Dessinatrice d’un album passionnant et remarqué sur Marion Barbara « Joe » Carstairs, intitulé Joe la pirate, Virginie Augustin était présente à Quai des Bulles en cette fin d’octobre 2021. L’occasion pour nous de solliciter une entrevue pour évoquer cette biographie singulière et son travail avec le regretté Hubert.
Bonjour Virginie, merci d’avoir accepté cet entretien.
Merci à vous, ça fait super plaisir !
Nous sommes avec Hubert, également [en marionnette posée sur la table, clin d’œil à ce dernier album].
C’est ça.
Première question toute bête, quand est né cet intérêt pour le personnage de Joe Carstairs ?
Je ne suis pas très douée en dates, donc c’était il y a déjà un certain temps. C’est arrivé assez rapidement après Monsieur désire ?, sur lequel on avait déjà travaillé ensemble avec Hubert. Assez rapidement, il me dit « je suis tombé sur un truc, je pense que ça peut t’intéresser ! ». Je sais que lui avait trouvé ça super intéressant. Il m’en a fait part, m’a expliqué… Ça faisait un petit moment déjà que je voulais faire un album sur des aventures lesbiennes et il m’a dit « je crois que ça remplit toutes les cases, on a trouvé ce qu’il faut ». Quand il a commencé à m’en parler, j’ai dit banco, bien sûr. Donc c’était il y a au moins 4/5 ans, je pense.
Est-ce que vous êtes intervenue sur certains points du scénario avec lui ?
Non non, vous rigolez ou quoi ? Ce qui était assez formidable en bossant avec Hubert, en fait, c’est qu’on travaillait en aller-retour… généralement, la première chose, c’était « est-ce que ça t’intéresse ? » suivi d’un « ah oui, à fond »… alors, là, il a commencé à travailler sur le script, il m’a envoyé une première version du script, j’ai trouvé ça super, et après on est entrés un peu dans les détails de savoir quelles séquences pouvaient être un peu plus problématiques, un peu plus à travailler. Généralement, de lui-même, il disait déjà « je n’ai plus envie de faire celle-là » ou « je pense que celle-là n’est pas utile donc j’ai remplacé, j’ai modifié… ». Il travaillait énormément ses scripts. Troisième version : il m’a viré une séquence que j’aime beaucoup, je lui ai demandé de me la remettre ! Ce qu’il a fait. Voilà, on a travaillé comme ça. Tout le script au ping-pong.
C’est une biographie avec certaines libertés, vous l’annoncez au début de l’album. Est-ce que le fait de traiter d’un personnage qui a existé met une pression supplémentaire par rapport à un personnage fictif ?
Hum… Le gros avantage, en fait, c’est qu’elle soit décédée. Et c’est une Anglo-américaine donc il est probable qu’en France les gens s’y intéressent peu. Cette femme est parfaitement inconnue, en fait, en France. Je pense qu’elle n’est pas très connue non plus en Angleterre et aux États-Unis. Donc vraiment, ça donne une certaine liberté. Et, en plus, on l’a intitulé La Vie rêvée… je ne sais plus si c’est le titre qu’on a gardé…
La Vie rêvée, oui.
Oui, c’est ça. En fait, c’est quelqu’un qui a complètement créé sa vie, ce qui nous permettait, nous, de prendre certaines libertés, sans doute, par rapport à la réalité… parce qu’on n’a pas tous les éléments. Il y a beaucoup de choses qui sont racontées qu’on a supposées, pour lesquelles Hubert s’est dit que ça pouvait coller. Ca nous permettait aussi d’aller vers ses envies à lui. Et puis on pense – enfin moi je pense, avec Hubert on n’a pas eu tant le temps de parler de ça – mais je pense aussi que c’est quelqu’un qui prenait une certaine liberté avec sa propre existence. Elle avait toujours peut-être un peu tendance à se donner le beau rôle ou à se raconter plus merveilleuse qu’elle n’était, et on trouvait que c’était justement quelque chose de très intéressant sur ce personnage. C’est sa flamboyance, et cette flamboyance, elle n’existe que quand on arrive à se sublimer et à se raconter ainsi.
Donc c’est un parfait personnage de BD !
Ah oui ! Là, ça ne pouvait pas mieux tomber. Mais la plupart des éléments qui sont racontés sont des vérités absolues puisqu’il existe des photos, des articles et même des films où on la voit faire notamment des courses de bateaux, la rencontre avec la Duchesse et le Duc de Windsor… Tous ces éléments-là, il se trouve qu’historiquement on peut trouver des traces.
J’ai l’impression que vous en jouez également pas mal, du fait qu’on ne la connaisse pas, parce même sur la couverture, on pourrait se dire « est-ce que ce n’est pas la dame de dos ? ». C’était peut-être fait exprès…
(Rires) Pour moi, c’était une évidence parce que j’avais le personnage en main depuis un certain temps mais c’est vrai que, rétrospectivement, je me suis dit qu’on pouvait se demander qui était la fameuse Joe la pirate sur cette couverture où deux femmes sont représentées, l’une plus féminine que l’autre…
Pourquoi avoir choisi le noir et blanc ?
Alors, le noir et blanc, c’est venu de deux envies. L’album que j’ai fait précédemment est un Conan le Barbare, pas quelque chose dans le même style mais qui a eu la possibilité d’avoir une édition en noir et blanc, chez Glénat, e j’ai absolument adoré travailler de cette façon et m’apercevoir que le livre, une fois terminé en noir et blanc, fonctionnait très bien. Je me suis dit que j’aimerais bien pousser encore un peu plus loin ce travail. Donc très rapidement, j’en ai parlé à Hubert. Il se trouve qu’avant de me présenter Joe, Hubert avait évoqué un autre projet pour lequel le noir et blanc était une évidence. Donc c’était peut-être mon envie du moment mais c’était très signifiant donc assez vite je me suis dit qu’en noir et blanc, ça suffisait. Et rétrospectivement, je me dis que si on avait mis de la couleur, on aurait eu quelque chose de très cosmétique. Je ne suis pas sûre que la couleur aurait apporté grand-chose. Seulement un embellissement. Moi, je voulais un noir et blanc très fort.
Et ça renforce le côté épuré. On a l’impression que vous avez recherché une simplicité de lecture, ce qui doit en même temps être très difficile à faire… Quand on regarde une planche, les traits, on a l’impression que ça va à l’essentiel. J’ai lu et feuilleté plusieurs de vos albums, notamment Monsieur désire ?, mais ici, graphiquement, j’ai adoré, c’est vraiment mon préféré de vous…
Merci.
Cette simplicité…
C’était le but. C’était vraiment le but. D’avoir une certaine radicalité. De ne plus aller à la fioriture, d’aller au maximum à la construction et à la signification d’une case et d’un dessin dans une case.
Clairement, le noir et blanc renforce tout cela.
Plus le fait que l’avantage, ici, est que ça se passe sur tout le XXe siècle pratiquement, puisque Joe est née en 1900 et décédée en 1993. Durant la plus grande partie de sa vie, tout ce qui était filmé était en noir et blanc, donc il y a aussi un petit clin d’œil par rapport à ça. On avait en tête, quand on bossait avec Hubert, un film dont on est fan tous les deux, Certains l’aiment chaud. Une patate absolument incroyable… et en noir et blanc ! Une vraie modernité.
Donc ça coulait de source…
Ça coulait complètement de source !
Cet album est très volumineux. Ça vous a pris combien de temps ?
Je crois que ça a pris un peu plus de deux ans. Il fait 200 pages à peu près. Il doit y avoir 180 planches de BD.
J’ai également vu dans une interview que vous évoquiez une influence d’Hergé, un personnage un peu à la Tintin…
Oui !
C’est aussi une des vos inspirations ?
De façon générale, pas du tout, parce qu’autant je les ai lus très jeune, sans doute les premières lectures de bande dessinée comme beaucoup de monde, mais je n’aime pas Hergé. Je ne fais pas partie des gens qui sont bouleversés par son trait. J’y trouve quelque chose de très rigide et de coincé qui me déplaît. J’ai toujours préféré Uderzo, par exemple, ou Franquin. Mais, de la même façon que je parlais du noir et blanc par rapport à cette période, il se trouve que c’est l’époque où est arrivé Tintin… et ce récit d’aventure… parce que c’est un récit d’aventure en fait, Joe… sa vie est une aventure. Donc j’avoue que quand j’ai vu les pages où elle part à la chasse au léopard en Inde… vous voyez tout de suite Tintin ! Il n’y a rien à faire, je voyais carrément une case précise d’Hergé.
Tintin au Congo en noir et blanc.
Tintin au Congo ou même Le Lotus bleu, je crois, qui se passe en partie en Inde si je ne dis pas de bêtises.
Les Cigares du Pharaon, juste avant, oui.
Oui ! Donc voilà, je voyais ces images-là. C’est ce qui a imposé assez rapidement cette espèce de travail de ligne claire pour retrouver ce clin d’œil à cette période-là… à la naissance de la bande dessinée, aussi, d’une certaine façon.
Alors moi qui suis très ligne claire, pour le coup… j’aime beaucoup Hergé…
Han, comment vous faites ? Beuh ! (rires)
Justement, je trouve que ça vous amène des nouveaux lecteurs aussi de ce point de vue-là car ce n’est pas une référence à laquelle on pense quand on vous voit et là, ça m’a sauté aux yeux. On dirait Tintin ! Mais effectivement, en moins rigide, plus élancé. C’est un peu du Hergé des débuts, en noir et blanc, mais quand même avec une souplesse de trait. Lui, c’était effectivement très raide au départ…
Je ne remettrai jamais en question… c’est vraiment une question de goût. Je pense que l’impact d’Hergé en bande dessinée est juste démentiel ! Même son style… c’est-à-dire que c’est quand même fabuleux d’avoir n’importe quel dessin de lui qu’on puisse analyser immédiatement. C’est vraiment fou ! Mais je sais que l’autre référence que j’ai… que j’avais une dizaine d’années dans les années 80… c’est Chaland ! C’est la personne qui a complètement repensé Hergé ! J’étais absolument dingue de ce que faisait Chaland. En plus, ses nanas étaient super mignonnes et j’avoue que c’est une autre référence, plus tardive, mais qui a carrément nourri cette ligne claire. La ligne claire me pose problème parce que je pense que je n’en ai pas le caractère. Il faut être assez clair dans sa tête pour arriver à faire de la ligne claire et ce n’est pas mon cas. Donc voilà, c’était une limite que je m’étais posée. Une sorte de discipline que je m’étais posée pour cet album.
En fonction de vos albums et de vos collaborations, on a vu que vous êtes amenée à changer aussi un peu de style graphique. Est-ce qu’il y en a un que vous appréciez particulièrement ou est-ce que vous aimez jongler ?
J’aime jongler ! C’est vraiment ma passion. Au début, c’était très problématique, je me disais : « je n’ai pas de style ». En bande dessinée, généralement, on reconnaît un dessinateur ou une dessinatrice à sa façon de dessiner, c’est comme une écriture. Et moi, je n’en ai pas. Donc moi je me définis clairement aujourd’hui comme caméléon. Au début, c’était une souffrance. Maintenant, c’est une acceptation et même une volonté. C’est-à-dire que j’aime changer… en espérant un jour trouver quelque chose qui m’amènera moi à me dire « c’est bon, j’ai trouvé ! ». Mais je pense que quand ça arrivera, j’aurai terminé. Donc bonne chance pour que ça change !
C’est vrai que si on vous demande ce qui vous ressemble le plus, il faut donner trois ou quatre albums !
C’est à peu près ça. Ce qui me ressemble le plus, je pense que ce sont les thèmes qui sont abordés, pas le dessin. Je me définis rarement comme autrice, je me définis souvent comme dessinatrice et je pense que c’est plus, effectivement, sur les thèmes abordés.
Par exemple, dans Monsieur désire ?, le personnage principal est un dandy provocateur ; ici, Joe appartient à la haute société…
C’est un dandy provocatrice ! (rires)
Oui, c’est un peu le même genre ! C’est un monde qui vous parle plus qu’un autre ?
Ça, c’était aussi un des intérêts d’Hubert. Il a toujours aimé les oppositions. Les oppositions de genre, les oppositions sociales, les oppositions entre les mondes et le moment où ils se rencontrent. Et c’est vraiment ce qui se passe dans Monsieur désire ?, c’est sans doute moins ce qui se passe dans Joe mais il se trouve que Joe est en quelque sorte le mix des personnages précédents, une sorte de mélange d’Édouard et de Lisbeth [de Monsieur désire ?]. De Lisbeth, elle a uniquement gardé le sexe féminin, et d’Édouard le caractère à chier ! C’est sans doute le moins représentatif du travail d’Hubert, Joe la Pirate… Est-ce le fait que ce soit une biographie ? On est vraiment parti dans l’idée de faire champagne… des bulles, de l’éclate, vraiment quelque chose de très très marrant, de prendre une seule face. Mais on avait quand même ce côté-là chez Joe, par exemple quand elle achète une île dont elle devient la cheffe incontestée, la reine. C’était amusant de voir aussi comment cette femme qui était quelqu’un de très libre et de très entrepreneur… entreprenante aussi, d’ailleurs… finalement devenait carrément chiante en interdisant des choses qu’elle s’autorisait complètement ! En interdisant tout aux gens qui travaillaient pour elle ! C’était assez rigolo. Toujours ces oppositions de monde qui intéressaient Hubert et qui moi m’intéressaient dans son travail, et c’est pour ça qu’on travaillait ensemble aussi.
Finalement, cette histoire-là, elle se passe presque dans notre époque, mais généralement, vous aimez bien les époques un peu plus reculées, victorienne ou autre…
J’ai du mal avec le contemporain.
La société actuelle…
Pas la société. La représentation du contemporain. Je n’y arrive pas. Quand on veut représenter ça, je trouve qu’il faut vraiment être très affuté, observer… Pourtant j’observe les gens ! Je dessine des gens dans la rue et tout, mais je suis incapable, par exemple, d’imaginer les fringues des gens. Quand je dois le dessiner, je n’y arrive pas. Tandis qu’effectivement, avec de la documentation, dans ces époques-là, quelles qu’elles soient, du XVIIIe siècle à l’époque médiévale, j’ai une plus grande capacité de projection. C’est curieux.
Vous utilisez beaucoup de documentation ? Des cartes postales ? Des illustrations d’époque ?
Ce qui est génial aujourd’hui, c’est qu’on n’a plus besoin d’aller en bibliothèque. Avec Google, on trouve tout. Et plus encore. Sur Joe, c’est hallucinant ce que j’ai pu trouver. Avec ce qu’Hubert m’avait fourni, qui était déjà très impressionnant… j’ai même trouvé les plans des moteurs. Dingue !
Pour les personnages, vous ne faites pas comme les auteurs ligne claire, justement, en « prenant la pose ! » ? (rires)
Non (rires). Généralement, je fais ça avec mes mains. J’ai rarement des soucis avec les mains mais de temps en temps, il y a quand même des trucs… donc je fais des photos. Mais sinon je n’utilise pas ça, non.
Donc, ça se passe dans votre tête, pour la mise en scène…
Ça se passe avec la sueur, en faisant des boards et en faisant des recherches. Je ne fais pas énormément de recherches. J’ai la bêtise de faire des recherches en cours de route. Je commence les albums et je fais mes recherches en même temps, ce qui n’est pas très malin !
Justement, quand on cherche un album aussi épuré que celui-là, est-ce que ce n’est pas plus difficile ?
C’était un challenge ! C’était un vrai challenge, parce que ce n’est vraiment pas ce vers quoi je vais naturellement, mais j’en avais besoin. Aujourd’hui, cet album me nourrit pour les projets suivants. Ce n’était pas habituel, ça m’a obligée à me poser beaucoup de questions, à trouver des réponses et ça, c’était passionnant !
J’ai adoré le lire en tout cas ! Je n’ai pas encore lu toute votre œuvre…
Attendez, les prochains vont être super ! (rires) Je pense que j’ai des choix très éclectiques dans beaucoup de choses, et justement, mes choix… ça ne me dérange pas que des gens ne lisent pas tout ce que je fais, tant qu’ils en lisent un parce que celui-là leur plaît ! Parce que cette histoire-là, ce monde-là, ce dessin-là, leur a donné envie. Ça, ça m’intéresse.
Vous travaillez donc sur autre chose en ce moment ?
Oui ! Oui oui ! Quelque chose de différent.
Plus trop biographique ? Complètement autre chose.
Non, complètement autre chose. (rires) J’aime bien passer de complètement autre chose à complètement autre chose, donc je suis en train de travailler sur un Valérian vu par…
D’accord !
Il y en a déjà deux qui sont parus chez Dargaud, celui qu’avait fait Manu Larcenet et celui qu’avaient fait Mathieu Lauffray et Wilfrid Lupano, et là j’ai le très grand honneur de travailler avec Pierre Christin.
Ça doit vous occuper pas mal en ce moment.
Effectivement ! Et puis avec un dessin à nouveau différent.
Vous dessinez souvent à partir du texte des autres mais vous avez déjà montré votre talent sur Conan…
C’était fastoche, c’était une adaptation !
Une adaptation mais vous êtes créditée à l’adaptation et donc au scénario. Vous pourriez faire un album entier ?
J’adorerais ! Je ne sais pas encore. Je n’ai pas trouvé le sujet.
En tout cas, ce n’est pas exclu.
Pas du tout ! J’aimerais beaucoup. En plus, maintenant, effectivement, que j’ai perdu un scénariste avec qui j’ai beaucoup travaillé, il va falloir que je me débrouille un petit peu aussi pour trouver des choses. Parce que des scénaristes talentueux qui proposent des projets passionnants, il y en a beaucoup, je trouverai toujours des choses fabuleuses en fait. Mais je ne crois pas avoir rencontré encore de scénariste qui amène des sujets qui me soient aussi personnels que ceux d’Hubert.
Il faut une alchimie…
Complètement.
On a hâte de lire les prochains albums.
Moi aussi !
Encore merci pour celui-là !
Propos recueillis par Nicolas Raduget.
Interview réalisée le 29 octobre 2021.
Toutes les images sont la propriété de leurs auteurs et ne peuvent être utilisées sans leur accord.
Réagissez !
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