Double actualité en ce moment pour Emmanuel Despujol, entre sa reprise de la série Aspic pour un nouveau cycle nous plongeant au cœur de l’opéra et la poursuite de son oeuvre personnelle, Le Dixième Peuple. Présent à Saint-Malo pour le festival Quai des Bulles, nous sommes revenus avec lui sur son travail et le financement particulier de son projet.
Bonjour ! Votre actualité est chargée avec la sortie presque simultanée de deux albums. Est-ce que votre temps a été aussi serré qu’on peut le croire ?
Oui, j’ai réussi à faire les deux en 10/11 mois. J’ai commencé par Aspic puis j’ai fait Le Dixième Peuple. Aspic a été un petit peu plus long à démarrer parce qu’il y a d’abord eu des essais pendant l’été, on a pris du temps pour le story-boarder. A partir de septembre 2015 jusqu’à fin janvier dernier, ça a été assez intense. Après j’ai directement embrayé sur Le Dixième Peuple que j’ai fini fin juin-début juillet. Quand l’été est arrivé, j’ai marqué le coup, j’ai senti que ça avait été un peu rude.
Le fait qu’Aspic soit une reprise a-t-il ajouté de la difficulté ?
Non, pas vraiment, car le style de la série est assez proche de ce qui m’est naturel, c’est pour ça que Thierry Gloris est venu vers moi. Je n’ai pas eu à me forcer pour faire cet album. On va dire que j’avais la bonne pointure et que Thierry a bien choisi. Avec Corinne Bertrand (NDR : éditrice du label Quadrants), ils m’ont vraiment laissé tranquille, pour que je fasse comme je voulais. Je me suis mis tout seul des objectifs pour suivre un peu le style de Jacques Lamontagne, ce qui était une erreur puisqu’ils m’ont dit très vite que je devais me laisser aller. Dans l’histoire, il y a même un petit artifice pour que Flora, l’héroïne, change de look. Ça m’a permis de m’approprier le personnage, qu’elle grandisse un peu, qu’elle devienne un peu plus femme en changeant d’habits, avec une jupe fendue et pas de col jusqu’au ras du menton, etc.
Vous ne vous êtes donc pas forcé à reprendre les personnages au plus près de ce qu’on connaissait dans les premiers albums ?
Non, pas plus que ça. J’étais déjà content de reprendre cette série, et c’était vraiment le choix de Thierry de faire évoluer les héros et de profiter du changement de main pour que la transition soit un peu plus visible et que ça me permette de me les approprier.
Comment vous est arrivée cette proposition ?
J’ai croisé Thierry lors d’un festival, à Aire-sur-Adour en fin 2013, alors que je venais tout juste de sortir le premier tome du Dixième Peuple. Il était au bout de la table et, en fin de salon le dimanche, il est venu me voir pour me parler de ce que j’avais fait. Il avait trouvé ça pas mal, le style correspondait à ce qu’il cherchait et il m’a demandé si j’étais d’accord pour faire des essais. Moi j’étais très content, j’ai donc sauté sur l’occasion. Après tout a été très fluide, j’ai fait des essais qui lui ont plu, il les a envoyés à Jacques qui a apprécié, puis à Corinne Bertrand et Guy Delcourt. Tout s’est fait très agréablement et apparemment ça a plu. (rires)
Une fois lancé, tout s’est-il passé facilement aussi dans cette aventure d’époque ?
C’est déjà très rafraîchissant de changer d’univers par rapport au Dixième Peuple, j’ai beaucoup aimé ce changement de décors. Après, tout ce qui est architecture ne me fait pas peur, car j’aurais bien aimé être architecte il y a bien longtemps, donc ça caresse un vieux rêve qui me convient bien. Dessiner de belles façades, rechercher le côté historique en essayant d’être fidèle, je le fais déjà un peu dans une autre mesure avec Le Dixième Peuple. Ça me plaît de suivre fidèlement ces aspects pour que la série soit bien étoffée.
Avez-vous eu quelques échanges avec Jacques Lamontagne ?
Un peu. Il n’y en a pas eu tant besoin que ça, c’est surtout Thierry qui a géré l’histoire, en étant très présent au début, quand on a fait un story-board assez poussé. Il fallait bien baliser le démarrage. Sur le tome suivant, les choses sont beaucoup plus fluides, ça se passe plus facilement. J’ai moins de retours, c’est presque comme sur des rails, en tout cas j’en ai l’impression.
Vous avez finalement eu peu de temps pour vous approprier l’univers et les personnages ?
Oui, mais ça a été assez simple puisque je me suis créé mes propres barrières en essayant de suivre le style de Jacques. Une fois que j’ai décrypté les codes narratifs de Thierry, ça m’a donné un cadre qui m’a accompagné et dans lequel le trait avait sa place naturellement. Donc je n’ai pas eu à me forcer. Ça a été une alchimie agréable.
Connaissiez-vous la série avant de rencontrer Thierry ?
Non, pas du tout. Quand Thierry a ouvert mes bouquins, il ne savait pas ce que je faisais, ce qui était compréhensible puisque je n’avais fait qu’un album. Moi je le connaissais de nom mais sans savoir plus que ça. J’ai vite découvert Aspic et ce que Thierry faisait d’autre, et voilà. On s’entend bien, on a la chance de ne pas habiter trop loin l’un de l’autre, ce qui permet de se voir régulièrement.
Avez-vous fait beaucoup de recherches pour les décors ?
Comme le contexte est assez précis, il a même fallu fixer une date pour l’histoire, je ne crois pas que ça avait été le cas auparavant. Pour bien savoir dans Paris quel était le moment en question, alors que plein de choses étaient en construction à cette époque-là, c’était utile pour chercher quelle était précisément l’état de la construction de la Basilique de Montmartre ou du métro. Le scénario du tome 5 se passe à l’Opéra Garnier, il fallait savoir si les travaux du métro avaient commencé place de l’Opéra, et plein d’autres petites choses. Une anecdote : quand Thierry me dit « les héros sortent de la morgue et rentrent chez eux à pied », il m’a fallu chercher un bon moment pour savoir où était la morgue en 1895, la date qu’on a choisie pour positionner l’histoire. Ce n’était pas évident car, pour la petite histoire, c’était en transition entre la morgue qu’on connaît et qui était en construction et une qui était au bout de l’Île de la Cité, dans des bâtiments qui n’existent plus. Ils avaient installé la morgue dans des hangars ou je ne sais quoi, parce que c’était les débuts de la médecine légale. En attente du déplacement de la morgue entre l’actuelle et celle au nord de la ville où ils foutaient surtout les cadavres à l’eau, il y a eu ces bâtiments. Honnêtement, on ne s’en aperçoit pas dans l’album car on ne voit pas cette morgue, mais moi ça m’a permis de savoir à peu près où ils allaient à pied et de choisir une adresse à l’agence Aspic. J’aime bien quand tout est balisé. Quand je les fais se déplacer ou aller par exemple sur la place Saint-Michel, je sais pourquoi.
Est-ce que ce nouveau cycle, plus « parisien », a été plus facile à appréhender pour vous ?
Quelque part, je préfère l’ambiance que Thierry m’a proposée dans ce Paris-là que la précédente, j’aurais été moins à l’aise avec les vampires et tout ça. L’Opéra est quasiment un personnage à lui tout seul tellement il est extraordinaire, on le verra même encore plus dans le prochain tome. Dès la première case, c’est une claque avec un gros décor que vous aurez vite l’occasion de découvrir ! J’aime beaucoup l’architecture et le style de la fin du XIXème siècle. Parfois je m’aperçois même que je prends un peu trop mon temps sur les décors et, quand je regarde ma montre, je me dis que je ne peux pas passer autant de temps sur une planche…
Comment s’est passée la transition avec votre retour sur Le Dixième Peuple ? Pas trop rude ?
C’était autre chose. Mais, en fin de compte, comme je faisais l’histoire et les textes en même temps que le dessin, j’avais vraiment envie de raconter mon histoire. Le côté écriture était beaucoup plus présent que dans Aspic où je me faisais plaisir sur le dessin et j’adaptais les textes de Thierry. Ce sont deux approches différentes, mais je suis revenu sur des systèmes de mise en page différents aussi. C’est peut-être là que j’ai fait le plus attention, c’est à dire que j’ai essayé de ne pas rester dans le gaufrier d’Aspic qui est assez classique, avec les trois bandes et neuf cases de base, alors que c’est un peu plus fluide avec Le Dixième Peuple, avec des grandes cases, des cases en longueur, etc. J’ai donc un peu fait attention à ça, pour le reste je suis retourné à ce que j’avais déjà fait. J’ai quand même eu des recherches à faire, j’ai modélisé la ville en 3D parce que je voulais qu’elle soit cohérente quels que soient les plans. J’ai travaillé tous les personnages secondaires aussi, il a fallu que je les définisse en amont. Ce sont des travaux que je faisais pendant Aspic, entre deux, quand j’avais un peu de temps ou en festival. Quand j’ai commencé à dessiner le tome 3 du Dixième Peuple, tout était prêt. Les textes étaient écrits, j’avais même commencé à story-boarder, tout s’est fait très facilement. C’est pour ça que j’ai pu le faire aussi vite, sinon ça m’aurait pris plusieurs mois.
Actuellement, une campagne Ulule existe pour cet album, nous invitons d’ailleurs tout le monde à aller la découvrir et y participer via ce lien. Que pouvez-vous nous dire de ce mode de financement ?
En fin de compte, comme pour le tome 3, cette campagne va permettre au tome 4 d’exister. On y propose un tirage spécial, numéroté, avec dos toilé et cahier graphique, bref une édition différente de celle qui sortira aux éditions Paquet. En fonction des résultats, Paquet sortira ensuite en librairie un tirage « classique » qui sera comme pour les précédents. Ce fonctionnement permet à la série de se poursuivre car on va dire que les chiffres de ventes n’incitent pas l’éditeur à continuer. Moi ça me permet de lui forcer un peu la main. D’un point de vue pratique, ça permet de trouver le financement correspondant à l’avance sur droits via Ulule, tandis que je préserve tous mes droits chez Paquet dès le premier album vendu. Les souscripteurs, eux, soutiennent la série et peuvent avoir un album qui ne sera pas commercialisé dans cette forme. Ou très peu puisque certains libraires participent, mais la précommande sur Ulule est à un prix préférentiel.
Pensez-vous que ce type de financement peut se généraliser ?
Ah, le sujet est d’importance ! (rires) Honnêtement, ça intrigue les auteurs, les éditeurs et les libraires, et pas qu’en bien. La formule que j’emploie, et qui est différente de ceux qui ne font que de l’auto-édition, c’est que moi je continue à travailler avec un éditeur. Ça me permet d’avoir une visibilité en librairie que n’a pas quelqu’un qui fait de l’auto-édition, à moins de faire tout le boulot de diffusion que je ne voulais pas faire. Quand les éditions Paquet m’ont dit que ce serait difficile d’envisager un tome 3, parce que les ventes n’étaient pas celles qu’on escomptait, j’ai trouvé ça dommage car j’avais de bons retours en festivals et des critiques plutôt bonnes. J’avais envie de tenter le coup avec Ulule, tant pis si ça ne fonctionnait pas. Paquet m’a alors dit que si je faisais ça, ils voulaient bien sortir l’album ensuite, ça s’est fait comme ça. Après, je n’espère pas que ça va se généraliser, mais ça donne une alternative et un nouveau schéma commercial. La campagne du tome 3 a été financée avec 205 souscriptions là où mon éditeur m’a dit que 3000 albums c’était tout juste. Ça met en perspective les chiffres qui permettent à un album d’exister. Ulule n’est pas une fin en soi, mais ça laisse une chance à une série. Ou ça redonne une chance car j’espère toujours que la série va démarrer, qu’elle touchera un nouveau public, peut-être celui qui va me découvrir avec Aspic. Ce serait évidemment plus confortable de ne travailler qu’avec des éditeurs, je pourrais me consacrer à mon travail d’auteur à 100%. Si je n’y arrive pas, je consacrerai peut-être plus de temps à des campagnes, peut-être que j’envisagerai un boulot d’auto-éditeur… Je suis incapable de dire quelle est la bonne solution, mais heureusement que celle-ci existe actuellement. Juste pour terminer, si tout le monde se met sur Ulule, ça n’aura pas le même résultat, ça étouffera l’idée. Ça s’inscrit dans le panel des possibilités, mais je sais qu’il y a des éditeurs qui voient ça d’un très mauvais œil et qui pointent du doigt ceux qui vont sur Ulule, mais il y a beaucoup d’intervenants entre l’auteur et l’éditeur qui prennent beaucoup d’argent. Est-ce que c’est justifié, je ne sais pas. Je ne tape pas sur les éditeurs car ils sont assez importants et ils font un travail intéressant, les libraires font un travail indispensable, entre les deux ça reste discutable.
Merci beaucoup et rendez-vous sur Ulule !
Merci à vous.
Propos recueillis par Arnaud Gueury et Nicolas Vadeau.
Interview réalisée le 28 octobre 2016.
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