Il fut l’un des premiers auteurs à être interviewé au lancement de notre site, Wilfrid Lupano a accepté de répondre à nouveau à nos questions afin de faire le point sur son actualité lors de son passage au festival Quai des Bulles.
Bonjour Wilfrid. Votre rentrée a été on ne peut plus chargée avec pas moins de quatre titres parus. Hasard du programme de parution ou choix personnel afin de gérer la promo de front et pouvoir vous concentrer sur votre travail le restant de l’année ?
C’est la difficulté de faire coïncider les calendriers d’éditeurs et vu que je travaille pour plusieurs éditeurs… Ils ont malheureusement tous choisi à peu près la même période pour sortir les albums que j’ai écrit. Personnellement je ne pense pas que ça soit une brillante idée mais c’est compliqué d’aller à l’encontre de ça même si j’ai essayé, en vain. Au final je ne sais pas si c’est positif ou négatif mais c’est difficile de défendre chaque album. J’aurais aimé avoir plus de temps pour le faire indépendamment plutôt que de parler de tous les titres en même temps alors qu’ils sont tous différents. Je fais en moyenne cinq albums par an et là on a l’impression que j’inonde le marché alors que cela représente ma production de l’année.
Vous travaillez sur quatre ou cinq séries à la fois, comment s’organise une journée de travail chez Wilfrid Lupano ?
Cela ne s’organise pas en réalité, c’est le bordel. Je travaille sur le scénario qui m’inspire sur le moment, quand cela ne vient plus je laisse reposer et je passe à autre chose. La réalité est que souvent j’ai des impératifs de rendus donc, même si ça ne m’inspire pas, il faut sortir les rames et y aller. Il est aussi important de ne pas laisser mes dessinateurs sans planches à dessiner, cela joue énormément sur mon rythme de travail même si ce n’est pas forcément ce que j’ai envie d’écrire sur le moment. Je compose avec tout ça, je n’ai aucune méthode mais si quelqu’un en a une, je suis preneur (rires).
Votre nouvelle série, Communardes !, qui est un triptyque, aborde un événement historique. Comment est née l’idée de créer cette série ?
J’avais envie de faire une série qui parlait de l’émancipation des femmes et du droit des femmes, je me suis rendu compte que c’était l’un des moments de l’Histoire de France où ils sont nés. C’est une période de l’Histoire peu connue, elle est complexe, il s’y passe des choses invraisemblables tous les jours, il n’y avait pas réellement de leader. Du coup cela m’a intéressé de trouver un angle pour en parler, ce n’est pas une série sur la Commune de Paris mais c’est une série pendant la Commune de Paris, je la prends pour cadre mais je ne l’explique pas. J’essaye par contre d’intriguer le lecteur sur cette période qu’il ne connaît pas en général mais en lui disant « pas de panique, ce n’est pas parce que tu ne connais pas la Commune que tu ne peux pas suivre la série parce que je n’en explique pas les rouages politiques ». La série parle des gens qui vivent la Commune au quotidien et donc en l’occurrence des femmes. C’était pour moi l’occasion de mettre en avant des femmes qui se sont battues réellement alors même que les hommes n’en voulaient pas. Elles ont prouvé l’inverse et je trouvais cela intéressant à développer dans une série.
Vous travaillez avec trois dessinateurs différents sur cette série, êtes-vous à l’origine de ces collaborations ? Quel aspect du travail de chacun d’eux vous a le plus touché ?
L’idée était de pouvoir enchaîner rapidement des albums, je voulais faire des one-shots et non des histoires à suivre, je souhaitais que chacun prenne un album et puisse le lire indépendamment des autres. Pour chaque titre de cette série, je mets en avant un type de femmes différent ayant participé à la Commune, du coup passer par des dessinateurs différents paraissait être la bonne solution, cela permettait de raccourcir le temps de production et de ne pas enchaîner un dessinateur à une nouvelle série qui va lui prendre six ans de sa vie. Et puis comme chaque histoire sont différentes les unes des autres, le recours à un dessinateur différent permet de changer l’ambiance Par exemple, pour Les Éléphants rouges, le dessin de Lucy Mazel convenait parfaitement parce que pour raconter l’histoire d’une petite fille, elle a ce style qui est parfois presque jeunesse et qui est très doux surtout. Ce n’est pas un album violent, il n’y a pas de combat, c’est vraiment le quotidien dans les rues de Paris pendant le siège prussien. Je trouvais que son trait et ce qu’elle fait en couleurs était parfait pour ce genre d’ambiance. A l’inverse, Anthony Jean, qui a dessiné L’Aristocrate fantôme, a eu des scènes de batailles de rue mais également un travail architectural, c’est quelque chose qui le passionne. C’était important pour moi d’offrir cet album à Anthony parce qu’il venait d’une série précédente qui était La Licorne et qui était très masculine avec très peu de personnages féminins et beaucoup d’actions. Il avait envie de se tester d’abord à dessiner des femmes et aussi sur une narration plus apaisée sans passer par des scènes de combat monstrueuses. C’est donc une demande de sa part que de travailler sur cet album. Au début, je lui avais proposé une autre histoire pour Communardes ! qui était beaucoup plus portée sur le combat parce que je savais qu’il faisait ça très bien et il m’a dit qu’il voulait sortir de ce registre. C’est cela aussi qui est intéressant de permettre à un dessinateur de se dépasser et d’aller explorer une partie de leur talent sur laquelle ils ne se sont pas encore essayé. Concernant Xavier Fourquemin, qui dessine le troisième tome de la série (à paraître en février 2016), il a un sens du découpage et de la mise en scène en BD qui est vraiment impressionnante. Ses dessins sont toujours parfaits, c’est bluffant ce qu’il fait, c’est très agréable de faire cet album avec lui. Il était content de travailler sur Nous ne dirons rien de leurs femelles (3ème opus de Communardes !) car, sur Le Train des orphelins, il n’y a pas vraiment d’action à proprement parlé. Là justement il s’est retrouvé à gérer un tome où il y a pas mal de combats qui se déroule lors de la semaine sanglante, les femmes y ont tenu plusieurs barricades.
Les femmes ont très souvent des rôles forts, importants, dans vos récits, c’est encore plus frappant avec votre nouvelle série qui leur donne le rôle principal.
Effectivement, je trouve que parfois la bande dessinée se laisse aller à un peu facilité pour la position des femmes qui sont encore très souvent des personnages un peu trop faits parfois et représentent la récompense du héros. On ne peut pas dans le même temps déplorer que la bande dessinée soit encore et toujours systématiquement un truc de mecs et n’avoir rien d’autre à proposer que ça en termes de contenus avec des personnages féminins.
Justement, que ce soit avec Communardes ! ou d’autres séries telles que Les Vieux fourneaux où vous mettez en scène le club du troisième âge, vous abordez des sujets peu développés jusque-là en bande dessinée.
Je ne critique pas le travail des autres et chacun est libre de développer les histoires qu’il souhaite mais, par contre, il faut qu’il y ait de la diversité et que l’on sorte des stéréotypes, c’est ce que je recherche personnellement. Je pars du principe qu’il n’y a aucun mauvais sujet à aborder, tout n’est que dans le propos et c’est lui qui détermine ou non le succès d’un album ou d’une série.
Vous avez travaillé dans différents registres, Un océan d’amour était un album muet qui a dû vous demander beaucoup de travail. Envisagez-vous de retravailler sur ce type de récit ?
Oui, tout à fait. C’est une manière différente de travailler, comme tous les travaux à contrainte, la contrainte devient une liberté. C’est toujours sympa de travailler avec une contrainte forte et ça donne des ailes car on est obligé de trouver des solutions, de sortir de sa zone de confort, on se surprend soi-même à produire des choses que l’on n’aurait pas faits autrement. Sur Un océan d’amour, la difficulté du muet c’est que tu ne peux jamais faire rebondir ton scénario par une révélation, il faut alors trouver autre chose.
Ressentez-vous une sorte de fierté à avoir réalisé ce type d’album en comparaison à d’autres albums plus classiques ?
En fait, la fierté vient plutôt du fait qu’il ait eu ce succès populaire parce que des BD muettes il en sort une quinzaine par an. Bizarrement souvent, les BD muettes sont souvent des « bandes dessinées d’auteurs » ou underground, d’ailleurs elles sont souvent en noir et blanc. Pour une raison étrange le grand public ne se sent pas forcément toujours concerné par ces titres-là. Peut-être que l’originalité d’Un océan d’amour est que dès le début j’avais la volonté de faire une bande dessinée grand public, c’est-à-dire en couleurs et avec un graphisme très cartoon. Grâce à ce type d’albums, on peut toucher tout le monde, dans tous les pays, les gens qui ont un problème avec la lecture, les illettrés, etc, et rien que pour ça c’est super chouette.
Peut-on prévoir le succès d’un album tel que celui-là ou bien encore d’une série telle que Les Vieux fourneaux au moment de son écriture ?
Non, pas du tout, la preuve c’est que quand j’ai écrit Un océan d’amour il y a huit ans à peu près et une fois que je l’ai fini, je ne l’ai envoyé à aucun éditeur parce que je m’étais dit « on t’a déjà refusé des trucs beaucoup moins loufoques que ça et il n’y a absolument aucune chance que l’on te le prenne ». A l’époque je n’étais pas encore suffisamment identifié et je pensais que ce projet était invendable, en tout cas je ne me sentais pas d’aller batailler auprès des éditeurs pour cette histoire-là. En plus, j’ai joué un peu de malchance car je l’ai proposé à un premier dessinateur qui était vraiment convaincu par le projet et puis au moment où il m’a dit oui, il a reçu une super proposition pour aller dans l’animation, donc cela a retardé le projet. J’ai mis un certain temps à rencontrer un dessinateur tel que Grégory Panaccione, tu ne fais pas ce genre de bouquin avec n’importe qui. 225 pages muettes, tout le monde n’est pas capable de le faire, c’est un travail énorme de sa part. Le fait qu’il ait déjà travaillé sur des récits muets m’a donné envie de collaborer avec lui.
Merci à vous d’avoir répondu à nos questions.
Propos recueillis par Nicolas Raduget et Nicolas Vadeau.
Interview réalisée le 23 octobre 2015.
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