À l’heure de l’internationalisation du marché de la bande dessinée, il est aisé d’imaginer des auteurs et des éditeurs dans tous les pays du monde. La triade USA/France-Belgique/Japon a depuis quelques années été dépassée. L’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Europe dans son ensemble se sont pris de passion pour le 9ème art et ont participé au renouvellement du genre.
Parmi tous ces artistes qui émergent aux yeux des lecteurs, il est une nation qui vit au rythme de la bande dessinée depuis 90 ans : la Roumanie. Quelques auteurs font aujourd’hui les beaux jours des maisons d’éditions francophones : Augustin & Dan Popescu (Les Carnets secrets du Vatican, Soleil), Ileana Surducan (Le Dompteur de chaises, Makaka), Cristian Pacurariu (Assassin, Soleil), Alex Talamba (Sidi Bouzid Kids, Casterman)… Ces quelques auteurs sont des descendants d’une histoire rythmée et chaotique, un peu à l’image de l’histoire roumaine, ils sont aussi les porte-drapeaux d’un vivier de talents qui ne perd jamais une occasion de s’exprimer.
1924 – 1953 : Les prémices de la BD en Roumanie
Le 18 février 1924 au matin, Haplea voit le jour dans le journal Dimineata Copiilor. C’est le premier personnage de bande dessinée roumain. C’est à ce jour le plus vieux puisqu’il apparaît encore et toujours dans les pages de l’hebdomadaire de Craiova Indiscret. Ce personnage sera accompagné de bien d’autres dans les années à venir, dessinés par Marin Iorda et Pascal Radulescu entre autre.
La seconde guerre mondiale vient mettre un terme à ce premier essor. Entre la libération soviétique et l’installation du régime communiste, les enfants roumains connaîtront une dernière bouffée bédéphile à Noël 1944 avec la revue Covorul Fermecat qui publie un numéro spécial avec les plus grands héros américains : Mickey Mouse, Pluto, Popeye, Tarzan, Zorro, Buffalo Bill… L’euphorie est bien courte, Staline considère la BD comme un des symboles de la décadence capitaliste et l’interdit.
Il faut attendre la mort du Petit père des peuples en 1953 pour que revive une passion que certains conservaient précieusement en toute discrétion.
1953 – 1981 : Un amour de Pif
Les liens culturels qui unissent la France et la Roumanie ne sont plus à démontrer et, au début des années 50, les deux pays se découvrent une passion commune : la BD et plus particulièrement Vaillant – Pif Gadget. Les premiers numéros arrivent clandestinement, par valise diplomatique. C’est attesté par un édito du 8 octobre 1950 dans le journal Vaillant, à la rubrique du courrier des lecteurs : « Parmi les multiples demandes de cartes de correspondants reçues ces dernières semaines, il en est une qui nous a particulièrement fait plaisir. Devinez d’où elle nous vient? […] de Roumanie… »
La diffusion s’officialisera et s’institutionnalisera après 1953 et les auteurs roumains pourront eux aussi faire de la bande dessinée. En 1954, Radu Duldurescu publie la première bande dessinée dans la revue Cravata Rosie. Dans les premières BD post-staliniennes, on retrouve le style graphique et scénaristique de Vaillant. Les auteurs roumains s’inspirent grandement de leurs grands frères français. Des visites entre les rédactions s’organisent : les roumains visitent Vaillant, rue de la Fayette, des étoiles dans les yeux : « ravissante », « La porte s’ouvre, et tu attends qu’apparaisse, derrière elle, Pif ». Petre Ghelmez, le rédacteur-en-chef adjoint du magazine nouvellement créé pour les enfants, Cutezătorii, en devient lyrique ! La star du moment se nomme Arnal et, quand il arrive à Bucarest pour une visite officielle avec les différents directeurs du journal, il est assailli par une foule d’enfants qui veulent tous rencontrer le papa de Pif.
Avec le transfert de Pif de L’Humanité à Vaillant en 1952, c’est une histoire d’amour qui commencera avec la Roumanie et les enfants roumains. Ils sont des milliers à avoir participé – et gagné – aux multiples concours organisés par la rédaction et tous autant à s’être armés d’un dictionnaire bilingue pour déchiffrer les calembours de ce bougre de Hercule, les facéties d’Arthur le fantôme, les aventures de Dr Justice mais surtout de Rahan.
Pif Gadget gardera toujours la primeur des enfants. Serait-ce parce qu’elle est rare ? Ou parce que ses dessinateurs ne sont pas asservis à un discours partisan ? Elle sera toujours préférée à Cutezatorii, Luminita ou Racheta Cutezatorilor, toutes ces revues jeunesses issuent de Casa Scantei (la maison de la Presse du Parti Communiste Roumain).
Aussi endoctrinées soient-elles, ces revues permettent à des dessinateurs roumains de publier. Puiu Manu est l’un d’entre eux, il reste l’un des plus grands auteurs de BD roumains qui continue de publier alors qu’il est toujours aussi fringant à 86 ans ! C’est dans ces mêmes revues, à la fin des années 70, que Sandu Florea fait ses classes et qu’il se fait remarquer. Après quelques tentatives éditoriales indépendantes après la révolution de 1989, il émigrera aux Etats-Unis. Il travaille depuis pour DC et Marvel : sa bibliographie compte Batman, Captain America, Conan, X-Men…
Dans un secteur qui a souvent été l’apanage des hommes, il faut noter le parcours de Livia Rusz. Native de Cluj et d’origine magyare (la Roumanie compte une importante communauté hongroise), Livia Rusz publie sa première bande dessinée en 1959 dans le journal Napsugar (en hongrois). Son style particulier reste inimitable et elle fera une double carrière en Roumanie et en Hongrie où elle vit encore à l’heure actuelle.
1981 – 1991 : La fin de l’Epoque d’Or
Au début des années 80, le régime communiste s’enfonce dans une crise économique sans précédent. La Roumanie est au bord du défaut de paiement et il faut résorber la dette extérieure. Parmi le coup de sabre dans les importations, on trouve évidemment les revues pour la jeunesse. Pif Gadget n’arrive plus à Bucarest. Un mythe est en train de se construire. Les lecteurs deviennent collectionneurs et prennent part à une course frénétique pour compléter leur collection. On ne va plus chez le kiosquier, on fouille chez l’antiquaire. Pif devient une légende.
La première génération qui a grandi avec Pif se sent des fourmis dans les mains et des phylactères plein la tête. Ils ont été encouragés en 1970 par le concours « Les aventures de Minitehnicus » co-organisé par Pif Gadget et Cutezatorii et les prix leur ont été remis par Arnal. Ce souvenir les marque à jamais. Certains des gagnants vont créer PEUR, une revue de BD en français dont un seul numéro sera publié. On retrouve dans l’ours : Mircea Arapu, Valentin Tanase, Sorin Anghel et Traian Marinescu.
Les premières BD adultes voient aussi le jour : Poarta (1984) de Viorel Pîlirgas.
Le paysage éditorial est bouleversé au lendemain de la révolution de Noël 89. La fin du communisme offre un regain de vitalité et de nombreuses publications voient le jour. Nicolae Frânculescu, auteur, et Sandu Florea, dessinateur, se lancent dans l’aventure éditoriale. Ils publient la première revue indépendante de bandes dessinées de Roumanie, Carusel.
Dans l’effervescence éditoriale du début des années 90, Nell Cobar (directeur) et N.Nobilescu (directeur artistique) créent et publient « une gazette pour tous les enfants » qu’ils appellent Mihaela, comme le personnage de dessin animé inventé par Nell Cobar.
Jurnalul SF fut le seul hebdomadaire de « culture SF, horreur et fantasy ». Réalisé intégralement par deux jeunes fans de science-fiction, il a représenté, pendant 4 ans, la principale rampe de lancement pour quelques-uns des plus grands créateurs et illustrateurs de SF, notamment des dessinateurs de BD.
Ces revues sont malheureusement rattrapées par la réalité économique et ne survivent jamais plus de quelques années. Certains auteurs choisiront d’émigrer. Mircea Arapu et Traian Marinescu s’installent à Paris et Mircea réalisera le rêve de sa vie en entrant à la rédaction de Pif Gadget. Il reprendra entre autre le personnage de Arthur le fantôme de Cézar. Sandu Florea part pour New York. Les autres resteront en Roumanie sans pouvoir se consacrer à plein temps à la BD.
C’est à cette époque, alors que la BD roumaine est un peu moribonde, qu’est créé le premier Salon International de la Bande Dessinée de Roumanie. Pendant quelques années, il est itinérant et pose ses valises à Bucarest ou à Brasov puis il prend ses habitudes à Constanta sur les bords de la Mer Noire. Depuis 24 ans, il a accueilli les plus grands auteurs roumains et franco-belges : Sandu Florea, Lewis Trondheim, Pierre Pascal, Benoît Peeters, André Julliard, Puiu Manu, Alex Talamba…
Et aujourd’hui ?
Le dynamisme et la qualité des auteurs roumains ne sont pas passés inaperçus. En 2004, la Roumanie est invitée d’honneur du Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême. Elle a aussi le droit à son article dans L’histoire mondiale de la Bande Dessinée de Claude Moliterni.
Le marché de l’édition n’est malheureusement pas très vivace mais les nouveaux formats et le web en particulier laissent une plus grande liberté d’expression. Des web-comics apparaissent régulièrement et de nouveaux auteurs s’y font remarquer. On peut dénombrer une trentaine d’auteurs réguliers mais sûrement plus d’une centaine ayant au moins une publication à leur actif. Il n’y a pas de comparaison possible avec la France mais le nombre de publication est en permanente progression. Depuis quelques temps, les auteurs font appel au crowdfunding pour publier leurs albums et les lecteurs attentifs n’hésitent pas à les soutenir.
Cette nouvelle génération qui n’a pas plus de 30 ans est tirée par quelques fers de lance :
Harap Alb Continua !, l’aventure un peu folle d’une revue bimestrielle qui a vu le jour à la fin de l’année 2012 et tirée dès le premier numéro à 10 000 exemplaires ! Mihai Ionascu et son équipe reprirent le conte traditionnel de Harap Alb popularisé par Ion Creanga, une épopée héroïque où le personnage principal doit affronter le mal incarné par de nombreux personnages qui lui barrent la route dans sa quête de la fille de l’Empereur Rouge. Après 4 numéros où les auteurs ont repris le texte original, la revue voit plus loin et imagine les aventures des personnages secondaires du conte pour que l’histoire continue (d’où le titre de la revue Harap Alb Continua!) dans un univers heroic fantasy inspiré de légendes daces et traces mais dans la plus pure tradition comic US. Le numéro 11 est sorti le 15 juin.
Revista Comics attend son numéro 21. Sur le web et en format papier, elle réunit la crème de la BD roumaine : chaque numéro est un best-of du moment, une sélection des meilleurs auteurs et des meilleures histoires à venir.
On compte une dizaine d’albums de BD par an. 2013 fut à ce propos une année record et 2014 s’annonce bien. Serban Andreescu travaille avec les éditions Adenium de Iasi et, en deux ans, il a sorti trois albums pour la jeunesse adaptés de la littérature traditionnelle roumaine (Ion Creanga, Caragiale). Maria Surducan et Robert Obert ont eu recours à l’auto-édition et au crowdfunding, la première a publié en 2013 Praslea cel Voinic si Merele de Aur, quand le second vient de publier le roman graphique post-apocaliptique Profetia Urbana.
La BD en Roumanie ne vit pas que sur le papier ou sur les tablettes. Les festivals rythment régulièrement la vie artistique. Derrière l’indétrônable salon de Constanta qui vit sa 24ème édition, on trouve trois salons à Bucarest (Salon Européen de la BD, East European Comic Con, Bucuresti Comic Fest), un à Sibiu (Festival International de la BD de Sibiu) et un à Iasi (Iasi Comic Fest), tous sont apparus depuis quelques années et attirent les fans en très grand nombre.
François Montier
Festival International de Bande Dessinée de Sibiu
Remerciements sincères à Dodo Nita
Sources :
« Dictionarul Benzii Desenate din Romania », Dodo Nita, Virgil Tomulet, Editura MJM Craiova
« Pif en Roumanie », Dodo Nita, en cours de publication.
A lire : « Dictionnaire de la bande dessinée roumaine » Dodo Nita & Mircea Arapu, Edition Taupinambour, 2010
« Quand je serai grand je ferai Pif », Mircea Arapu, édition ABC 2013
Retrouvez dans notre galerie quelques photos supplémentaires :
• Couverture de Cutezatori avec Minitehnicus et Pif dessiné et signé par Arnal
• « Aventurile lui Mac » réédition des planches de Livia Rusz publiée entre 1966 – 1976
• « Calugareni » des. Sandu Florea 1977
• Batman n°705, sc&des Tony S. Daniel, encrage Sandu Florea, Février 2011
Plus quelques photos des festivals de Sibiu et Constanta de 2013 et 2014 avec les auteurs les plus marquants de la scène roumaine
Crédits Photos :
http://benzidesenateromanesti.blogspot.ro
http://revistacutezatorii.blogspot.ro
Festival International de Bande Dessinée de Sibiu
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