Titre : Carbone & Silicium
Scénariste – Dessinateur – Coloriste : Mathieu Bablet
Éditeur : Ankama
Parution : Août 2020
Prix : 22,90€
Dans un futur proche, la Tomorrow Foundation crée une nouvelle forme d’intelligence artificielle. Implantée dans deux corps androïdes nommés Carbone et Silicium, cette I.A. jumellaire va être éduquée et élevée dans le cocon protecteur du laboratoire dirigé par la professeure Noriko pour servir de prototype aux premiers androïdes vendus sur le marché. Durée de vie d’un androïde : quinze ans. Après neuf longues années passées dans le laboratoire, Carbone et Silicium peuvent enfin sortir et veulent découvrir le monde. Hélas, leur tentative d’évasion ne se passe pas comme prévu, seul Silicium arrivant à s’échapper. C’est le début d’une aventure unique sur plusieurs siècles, une aventure dans laquelle une même I.A. va développer deux personnalités distinctes, chaque entité vivant une expérience différente, un rapport différent avec les humains et avec le monde déliquescent qui les entoure.
« Noriko, comment allons-nous exprimer notre individualité au milieu de cette multitude d’I.A.?
– Vous êtes uniques. Vous le serez toujours. Vous avez des noms, vous savez. Tu t’appelles Carbone. Et toi Silicium. »
Mathieu Bablet a le temps. Mathieu Bablet prend le temps. Alors que le marché de la bande dessinée veut aller toujours plus vite, publiant parfois plusieurs tomes d’une même série par an, Mathieu Bablet a le luxe de pouvoir prendre quatre ans pour nous sortir un magnifique one-shot de plus de 250 pages. Le succès de Shangri-La, son ouvrage précédent, actuellement réédité en édition spéciale pour les quinze ans d’Ankama, lui permet d’avoir ce luxe. Toujours seul maître à bord, l’artiste grenoblois a toujours un style graphique qui ne laisse personne indifférent. Formidable décoriste et coloriste, il a une façon bien à lui de concevoir l’anatomie humaine il est vrai, notamment les pieds ridiculement petits et les visages parfois caricaturaux. Les fans ne seront pas déçus tandis que les détracteurs de l’auteur n’arriveront peut-être pas à passer outre le graphisme. C’est fort dommage car l’histoire est à la fois intrigante et passionnante. Elle fait également fortement écho à l’actualité récente. Transhumanisme, robotisation de la société, migrants, changement climatique… Parfois trop et il arrive ainsi au détour d’une case qu’on sorte du récit pour replonger dans des images bien trop réelles comme le rappel au petit Aylan Kurdi… C’est un message fort, mais il est presque trop fort et risque de perdre le lecteur pour un temps. Avant que le lecteur y revienne, car une fois plongé dedans il est difficile de ne pas vouloir lire la suite.
« Ils ont échoué Carbone. L’humain a échoué. »
Des hauts plateaux boliviens aux ghettos d’Ukraine, de la chaleur étouffante du Ghana au froid des sommets tibétains en passant par un Japon noyé sous les eaux par la fonte des glaces polaires, le lecteur voyage. Et les lieux ne sont pas choisis au hasard. Si le propos est plutôt pessimiste pour les humains, très collapsologue, c’est bel et bien d’humanité dont nous parle cette histoire. Carbone tente ainsi de partager la vie et les préoccupations des êtres humains. Elle en partage les doutes et les envies, mais aussi les défauts et les addictions. Elle comprend aussi les différentes générations de robots qui arrivent et qui aspirent à leur propre vie. Silicium de son côté est le promeneur solitaire, distancié du monde, contemplatif. L’union ou l’individualité. Le yin et le yang. L’action ou la contemplation.
« Je ne te comprends pas Carbone. »
Reprenant la dualité des frères de Shangri-La, Mathieu Bablet pousse plus loin le raisonnement. C’est un peu un amour fraternel mis à l’épreuve, avec l’influence de l’acquis et de l’inné. C’est pour cela que l’auteur relègue les humains au second plan. Nul besoin d’avoir une présence humaine trop importante dans le récit, les I.A. ont en elles tous les germes de l’humanité, et ce ne sont pas les humains cyber-augmentés ou ultra-connectés qui diront le contraire.
« Le grand coupable dans tout ça, c’est l’ego. »
Tout avait commencé par des dessins de deux robots en promenade dans un monde post-apocalyptique. Ce qui n’aurait pu être qu’une revisite contemplative de La Belle Mort s’avère être un pamphlet humaniste cherchant à faire réfléchir. Les humains sont-ils vraiment incapables de changer ? L’avenir est-il vraiment aussi pessimiste ? Mathieu Bablet prend position. Il rejoint en cela le propos d’Alain Damasio dans Les Furtifs, auteur qui d’ailleurs signe la postface de l’album. Il n’est pas nécessaire d’être d’accord avec lui pour apprécier le travail fourni dans cette œuvre. Découpage, angles de vue, colorisation, représentation unique du cyber-espace (personne n’y avait jamais mis des architectures pré-colombiennes auparavant), tout est parfaitement réalisé. Si les thèmes abordés ne sont pas nouveaux, la qualité de leur assemblage l’est, et c’est en tout cela que Carbone & Silicium est et restera une œuvre forte de l’année 2020.
Mathieu Bablet frappe encore fort. Très fort. Les amateurs de Shangri-La peuvent l’acheter les yeux fermés. Les autres n’auront qu’à les ouvrir pour profiter d’un très bon moment de lecture.
Christophe Van Houtte
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