
Quai des Bulles, à Saint-Malo, ville des corsaires ! Et quoi de plus normal de rencontrer un auteur passionné par la mer et par ses aventuriers. En bon moussaillon, Franck Bonnet a bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions. Le décor est planté : au milieu de la salle de presse, ce qui devait se dérouler tranquillement autour d’une table s’est transformé en cacophonie indescriptible des éditions Fluide Glacial, installées juste derrière la fine cloison de la salle. Nous avons quand même réussi à garder le cap !
Bonjour Franck. Partagé entre Paris et le Vercors, comment faites-vous pour réaliser cette saga de pirates si loin de la mer ?
Ça a un côté pratique ! Paris pour les sorties, les expos, les vernissages et puis il y a internet. Même si je ne suis pas en bord de mer, il y a la documentation ! Par exemple, pour le prochain Terra Australis, j’ai prêté ma documentation sur les bateaux à Philippe Nicloux. Ça se passe sur un bateau, une frégate, qui s’appelle le HMS Pandora. Il m’a demandé si j’avais de la doc et je savais que j’avais dans ma bibliothèque la monographie du HMS Pandora. J’avais tout jusqu’au carnet de bord, tout ce qu’il a fait avec les dates, où il a fait escale et pourquoi. J’avais tout le bateau en détail !
De quelle région êtes-vous originaire ?
De Champagne. Ce n’est pas parce que je suis originaire de Champagne que je ne peux pas m’intéresser à la mer. A l’époque, lors du festival de Rochefort en Bulles, j’avais été mangé avec le président de l’association qui s’occupait de la reconstruction de l’Hermione, il était en train de constituer l’équipage alors qu’il restait encore au moins un an de travaux. Il m’avait dit que le bosco – le second – était rémois. Comme quoi, tu peux être des terres, aimer la mer et être bosco sur l’Hermione ! J’ai toujours eu la passion des bateaux. En fait, je faisais du modélisme naval en plus de la BD. Pour m’amuser le week-end, je réalisais des maquettes de bateaux. Mais je ne me revendique pas super modéliste naval car depuis j’ai rencontré vraiment des pointures de ce milieu. J’ai commencé avec les plaquettes en bois, par les boites comme tout le monde, pour finir par la frégate que je dessine dans Les Pirates de Barataria. Je l’ai vraiment faite en maquette, c’est une frégate nord-américaine, suite à la génération des frégates Norfolk. En fait, dans le roman de base de Patrick O’Brian, il ne court pas après l’Acheron mais après le Northfolk, une frégate de guerre américaine.
Où en êtes-vous dans la saga des Pirates de Barataria ?
On a fait un premier cycle de quatre tomes qui installait l’histoire, les personnages, l’arrivée à Barataria. Le deuxième cycle est plus oriental parce que j’avais envie d’aller du côté des chebecs, avec l’histoire des diamants de la couronne disparus que Napoléon a recherché partout en Europe. Le trésor de la couronne avait été pillé en 1792 et pas mal de diamants avaient été dispatchés partout en Afrique et en Turquie. Donc le deuxième cycle est centré là-dessus. Le troisième cycle de deux tomes qui est en cours est axé sur le siège de La Nouvelle-Orléans. Ensuite, viendra un autre cycle de trois tomes, le quatrième, sur Sainte-Hélène, l’installation de Napoléon à Galveston et sur la révolution mexicaine. Donc au total 12 albums. Une série de 12 albums de nos jours, ça n’existe plus.
D’ailleurs, le tome 9, qui va sortir en janvier 2016, clôturera le cycle sur le siège de la Nouvelle-Orléans. Après suivra une dernier cycle puisque dans la BD les frères Lafitte ont été contactés par des gens proches de Napoléon pour essayer de monter une évasion. On va jouer sur le fait que la fille de Napoléon, Artémis, avait été mandatée pour essayer de le sortir de Sainte-Hélène. Mais il a été empoisonné entre-temps… et ensuite les frères Lafitte vont œuvrer pendant la révolution mexicaine où ils vont jouer un peu les agents doubles avec les Espagnols et les Mexicains. Ils vont se battre pour les Mexicains sous le drapeau de Carthagène, petite république de Colombie, mais en même temps ils vont plus ou moins se battre pour aider les Espagnols. La différence entre 1710/1720 – Pirates des Caraïbes et Rackham le rouge, Barbe Noire et Calico Jack – et 1810 – notre histoire – est qu’à cette époque les pirates étaient éphémères. Ils pillaient, trucidaient pendant 6 mois, un an ou un an et demi, on les attrapait puis on les pendait ou au pire ils disparaissaient. Ils avaient, au plus, deux navires, corvette ou frégate, mais à l’époque les frégates étaient beaucoup plus petites que celles de 1800. Les frégates de 1720 pouvaient contenir de 90 à 120 hommes au maximum avec lesquels ils attaquaient d’autres bateaux. Là, au plus fort de l’histoire des frères Lafitte, c’est une flotte de cent navires avec cinq mille hommes et des frégates ou corvettes de 350 personnes et ce n’est plus la même tournure !
C’est plus comme Surcouf, à mi-chemin entre la piraterie et le corsaire. Le corsaire travaille pour un roi. Par exemple, avec une lettre de course du roi de France, il peut attaquer en toute impunité les bateaux anglais sans être attaqué par les bateaux français, tandis que le pirate n’a à rendre des comptes à personne et il attaque tout le monde. Les corsaires gardaient les butins en paiement du service rendu au roi de France. Quand ils attaquaient un bateau pour le roi de France, le butin était pour eux. Les corsaires étaient des mercenaires… des mers ! Le bateau appartenait en propre au corsaire. La piraterie évoquée dans Les Pirates de Barataria n’est plus cette piraterie-là. J’ai pu voir des gravures de Jean Lafitte de 1815 pendant le siège de la Nouvelle-Orléans où il est réfugié chez l’ambassadeur de l’époque et il ressemble plus à un petit baron de Louis XIV qu’à un pirate. Il est presque un peu bedonnant, bien habillé, portant la perruque, c’est du pirate de luxe ! Quand il a créé la société de Barataria dans le bayou, il a fixé ses propres règles, ses propres lois, sa propre police avec une école, les familles des pirates vivant avec eux. Au plus fort de sa puissance, il a possédé cent navires. C’est certainement la raison qui a conduit les proches de Napoléon à le contacter pour le faire libérer de l’île de Sainte-Hélène. Des bateaux anglais patrouillaient autour de l’île sans arrêt, il fallait donc une flotte puissante pour pouvoir attaquer et franchir le blocus anglais.
Obligé de vous documenter du coup ?
Oui, pour toute la partie maritime. Marc Bourgne gère de son côté toute la partie histoire romancière, les batailles navales, etc. Et quand il a vraiment besoin de détails sur une bataille navale, on collabore. Bien qu’il se soit documenté au début de la série, il n’y connaissait rien en bateau mais ce n’était pas un problème car j’avais lu tous les romans de Patrick O’Brian et d’Alexander Kent, qui sont des romanciers qui écrivaient sur la guerre maritime. Par exemple, le film Master and Commander est tiré du roman de Patrick O’Brian Jusqu’au bout de la terre. Il y a 24/25 romans sur le sujet tels que les romans sur l’amiral Bolitho d’Alexander Kent, je ne les ai pas tous lus mais presque. Ce sont des écrivains anglais qui parlaient de la marine tout en ayant une grosse documentation et c’est là que j’ai appris comment se déroulaient les batailles, les poursuites, une chasse. Ensuite, sur les bateaux proprement dits, j’ai ma documentation personnelle et grâce au modélisme naval et aux bouquins que j’ai achetés pour travailler sur la BD. Tous les bateaux anciens ont des monographies détaillées. J’ai parlé à Marc de faire une histoire sur un bateau, un peu comme Master and Commander, qui raconterait la vie à bord d’un bateau de guerre américain. J’ai tous les détails du bateau par sa monographie avec le nombre d’hommes à bord, comment il a été fabriqué, les comptes… Mais c’est pour après Les Pirates de Barataria.
Donc c’est vous qui avez demandé à Marc de faire une histoire maritime avec des pirates ?
Oui. En fait, avant de faire cette BD, j’ai eu un parcours avec des hauts et des bas comme tout le monde. Et je suis resté sur un relatif échec. Chez Glénat, on me proposait des scénarios. Il y a par exemple des projets que j’ai refusés comme Il était une fois en France…
Des regrets ?
Non. J’en ai discuté par la suite avec Sylvain Vallée. A l’époque, quand j’ai lu le scénario, j’imaginais un dessin hyper réaliste et très noir. Quand on voit ce que Sylvain en a fait, ça n’a rien à voir. Avec moi, ça n’aurait peut-être pas eu le même succès. On ne sait pas ce qui fait le succès d’un album. Le projet ne m’attirait pas plus que ça. Pour revenir à l’échec de ma dernière BD avant Les Pirates de Barataria, TNO, c’était un travail présenté par l’éditeur qu’on me proposait et j’ai adoré faire les trois albums de la série. La série m’avait paru très intéressante mais elle n’a pas rencontré son public. Donc suite à l’échec de TNO, et bien que j’ai eu un réel plaisir à faire cette série, j’ai contacté Marc Bourgne, que je connaissais depuis longtemps, pour lui proposer une histoire de pirates. J’avais les compétences navales et je connaissais le succès de L’Épervier de Patrice Pellerin. Des histoires de pirates telles que Barracuda ou Long John Silver de Mathieu Lauffray ne sont pas vraiment réalistes. Mathieu n’est pas un dessinateur spécialisé en bateaux. Il avait surtout envie de raconter une histoire de pirates, de même pour Jérémy dans Barracuda. Ce sont des histoires qui sont centrées sur les personnages et qui en plus se passent cent ans plus tôt. Je suis allé voir Marc en lui disant que dans le créneau « histoires de pirates avec bateaux très documentés », on n’était pas beaucoup. Il y avait bien Patrice Pellerin et Jean-Yves Delitte, qui commençait sa série Black Crow et qui s’était pas mal documenté, la série HMS également. Donc, j’ai demandé à Marc qu’il m’écrive une histoire de pirates. Et là, il me dit qu’il vient de lire un livre sur les frères Lafitte et que leur vie est un vrai scénario ! Ils ont libéré les Américains des Anglais, ils ont participé à la révolution mexicaine, etc. C’est une histoire toute tracée, il n’y avait qu’à broder dessus. C’est comme ça que l’aventure a démarré. Marc m’a dit qu’il n’y connaissait rien en bateau mais je lui ai dit de ne pas s’inquiéter, qu’on allait le faire ensemble au début. Maintenant il écrit lui-même les histoires et les sorties maritimes.
Si on comprend bien, l’éditeur vous ont dit banco dès le départ ?
Non, ils disent banco si ça marche, mais si ça ne marche pas ils arrêtent. La BD fonctionne comme ça maintenant. Si la série ne fonctionne pas et si c’était prévu en trois tomes, on vous dit qu’elle sera dans un premier temps tirée en deux tomes ou il n’y aura pas de suite. Toutes les séries qui durent ont trouvé leur public. Les trois premiers tomes des Pirates de Barataria ont été réédités sept fois, ce qui ne me laisse pas indifférent. En général, ce sont des impressions de 1000 exemplaires. Là, pour le cycle oriental, ils vont ressortir un coffret à 2000 ou 3000 exemplaires.
Vous faites les couleurs vous-même ?
Il y a eu trois coloristes sur les albums. Au début j’ai gardé ma coloriste qui travaille encore en couleur à la main. Il faut avouer qu’avec les bateaux c’est un peu compliqué. Les bateaux ont des codes couleur et, avec ce procédé, quand tu te plantes, il n’est pas possible de revenir dessus. Donc à partir du tome 4, je me suis orienté vers un autre coloriste qui travaillait sur ordinateur. Du coup, c’était mieux et plus pratique. Et depuis, pour les deux derniers albums, j’ai réussi à convaincre ma compagne de faire les couleurs, c’est pour moi bien plus pratique car je suis à côté d’elle. Le problème de travailler avec un coloriste, c’est que les modifications demandées ne correspondent pas toujours à ce que je voudrais. Comme ma compagne colorise les albums que je fais en noir et blanc, je peux tout de suite lui demander de rectifier si elle part sur un ton qui ne me convient pas. C’est rapide ! Elle met une journée à mettre en couleur une planche via l’ordinateur. Quand on se trompe, ça permet de modifier de suite. Quand Isabelle part mal sur une couleur pour une atmosphère et que je le lui fais remarquer, elle le fait dans la foulée. La plupart des coloristes travaillent sur ordinateur et les couleurs encore faites à la main sont réalisées par les auteurs qui font tout sur leur album et qui savent ce qu’ils veulent.
Ça ne vous a jamais intéressé de faire vous-même la couleur ?
Je l’ai fait. La plupart des couvertures sont de moi. Mais j’aime beaucoup le noir et blanc. En Italie, ils ont traduit l’histoire et ils l’ont sortie en petit format, genre manga, en souple et entièrement en noir et blanc. Franchement, c’est super beau ! J’ai toujours préféré mes planches en noir et blanc qu’en couleur.
Même le dessin a changé du premier au dernier album.
Sur une série, il y a toujours une évolution. On s’accapare sa série quelque part, donc les personnages changent. On le voit dans Blueberry. On crée un personnage, on le lance et petit à petit, en le maîtrisant de plus en plus, on lui fait subir de petits changements.
Est-ce qu’il vous est arrivé de modifier le scénario ?
Non, pas de changer le scénario mais il m’est arrivé de demander des changements pour des détails de bateaux.
Encore beaucoup de travail à venir pour la série ?
Encore trois ans à passer sur la série. Il reste trois albums à venir. En fait, c’est une série de fond. Il y a toujours un roulement de nouveaux lecteurs qui achètent par cycle en commençant par les quatre premiers, puis qui achètent les trois suivants puis les deux suivants et ainsi de suite ! C’est une série destinée à avoir une longue vie, c’est ce que nous disent l’éditeur et les libraires qui en vendent tout le long de l’année même sans nouveauté.
Un succès mérité ! Merci pour nous avoir accordé un peu de votre temps et de nous en avoir appris autant.
Propos recueillis par Florence Daubry, Marie-Claire Del Corte et Joël Leroy
Interview réalisée le 24 octobre 2015.
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