En cette fin d’année 2019 vient de débarquer en librairie Jusqu’au dernier, un titre qui postule parmi les meilleures sorties de celle-ci. Présents au festival Quai des Bulles de Saint-Malo pour présenter leur ouvrage en avant-première, Jérôme Félix et Paul Gastine ont accepté de répondre à nos questions avec une bonne dose de complicité. Rencontre.
Bonjour Jérôme et Paul, tout d’abord nous aimerions revenir sur le début de votre nouveau projet puisqu’à la base vous étiez plutôt partis vers de l’heroic fantasy.
Paul Gastine : Nous voulions partir sur un projet d’heroic fantasy assez ambitieux avec toute l’installation d’un univers et en one-shot. On a à peine le temps de poser le truc que c’est déjà fini.
Jérôme Félix : L’éditeur nous a vraiment poussés à faire un one-shot puisque l’on met deux ans et demi entre chaque volume, et qu’aujourd’hui le lectorat n’accepte plus d’attendre même si le livre est beau. Il nous a donc fallu revenir en arrière en acceptant de faire un one-shot. Paul avait appris à dessiner les chevaux, cela aurait été un peu dommage de ne pas en profiter.
Surtout que bien dessiner des chevaux est très compliqué selon les dires de nombreux dessinateurs.
PG : Ce sont de sales bêtes (rires). Plus sérieusement, je m’en suis sorti sur le western mais je m’étais un peu entraîné dans notre série précédente (NDLR : L’Héritage du diable), j’avais dû en dessiner deux qui étaient assez infâmes. D’ailleurs je ne peux plus ouvrir ce livre pour les regarder, on dirait des girafes. On s’est donc rabattu sur le western parce que ça restait quelque part de la BD en costume qui, sans être de la fantasy, restait un peu glamour quand même. Du coup, pour dessiner des chevaux, j’en ai dessiné des chevaux.
JF : Je pense que le western, pour ma génération, c’était la fantasy des jeunes d’aujourd’hui, ce sont les mêmes codes.
N’est-ce pas un effet de mode de voir les westerns revenir au goût du jour en BD ?
JF : Il peut y avoir plusieurs explications à ça. La première, c’est que la disparition de Jean Giraud et l’arrêt de Blueberry a laissé tout un pan du lectorat orphelin mais a aussi dit « le maître est mort, donc la place est à prendre ». La seconde possible est que la bande dessinée va là où, en général, le cinéma ne va plus. Dans les années 80-90, faire de la science-fiction au cinéma coûtait une fortune, les films étaient extrêmement rares. En bande dessinée, c’est le moment où la science-fiction est arrivée, on a eu la collection Série B chez Delcourt par exemple et même si avant on avait eu les Humanoïdes Associés, la bande dessinée de science-fiction est apparue à ce moment parce qu’on pouvait faire ce que le cinéma ne pouvait pas faire. Avec la fantasy, c’est pareil, car avant l’arrivée des effets spéciaux numériques, faire de la fantasy était rare, on avait un film tous les cinq ans comme Conan, Dark Crystal ou Willow. Ainsi la bande dessinée occupait ce terrain-là. Et puis le cinéma et la télé, avec les effets spéciaux numériques moins chers, ont réoccupé la place. Aujourd’hui qu’est-ce que le cinéma et la télé ne font plus ? Du western, en tout cas c’est super rare. La BD a cette faculté-là de se mettre là où le cinéma et la télé ne vont pas. La troisième et dernière raison c’est qu’en bande dessinée les plus grands dessinateurs ont été des dessinateurs de western. Je pense à Jean Giraud, Hermann, François Boucq, Michel Blanc-Dumont. A un moment, faire du western en bande dessinée, c’était la chasse gardée des grands, c’était presque la consécration. Et là il y a une génération d’auteurs qui arrive un peu à maturité, qui ont progressé et qui ont envie d’aller jouer dans la cour des grands. Ce sont toutes ces raisons qui font que le western revient à la mode en BD.
Jusqu’au dernier arrive donc au bon moment.
PG : Il faut être conscient que c’est un effet de mode. Nous, en l’occurrence, on en profite. Quand on a commencé l’album il y a quatre ans, Undertaker n’était pas sorti ou allait sortir et on était vraiment au début de ce regain d’intérêt pour le western. Mais comme je suis un adepte du temps, l’album a mis trois ans à se faire et on arrive en quelque sorte à l’apogée du mouvement western en BD.
JF : Ce qui est pas mal c’est que tous les westerns sortis un peu avant nous sont tous bien. Je pense que tant que les westerns qui sortent sont bien, les lecteurs ont envie d’en lire d’autres. On bénéficie aussi de cela.
Même si le personnage de Kirby n’est pas présent sur la couverture ni mis en avant dans le résumé de l’album, on a pourtant l’impression que c’est un personnage central du récit.
JF : On est dans le schéma classique de la bande dessinée avec un trio de personnages. Quand j’étais plus jeune, je lisais Blek le roc et il y avait un trio composé du vieux, du héros d’âge mûr et du jeune. C’était un schéma très commun en BD finalement, donc on reproduit la même chose avec le vieillard incarné par Russell, le plus jeune Kirby et le très très jeune Benett. La seule différence ici est que Benett est handicapé. Si Kirby n’apparaît pas sur la couverture, il aurait pu effectivement y être.
Une couverture qui vous a d’ailleurs donné beaucoup de fil à retordre.
PG : En fait, la couverture de la version classique est une extension de case, il y a une case dans l’album où Russell a ce regard sombre. On s’est dit qu’on allait zoomer sur son visage en lui ajoutant un flingue. Cette illustration-là, je l’ai faite très tôt dans l’album et l’éditeur était ravi. Et puis est arrivée la fin de l’album et, entre ce moment où j’avais proposé l’illustration de couverture et la fin de l’album, tout le monde l’avait eue sous le nez pendant deux ans et plus personne ne pouvait la saquer, moi le premier. Du coup, comme il y avait une édition de luxe qui allait sortir, on m’a demandé de refaire plein d’esquisses pour d’autres couv. Finalement j’en ai fait une autre pour l’édition de luxe, celle-là est repassée en édition normale, ça a été un merdier pas possible (rires).
JF : Moi j’ai une théorie sur les couvertures. Personne n’est jamais d’accord, tout le monde déteste tout, j’ai résolu le problème en partant en vacances et je reviens en général quand elles sont finies. Je trouve que c’est une très bonne technique car il ne faut pas demander son avis aux scénaristes. On essaie de trouver des concepts, des trucs réfléchis mais en fait une couv c’est juste un visuel efficace. Finalement moins on la pense et mieux elle est, c’est un truc de dessinateur.
Vous êtes restés un peu dans un schéma habituel, un trio comme vous le disiez précédemment, mais vous êtes sortis un peu du cadre en ce qui concerne le bien et le mal avec une frontière un peu floue entre les deux.
JF : C’était vraiment l’intention première, c’est-à-dire qu’à un moment, ceux qui vont apparaître comme les héros au début font des choix moraux qui sont bien limites. Ça met à défaut le lecteur qui se demande si finalement il s’est attaché au bon personnage. Le méchant, qui est le maire, a de bonnes raisons d’être méchant. On essaie de faire faire un yo-yo psychologique au lecteur. La seule concession qu’on a faite était une leçon que j’avais tirée d’un album précédent où je n’avais mis en scène que des personnages à la ramasse et où j’avais senti qu’il manquait un personnage sur lequel le lecteur pouvait s’accrocher simplement, donc là dans le western la concession à ça est l’institutrice, Miss Collins. Elle est d’une gentillesse à toute épreuve, il y en avait un peu besoin. C’était le vrai enjeu du livre qui n’a pas été facile à faire accepter à l’éditeur. Il y avait des craintes, l’éditeur craignait que les lecteurs ne comprennent pas que les méchants ne le soient pas plus parce que le village gagne à la fin, le train arrive. On a dû se bagarrer pour garder cette fin, non pas qu’elle soit immorale mais elle est réaliste. Le lecteur est amené à faire son choix, on ne lui donne pas tout fait, c’était une vraie intention de notre part.
C’est ce qui rend le titre assez unique par rapport à d’autres westerns.
PG : C’est ce que j’ai trouvé intéressant. Quand Jérôme m’a raconté l’histoire, j’ai vu le maire et le seul vrai fumier du début à la fin qui est le représentant de l’Union Pacific. Ce personnage n’a vraiment aucuns scrupules, j’adore dessiner ce genre de personnage. Au début, je pensais que le maire allait être le grand méchant de l’histoire et, à mesure que j’ai dessiné le bouquin, je me suis rendu compte qu’il était aussi dans la merde, il a les boules pour son bled et il se démène comme il peut avant que trois abrutis viennent foutre la merde. Du coup effectivement il y a moyen de se positionner sur le point de vue de tous les personnages et c’est ça qui rend l’histoire intéressante.
Vous vous mettez en quelque sorte à la place du lecteur.
PG : Oui, on a fait le travail de se mettre à la place du lecteur.
JF : C’est même une grosse partie du travail quand on écrit le scénario, il y a d’abord l’écriture qui doit raconter quelque chose et après il y a une relecture où on oublie qu’on est auteur et on fait tout pour se mettre à la place du lecteur. A chaque case, à chaque page, on se demande si on est chiant, est-ce qu’on donne une carotte au lecteur pour lui donner envie d’avoir son histoire ? Et si on trouve que non, on dégage le passage. Il y a un travail de montage et on vire au maximum ce qui n’est pas essentiel.
D’ailleurs est-ce que le format de 80 pages était défini dès le départ ?
JF : Ça a été la bonne surprise, c’est-à-dire que sur ce qu’on faisait avant, dépasser les 46 pages traditionnelles c’était super dur à obtenir. Au début, l’éditeur voulait nous faire faire 46 puis 54 planches. Et puis finalement il nous a dit qu’on pouvait aller à 64 pages alors qu’on était allé à 67 mais ce n’était pas possible. On est donc redescendu à 65, on a réussi à enlever deux pages, ce qui est plutôt une bonne chose car l’épilogue durait cinq pages au lieu de trois. La pagination, même si on a un peu plus de pages que 46, on l’écrit quand même comme si c’était sur ce format. Vu que nous avions un peu plus de pages que d’habitude, j’ai essayé de donner un peu d’espace aux dessins de Paul. Du coup je ne sais pas quoi raconter dans ces pages contemplatives mais Paul n’aime pas dessiner les grandes cases.
PG : En fait tu m’as refilé le virus, il faut absolument que chaque case raconte un truc sinon c’est du vol.
JF : Et du coup Paul rajoute des cases, on se rappelle et il me dit que la grande case ne sert à rien et que dans une petite case ça sera autant efficace.
PG : Pourquoi faire une case quand on peut en faire trois ?
JF : Voilà, du coup on remet du scénario, nous ne sommes pas des adeptes de la grande case.
PG : Ce que j’explique à chaque fois, c’est que mes grandes cases sont des cases normales qui ont été agrandies. Elles n’ont pas été travaillées comme des grandes cases, on agrandit jusqu’à faire des demi-pages des fois, mais ça n’a jamais été pensé comme des trucs visuels avec un dessin de dingue. Je ne sais pas faire les grandes cases.
Vous semblez avoir pris goût au western puisque vous en préparez un autre, A l’ombre des géants.
JF : Ce sera un one-shot, nous sommes en train de le storyboarder, une fois que ça sera fait on attaque. Cette fois ça se passera en haute montagne dans une ambiance enneigée, ce sera assez graphique.
PG : Ce sera une chasse à l’homme, ça ne sera pas monotone, on évoluera aussi bien en ville qu’en forêt mais aussi en montagne. Cela se terminera sur les sommets avec une espèce de col de Caradhras comme dans Le Seigneur des anneaux.
JF : Ce sera de la grande aventure, c’est ce que l’on aime, Paul et moi, mais avec des personnages, c’est-à-dire que l’aventure pour l’aventure, si vous n’êtes pas intéressé par le sort des personnages ce n’est pas très passionnant. Ici il s’agira d’une course poursuite dans la neige, honnêtement les péripéties, les dangers de la nature ont déjà tous été faits. Je me suis arraché les cheveux pour essayer de trouver des trucs un peu novateurs, on n’en trouve pas là. Si vous ne misez que là-dessus, vous allez faire un bouquin déjà vu, peut-être très beau mais pas très intéressant. La seule chose que vous pouvez changer par rapport à tout ce qui a déjà été fait et bien fait, c’est amener des personnages qui, eux, ne sont pas communs.
Avec Jusqu’au dernier, vous abordez un thème à la fois connu mais dont on connaît finalement peu de choses, celui du métier de cow-boy.
JF : Effectivement, en cherchant de la documentation, on s’est rendu compte qu’il y avait très peu de films sur le métier de cow-boy. On a trouvé un film avec John Wayne et Montgomery Clift puis un autre qui s’intitule Cow-boy. C’est un sujet, même en documentation écrite, que j’ai eu du mal à trouver. C’est quelque chose dont on est un peu fier avec notre album car les westerns parlent de cow-boys mais on n’en voit jamais.
PG : Le terme « cow-boy » signifie vacher mais s’est appliqué avec le temps à n’importe quel mec avec un chapeau, un flingue et des bottes sauf qu’en fait le métier de vacher a assez peu été exploré. C’est d’ailleurs une des parties que j’ai préféré dessiner, là où on montre leur vie.
Pour revenir à l’heroic fantasy, le fait que Bamboo ait créé conjointement avec Christophe Arleston, maître du genre, la maison d’édition Drakoo pourrait vous aider à concrétiser votre projet initial.
JF : Ce que l’on projette de faire après le second western n’est pas très éloigné de la fantasy, on aimerait refaire les aventures de Robin des Bois mais avec un point de vue un peu magique. On est confronté au même problème car on sent qu’il nous faut deux volumes pour raconter cette histoire et là on est un peu obligé d’attendre de voir si le western va nous faire gagner un lectorat important et déterminer si on prend le risque de faire un diptyque ou non. Sinon, l’autre idée serait de faire un gros volume à l’instar d’Alain Ayroles et Juanjo Guarnido avec Les Indes fourbes mais il faut avoir un nom dans la BD pour pouvoir s’offrir une pagination telle que celle-ci (NDLR : 145 planches).
PG : C’est là que mon boulot est de compenser ces doutes-là en mettant tout dans le dessin et quand les gens feuillettent leurs doutes s’effacent.
JF : On fera Robin des Bois si on est sûr d’avoir un cliffhanger extraordinaire à la fin du premier tome. Je pense que ça va être ça qui va nous décider si oui ou non on fait ça et si on est capable de laisser le lecteur sur un suspense dont il se souviendra dans trois ans. L’autre solution serait que Paul apprenne à dessiner un album par an.
PG : Pas de sujet qui fâche s’il te plaît (rires).
Vous êtes effectivement réputé pour être perfectionniste.
PG : Le résultat que l’on voit dans les albums est au prix de ce temps-là. J’essaye de condenser le temps de réalisation sans perte de qualité mais il arrivera un moment où je ne pourrai pas faire moins.
JF : Les lecteurs ont du mal à comprendre que Paul passe autant de temps à dessiner mais ce qu’il faut voir c’est qu’il veut absolument réussir le jeu de ses acteurs. Il veut que les expressions de ses personnages soient justes. Lorsque vous avez une case dans l’album, il a peut-être dessiné 10 ou 15 fois le personnage pour trouver l’expression juste. C’est ce qui fait aujourd’hui sa force de dessinateur et qui le fait passer dans une autre catégorie d’auteurs, son jeu d’acteur n’est jamais surjoué. Ça, c’est vraiment l’apanage des grands dessinateurs. Paul est au millimètre et ce sont des heures et des heures pour trouver la bonne attitude, il a la volonté d’avoir le jeu d’acteur le plus juste possible.
PG : En effet, c’est là-dessus que j’ai pris le plus de temps, ainsi que sur les couleurs pour avoir une belle lumière et une ambiance qui va bien.
L’album vient de paraître, sentez-vous l’engouement des lecteurs ?
JF : Ça se passe super bien, on ne va pas vous mentir. On sent que l’on n’a jamais eu un accueil comme ça.
PG : On espère. En tout cas, l’accueil des professionnels est super.
Le tirage de 30 000 exemplaires dès le lancement montre également que l’éditeur a décelé en ce titre un grand potentiel.
JF : Il a fondé l’espoir au fur et à mesure de l’avancée de l’album où il s’est dit qu’il avait un beau produit. Et puis les commerciaux ont commencé à montrer les pages aux libraires et les libraires ont réagi en disant que l’éditeur tenait un truc. A un moment, ça fait un effet boule de neige mais ça n’a pas été le cas dès le début. Une chose que l’on doit reconnaître vraiment à Bamboo, c’est que, quand on a présenté le projet avec les trois premières pages de l’album, ils ont compris que Paul y passerait du temps et ils ont pris la décision de le payer très correctement. En le payant très correctement, ils lui ont donné les moyens de ses ambitions.
PG : Les premiers retours des lecteurs sont tous positifs et cela en deviendrait presque inquiétant (rires).
JF : Les plus beaux compliments qu’on nous a fait, ce sont les journalistes qui nous ont dit qu’ils avaient eu l’impression que ce livre avait été fait par un auteur tout seul, comme si les dialogues étaient pile-poil là où il fallait. Cela nous a fait vraiment plaisir d’entendre cela.
Ce que nous avons aimé, c’est la fin non conventionnelle.
JF : On a dû batailler auprès de l’éditeur. Tous les éditeurs savent que les albums qui ne se terminent pas bien se vendent moins bien. Comme les films, il s’agit d’une idée actée. Avec Jusqu’au dernier, on ne peut pas dire que ça se finit mal, on est dans une fin mi-figue mi-raisin. En tant que scénariste, c’est ce que je préfère comme fin, ce n’est pas complètement perdu ni complètement gagné.
Merci à vous !
JF & PG : C’est nous qui vous remercions !
Propos recueillis par Geoffray Girard et Nicolas Vadeau
Interview réalisée le 26 octobre 2019.
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