Dans une ambiance des plus décontractées à la terrasse du festival, Frédéric Bézian a répondu à nos questions lors de la journée d’ouverture du week-end BD des 11èmes Rencontres du 9ème Art d’Aix-en-Provence. L’occasion pour nous d’en savoir un peu plus sur les secrets de fabrication de son dernier album, Docteur Radar.
Frédéric, quand on regarde ta bibliographie, tu affectionnes les ambiances fantastiques, morbides et mystérieuses (Adam Sarlech, Totentanz). D’où vient cette propension à explorer ces différents domaines ?
Je ne sais pas ! D’autant plus que cela m’a un peu passé. Il y a longtemps, j’ai navigué – on dirait une phrase de Proust – j’ai navigué dans des eaux qui venaient du fantastique en fait. Et, le fantastique me touchait en littérature ou au cinéma, c’est-à-dire souvent baigné dans un décorum XIXème ou fin XIXème. Le genre fantastique, dans n’importe quel domaine que ce soit, étant presque toujours des histoires de deuil non fait, non accompli, c’est rarement joyeux. Et moi cela me permettait de régler des comptes avec des – je ne sais pas – des petits problèmes personnels sans être forcément obligé de les déverser comme cela brut de décoffrage pour le public qui n’est pas censé être intéressé par ces derniers. Donc, moi cela a toujours été une ambiance qui m’a touché. Parce que quand j’étais gamin, les histoires dites fantastiques m’ont toujours plu donc j’ai prolongé la chose en en faisant et puis en me baignant dedans. Et, lorsque j’ai déterminé que je pensais en avoir à peu près fait le tour, je suis passé à autre chose. Bien sûr, on pourrait penser que je reviens un peu là-dessus avec Docteur Radar, mais ce n’est pas exactement ça. D’autant plus qu’il n’y a pas de fantastique dans cette histoire.
Le fait de travailler seul, la plupart du temps, est inhérent à ta volonté de rester libre et indépendant. Est-ce essentiel à ton processus de création ?
J’y mets des bémols maintenant parce que j’ai deux ou trois expériences non solitaires, que ce soit en bande dessinée ou en dessin animé. Dans le dessin animé, on est vite porté à déléguer même si on a un poste à responsabilité. Ce qui fait que longtemps, j’ai cru que je ne pouvais pas faire autrement que de travailler tout seul. Et puis petit à petit, j’ai mis un peu d’eau dans mon vin et j’ai trouvé des enrichissements, des manières de m’accompagner. Là, je pense même au fait de pouvoir trouver un confort sur le fait de pouvoir me reposer sur quelqu’un. En tous cas, sur un matériau qui n’est à priori pas de moi. Mais, ce qui est certain, c’est que j’y ai mis le temps. Quand on pense à ma première grosse collaboration, qui était Ne touchez à rien avec Noël Simsolo il y a dix ans, je me sentais très inconfortable. J’ai voulu tenter l’expérience parce qu’elle manquait sur ma carte de visite mais je ne me sentais pas bien. Parce que, autant Noël Simsolo qui n’avait pas l’habitude d’écrire pour la bande dessinée que moi, qui n’avait pas l’habitude de travailler avec un scénariste, on a mis un temps à trouver nos marques. Et pour moi, cela a été laborieux.
Et, lorsque tu collabores avec quelqu’un, qu’est-ce qui guide ton choix ?
J’ai appris en dix ans. C’est-à-dire, j’ai trouvé quelques failles pour me décontracter déjà et ne pas être inhibé devant un matériau qui n’est pas de moi. Sur Ne touchez à rien, j’ai eu un mal fou à trouver mes marques. C’est-à-dire, à me sentir suffisamment à l’aise pour avoir quelque chose à exprimer moi-même, là-dedans, qui n’était pas forcément dans le scénario. Ce n’est pas facile de trouver quelque de chose qui permette d’être autonome dans un contexte qui est apparemment préétabli. Il y a moyen mais j’ai mis dix ans à le trouver. Maintenant, je me sens capable de la faire.
Tu participes également à des collectifs, une façon pour toi de retrouver un peu l’ambiance des fanzines de vos débuts ?
Non, les collectifs, il ne faut pas se leurrer, c’est rarement autre chose que des boulots alimentaires.
Avec Docteur Radar, tu retrouves Noël Simsolo, après Ne touchez à rien, pour un polar aux ambiances dignes de Fantômas. Quelles ont été tes motivations pour cette production ? Une volonté de changer d’air ?
Oui, c’est une volonté de faire autre chose. Surtout si on considère le bouquin qui venait juste avant qui était Aller-Retour et qui était une histoire très très introspective. Et, où l’action est quasi nulle, où il y a une écriture particulière, une narration particulière. Là, j’avais besoin d’ouvrir les vannes, de me lâcher un peu avec quelque chose de cursif. Je parle d’un point de vue graphique. Quitte à ce que la matière écrite ne vienne pas de moi pour que je ne me pose pas de questions de ce côté-là. Si ce n’est des questions purement « oubapiennes » de mise en page, d’organisation de la page qui ne peuvent s’opérer qu’en bande dessinée avec les gaufriers tous symétriques, par exemple, des rythmiques en diagonale, des répétitions, des nœuds centraux. Des choses qui viennent de la mise en page de chez Jacobs dans ses quatre/cinq premiers bouquins mais revues à ma sauce personnelle. Et, des choses qui donnent une organisation de la page qui, à priori, est infaisable autrement. Ce n’est pas du cinéma sur papier. Ce n’est pas du roman dessiné, c’est de la bande dessinée. Ce que je fais, j’espère, c’est infaisable autrement.
Ton style graphique sur l’album est plus dynamique que jamais. Est-ce dire que tu as-eu une inspiration particulière ?
Il y a de cela. Je suis décomplexé. Il y a une chose qui m’a énormément aidé, c’est de me dire que je pouvais me lâcher pour la documentation alors que je m’en pensais esclave pendant longtemps. En fait, la documentation pour Docteur Radar est vraiment minime. C’est un Paris complètement fantasmé qui n’est pas rigoureux du tout. Je l’ai même détaché de quelque chose qui soit un Paris à la Tardi ou à la Jacobs. Eux, ils font cela très bien, je n’ai pas eu envie de faire la même chose. J’ai voulu jouer sur de la connotation plutôt que sur de la description. Alors, j’ai retenu des éléments qui rendent identifiables quelque chose qui évoque Paris, même si ce n’est pas exact. Parce qu’il y a des textes off où je parle de la Place des Vosges et ce que j’ai dessiné dessous n’a rien à voir avec cela ou la place de l’Opéra.
Oui, il y a une ambiance. J’ai retenu des rythmiques de persiennes sur des façades Haussmanniennes vaguement, les quartiers pourris, genre la Rue de Lappe, des perspectives à plusieurs points de fuite à la Delaunay ou à la Fenninger. L’ensemble n’a rien ni de très documenté, ni de très authentique. J’ai même incrusté des maisons du Bauhaus dans une rue de Paris alors qu’elles n’avaient rien à faire là. J’ai eu l’idée de partir sur ce que j’appelle un bricolage poétique. C’est-à-dire, là en l’occurrence, de considérer non pas le Paris d’un point de vue Historique – on est en 1920 soit disant – mais je me suis amusé avec un faux imaginaire qui vient des avant-gardes de l’époque. Donc, cela va partir dans le Cubisme, le Lettrisme, l’Expressionisme, des choses comme cela.
Le dessin évolue au fil d’un scénario feuilletonesque ?
Le dessin est mouvant. J’ai l’intention de le faire se mouvoir de façon encore plus spectaculaire d’un bouquin à l’autre si la série continue. Et, d’en faire une série mouvante, vivante. Toutes proportions gardées dans un autre genre mais Andreas se fixe des propos différents à chaque bouquin, Alack Sinner, la série, vit en même temps que ses auteurs, vieillit avec leurs auteurs, change de style, et je veux jouer à ça. Encore une fois, je me désinhibe et par rapport au scénario et par rapport à la documentation qui, à priori, ne doit pas être un boulet. Cela n’empêche pas de raconter une histoire qui se déroule à Paris. D’ailleurs, cela à beau se passer à Paris, sur je ne sais plus combien de jours, mais j’ai fait tout se dérouler la nuit. C’est une nuit qui ne se lève jamais. Avec des gens complètement effrénés qui vivent sur un rythme dément avec des yeux tous dilatés. Des yeux qui viennent des chez Gus Bofa ou chez Pélos. Comme s’ils étaient tous cocaïnés à fond, histoire de m’amuser avec une espèce de métaphore du souk ambiant.
La mise en couleur mono-chromique est particulière et insuffle une certaine énergie au récit. Elle parait même essentielle au rendu des ambiances. Quelles sont les raisons de ce choix ?
Principalement, il y a deux raisons à ce choix. La première, c’est que je n’aime pas m’amuser avec la couleur de façon, là-aussi, servile. Je ne veux pas faire de la description. La peau rose, le ciel bleu, l’herbe verte, cela ne m’intéresse pas. Je n’ai rien à raconter avec cela. Et, je veux que la couleur raconte quelque chose. En l’occurrence, pour qu’elle raconte quelque chose, pour moi dans certaines histoires et notamment en bande dessinée, c’est en s’attachant à l’atmosphère. En faisant ressentir une atmosphère ou un sentiment plutôt que de les décrire. Cela prend ses racines dans les comics de gare que je lisais quand j’étais gamin qu’ils soient réalistes ou humoristiques avec des couleurs crues, à-plats et pas toujours de bon aloi. Ou les fameux contre-jours rouges ou bleus chez Lucky Luke qui m’ont toujours fasciné par leur culot et leur efficacité, mine de rien. Donc, chez moi j’ai voulu jouer la carte de l’artificialité de la bande dessinée à cent pour cent. C’est un médium qui vient de la presse. Et, j’ai voulu utiliser les moyens de la presse, donc il y a du trait, du point et de la tâche, de la trame. Et la couleur, je l’utilise de façon antinaturelle au possible. Je privilégie les atmosphères. Après, il y a aussi un clin d’œil à ce que l’on appelait la pratique de la pellicule teintée dans les années vingt et le cinéma muet. C’est-à-dire les tronçons de pellicules que l’on pouvait voir uniformément vert parce que cela faisait peur, uniformément bleu parce que c’était la nuit ou rouge car c’était une scène d’action, etc…. Des monochromes. J’estime que la bande dessinée n’a pas grand-chose à faire de la « pictorialité » parce que ça verse très vite dans la contemplation. Or la bande dessinée, cela doit se lire. C’est dans la friction entre le texte et l’image, ce que l’on montre et ce que l’on ne montre pas, qu’il se passe quelque chose. Il y en a très peu, je trouve, qui dans la matière dite picturale arrive à sortir quelque chose en bande dessinée. Il y a le voisin, là (NDLR : Alex Barbier qui était à côté de nous durant cette interview), qui est un des rares. Il y a toujours la friction entre tout cela qui dégage quelque chose.
Il faut donner une précision sur l’origine de Docteur Radar.
Il se trouve, qu’à la base, Docteur Radar est un feuilleton radiophonique. Quand on s’est mis à travailler dessus, Noël Simsolo n’avait pas les bandes. Ce doit être quelque part dans les archives de l’I.N.A. car France Culture ne les a pas non plus (le feuilleton était pour France Culture). Noël a travaillé à partir des cahiers dont disposaient les acteurs et dont il m’a fait une lecture avec les dialogues in extenso. Il a fallu retravailler tout cela bien sûr. J’ai découvert ces enregistrements, il y a très peu de temps car quelqu’un a mis les fichiers audios sur le net. J’ai réussi à me procurer le reste mais je n‘ai écouté que la partie qui concerne l’album qui vient de sortir. Et je n‘ai pas voulu aller plus loin car je prends tellement de libertés par rapport au scénario de base, par rapport même à ce qu’en refait Noël Simsolo que je préfère garder cette part d’autonomie et découvrir après coup ce qui s’est fait. Là, je n’ai découvert que la première partie que j’ai dessinée et surtout réinterprétée.
Il y a donc une suite probable.
Probablement. De toute façon, il y a de la matière pour en faire quelques-uns !
Et dans l’immédiat, quels sont tes projets ?
Et dans l’immédiat, je suis déjà en train de travailler sur un leporello, c’est-à-dire un album en accordéon comme certains albums de croquis japonais. Sauf que là, c’est imprimé des deux côtés. C’est dans la même collection que celui qu’a sorti Rabaté l’été dernier et qui s’appelle Fenêtres sur rue. Donc moi, j’en fais un autre sur d’autres principes avec du texte, alors que lui, c’était complètement muet. Mais là, on anticipe car cela ne sortira pas avant un an. J’ai à peine commencé.
Merci d’avoir répondu à mes questions.
Propos recueillis par Stéphane Girardot
Interview réalisée le 11 avril 2014.
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