter de fumer plus tôt que prévu mais ça, c’est l’air du temps (rires).
Ce qui est intéressant, c’est que vous scénarisez Kid Lucky mais vous n’avez finalement jamais scénarisé Lucky Luke.
Ce n’est pas que je n’aimerais pas. Je pense que j’en ferai un et puis, à ma mort, ma femme le donnera à l’éditeur, comme ça je ne serai pas là pour me voir me faire dézinguer. Mais c’est vrai que je pourrais. D’ailleurs, je fais souvent dans Kid Lucky une petite histoire de 6 planches, qui est scénarisée complètement et qui est découpée… et je ne m’en sors pas trop mal. Mais je suis un « auteur complet » dans le sens où toutes mes autres séries je les ai souvent scénarisées, même si j’ai travaillé en collaboration avec des gens aussi éminents que Raoul Cauvin, Grichet, même Erroc, avec qui j’ai travaillé un peu… Oui, je sais faire des scénarios mais, sur Lucky Luke, je ne sais pas… C’est à la fois une histoire de culture, d’image – Lucky Luke est toujours fait par deux personnes… Pour le dessinateur, j’ai cette chance : ils sont partis dans l’idée que, comme Morris m’avait adoubé au départ et qu’il avait apprécié mon travail, et que sa femme était contente de ce que je faisais, il était hors de question de partir sur des notions d’équipe comme pour Jacobs, qui n’est pas du tout dans la même optique. Lucky Luke, c’est autre chose, on est dans une autre vision. Et puis pour les scénaristes je pense que c’est simplement des oscillations en fonction du travail effectué par le scénariste. C’est très difficile aujourd’hui de faire du tout public. Il y a deux choses qui sont très difficiles et qui disparaissent à cause de ça : le tout public, c’est arriver à faire des niveaux de lecture différents, être accessible à un enfant sans être gnangnan pour un adulte. C’est très compliqué. Là-dessus, vous ajoutez le deuxième truc qui est de plus en plus rare, c’est la BD d’humour en tant que telle, c’est-à-dire des scénaristes humoristiques. Le dernier que j’aie vu apparaître, c’est Fabcaro mais bon, voilà quoi. Il n’y a quasiment plus personne et un jour, un jeune – je tairai le nom car maintenant il a vieilli et c’est un scénariste de renom – m’avait dit « je n’en fais pas parce que c’est dur ! » En fait on a 15 mécaniques à notre disposition, parce que c’est de la technique, et si on ne les dominait pas… C’est ce panachage dans un album qui fait que moi j’ai beaucoup appris avec Raoul Cauvin parce qu’il m’a montré des choses que je pensais évidentes et qui ne l’étaient pas du tout. C’est l’histoire de la comédie, du cinéma : c’est plus difficile de faire rire que de faire pleurer. C’est tellement facile de faire pleurer. Ce n’est pas très compliqué. Comme on est dans une période assez triste, je dois bien reconnaître que j’aimerais bien qu’on fasse un peu plus de rigolade. Je participe à un jury BD : on m’a envoyé 6 bouquins… (rires) J’ai failli me pendre 3 fois. J’ai failli me faire sauter à la bombe. Enfin… c’était une horreur.
Avant, vous faisiez d’autres séries. Maintenant, c’est exclu ?
Je ne dis pas que je ne ferai pas autre chose à côté, j’ai toujours des envies, toujours des envies de dessin… C’est vrai que ma vie est rythmée aujourd’hui par une année Kid Lucky, une année Lucky Luke. J’ai la chance et le bonheur que ça fonctionne ! Je serais gonflé de dire que… surtout que j’aime ça ! C’est-à-dire que je ne fais pas un boulot de mercenaire. Je ne l’ai jamais fait, j’ai toujours arrêté les trucs quand ça commençait à me gonfler, quand je voyais que je ne pouvais pas aller jusqu’au bout, que j’avais fait le tour de la chose. Je me suis toujours arrêté, sur des séries qui auraient pu continuer. Soit j’ai confié les séries, soit je les ai arrêtées. Par exemple, je faisais avec mon fils une série au Canada sur le hockey sur glace, qui est un best-seller là-bas, je l’ai arrêtée parce que ça me gonflait, et puis je n’avais plus le temps. Je préfère arrêter un truc. En fait, je crois qu’on travaille pour vivre, ça c’est une chose, on ne vit pas pour travailler, mais l’avantage de la création et, finalement, de l’art (même si on peut dire que c’est un sous-art, la bande dessinée), c’est quand même cette forme de liberté. Et cette liberté, c’est aussi se dire que je fais des choses par passion et non pas par simple envie de gagner du pognon. Évidemment, je suis peut-être plus compliqué avec moi-même, je suis peut-être moins favorable à ce qui se passe dans notre génération où on publie, on publie, on publie, 36000 bouquins. Quand on voit les bibliographies, c’est énorme, mais quand on voit les chiffres, c’est catastrophique. Je préfère publier moins, enfin produire moins mais produire mieux. Parce que produire pour produire, voilà, je ne suis pas non plus le gars forcené qui ne peut pas vivre sans raconter des histoires. J’aime raconter mais j’aime que ce soit quelque chose qui aille jusqu’au bout. Et je ne suis pas du genre égocentrique, à vouloir exposer ma vie privée au travers de récits personnels ou de romans graphiques où je vais raconter que j’ai un panaris au doigt… Ce n’est pas le genre de trucs que je pourrais faire… En revanche, je pense qu’un jour… non, c’est sûr, je ferai un Lucky Luke scénarisé et puis je le visserai sous la table. Je le donnerai à ma femme : voilà, quand je meurs, ce sera mon album posthume. Comme ça, elle pourra payer le cercueil et le gaz qu’on va mettre pour me faire cramer. Je suis gros, ça risque d’être long. (rires) La crémation, ça coûte cher. Et puis, surtout, j’aurai le plaisir de me dire que j’ai réalisé un rêve de gamin. J’ai plus ou moins découvert la BD comme ça.
Pour terminer, un petit mot sur l’adaptation de Kid Lucky que vous évoquiez un peu plus tôt ?
Oui, c’est le groupe M6 qui a acheté les droits. Alors évidemment comme toute adaptation, il faut faire très attention à tout ce qui apparaît pour les enfants. On est dans un monde très compliqué… La charte a été un petit peu modifiée mais bon. La série va sortir. J’espère que ça va plaire aux gamins, même si graphiquement, ce n’est pas identique. Si l’état d’esprit y est, ça me fera plaisir. C’est pour ça, d’ailleurs, que dans Kid Lucky, il y a un petit truc que je fais, qui me tient à cœur – pour ne pas mourir idiot –, je fais des « L’eusses-tu cru » en dessous. Ça s’appelle des « L’eusses-tu cru », c’est le subjonctif plus-que-parfait : je mets, d’une façon humoristique, des petites réalités historiques. Ça, c’est un truc pour apprendre aux gamins. C’est une réminiscence de quand j’étais moi-même gamin : dans certains journaux, il y avait les « le saviez-vous » et à la cour de récréation on disait « hé tu savais que Machin… », et ça faisait bien. C’est marrant parce que j’ai beaucoup de parents qui me parlent de ça, qui me disent « c’est génial, mes enfants veulent d’abord qu’on lise le « L’eusses-tu cru » ».
Merci à vous d’avoir répondu à nos questions.
De rien, c’était sympa. Merci de votre intérêt pour mon métier.
Propos recueillis par Nicolas Raduget et Nicolas Vadeau.
Interview réalisée le 24 janvier 2019.
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