Aujourd’hui, La Ribambulle vous propose une interview un peu différente de celles proposées sur le site habituellement. Lors du Hero Festival – Session 2, nous avons eu l’immense plaisir de rencontrer deux auteurs qui ont débuté leur parcours dans la bande dessinée ensemble mais qui désormais ont leur univers/séries bien à eux. Vous l’avez compris – normal, c’est dans le titre – il s’agit d’Elsa Brants (Save me Pythie) et Guillaume Lapeyre (City Hall). Accessoirement, ils sont Madame et Monsieur à la ville. Une rencontre croisée avec deux mangaka qui allient talent et gentillesse hors normes.
Bonjour Elsa et Guillaume.
Guillaume Lapeyre & Elsa Brants : Bonjour.
Votre histoire d’amour avec la bande dessinée remonte à un bout de temps maintenant.
GL : On ne le saura pas ! On ne le saura plus !
EB : Professionnellement oui ! Mais sinon, c’est une histoire de toujours.
On va dire professionnellement bien sûr. C’était en 2002 dans les pages du magazine Lanfeust mag, Guillaume au dessin et toi Elsa à la couleur. Quels souvenirs vous avez de cette première expérience commune ?
GL : Houla !
EB : Oh oui ! C’est une autre vie ! (Rires) C’est tellement loin que c’est une autre vie. C’était…
GL : … un grand moment en tout cas.
EB : Oui, c’était vraiment très émouvant de pouvoir passer du côté professionnel en fait. Parce qu’on veut faire ça depuis toujours. On met notre vie de côté pour travailler, travailler sans cesse pour avoir le niveau. On montre nos dossiers aux éditeurs pendant des mois et des mois. Mais le moment où l’on signe un contrat en tant que professionnel, c’est irréel. On a fourni tellement d’efforts. Je me rappelle encore, on n’y croyait pas. On le faisait mais ce n’était pas la vraie vie, c’était un rêve.
GL : Moi en ce qui me concerne, c’était dur d’y arriver. Il y a eu beaucoup de travail effectivement comme l’a dit Elsa. A partir du moment où j’ai signé le contrat, je me suis dit : « Mais c’est maintenant que le vrai combat commence ». Pour pouvoir faire un bouquin, puis deux, puis trois, quatre ! C’est vrai qu’en tant qu’auteur, en tant qu’artiste en général, il ne faut pas se reposer. Une fois que l’on est dedans, il n’y a pas de repos. Le vrai boulot commence à partir du moment où tu signes.
Guillaume, tes productions sont issues de deux collaborations majeures avec Nicolas Jarry et Rémi Guérin, essentiellement dans des univers fantastiques. City Hall est un véritable tournant. Tu changes complètement de style puisque tu passes au manga. Pourquoi ce changement ?
GL : En fait le manga, c’est grâce à ça que j’ai découvert la BD. Mes parents n’avaient pas trop de bandes dessinées, ce n’était pas trop leur truc. A part les classiques, j’avais quelques Lucky Luke et Astérix à la maison. Ou Tintin. Et c’est vraiment à l’adolescence où j’avais mon propre argent, même si je n’en avais pas beaucoup, que c’est venu. Cela coïncidait avec l‘arrivée des premiers Dragon Ball en papier, les Akira en petits fascicules qu’il fallait acheter tous les mois. Et là, j’ai pris une claque monumentale. J’ai vraiment découvert la BD à travers le manga. Ensuite, je me suis intéressé aux comics et à la bande dessinée, parce que je voulais devenir professionnel. Je voulais voir ce qui se faisait dans tout le médium en général. Mais mon premier amour, c’était le manga. La manière de raconter, ce côté épisodique du manga, est quelque chose que j’adore. Je considère toujours la BD comme un film et le manga ou les comics comme une série télé. Je suis plus intéressé par la manière de raconter d’une série télé, qui nourrit beaucoup plus, que celle du film. Cela n’empêche pas qu’il y ait de très bons films et de très bonnes bandes dessinées. Il y a des scénaristes qui arrivent bien à faire en sorte que leur histoire et leurs personnages tiennent dans un format court. Pas avec Nicolas Jarry qui s’en sortait bien mais avec Rémi Guérin, c’est impossible de lui faire faire de la BD franco-belge. Il faudrait qu’il y ait 45 volumes pour qu’il ait la place de raconter ce qu’il veut raconter. Et après notre échec commercial, il faut dire ce qui est, on a fini avec 900 exemplaires vendus avec notre série Explorers chez Soleil, on s’est dit à ce moment-là, au moment de refaire des dossiers… pour moi, c’était le dossier de la dernière chance, City Hall. Si personne ne le prenait, j’arrêtais la bande dessinée. Parce que je sentais que je n’étais pas à ma place. Et les éditeurs à l’époque n’étaient pas très chauds pour faire du manga à la française. Même s’il y avait Reno.
EB : Oui, il y avait surtout Reno Lemaire avec Dream Land. Sinon, il n’y avait pas grand-chose qui marchait en manga.
GL : Quand j’ai présenté City Hall aux éditeurs à Angoulême, j’ai fait trois jours où j’ai enchaîné les rendez-vous, ils m’ont tous dit : « Super, fantastique, le dessin est bien et l’histoire super originale. Mais ne nous le faites pas en manga, cela ne va pas marcher ! » Voilà, il n’y a qu’Ankama qui l’a pris trois mois après.
EB : Tu as vraiment fait le forcing pour qu’il le prenne. C’est vraiment Guillaume qui croyait au format. Parce que c’était le format qui était le plus naturel pour lui. Il a donc fait le forcing pour que les éditeurs le prennent ainsi. Et finalement, ils se sont rendus compte que cela marchait et que le public pouvait suivre un auteur français sous ce format. Maintenant, il y a plusieurs éditeurs qui suivent cette voie.
Elsa, tu as travaillé au début essentiellement sur la mise en couleurs. Pourquoi ce choix dans un premier temps ? Pour un côté pratique peut-être ?
EB : Au départ, mon premier contrat de mise en couleurs, c’était pour le premier contrat qu’on avait décroché avec Guillaume. Par la suite mes projets au dessin n’avaient pas encore le niveau pour être publiés. Mais à la couleur, je me débrouillais bien. Donc oui, effectivement c’est plus pour un côté pratique au début. J’ai pu avoir des collaborations très intéressantes avec des auteurs que j’aime beaucoup. Le jour où j’ai décroché mon premier projet au dessin, c’était quand même plus intéressant pour moi. C’était vraiment ce que je voulais faire. Ce qu’il y a de difficile en tant que coloriste, c’est qu’on doit faire plaisir à l’éditeur, au dessinateur et au scénariste – ce qui est normal – mais cela devient très compliquer quand tous les trois ont des avis très différents sur ce que la couleur doit être. C’est un poste très, très difficile à tenir.
Et pas forcément mis en valeur !
EB : Oui !
GL : C’est super bizarre ! Quand tu es coloriste d’abord, ensuite les gens ont du mal à se dire que tu fais autre chose. Que tu sais aussi dessiner. C’est bizarre. Tu vois ce que je veux dire ? Alors que non ! Elsa depuis le début dessine. Quand je l’ai rencontré dans l’association de bande dessinée – quand j’avais dix-neuf ans, je suis tombé immédiatement amoureux d’elle et j’ai pris ma carte à l’année (Rires) – elle dessinait déjà du manga en noir et blanc.
EB : Je faisais déjà mes scénarii dans le même esprit que ma dernière série d’ailleurs (NDLR : Save Me Pythie).
Ta première série en tant que dessinatrice, c’est Lily dans la collection Puceron chez Dupuis. Dommage que la collection se soit arrêtée.
EB : La collection s’est arrêtée mais ils ont gardé Petit Poilu. Parce que cela marche très bien et mon fils est toujours fan de la série. Lorsque j’ai signé Lily, j’étais enceinte de mon premier bébé, ma première fille. C’est arrivé en même temps qu’elle et elle a pu être ma première lectrice au moment où j’ai dessiné cette série.
Aujourd’hui, le série City Hall est finie. Du moins, la série mère. Une des révélations du dernier tome est que vous allez faire des albums consacrés à certains personnages. Et Guillaume, tu seras en quelque sorte le superviseur graphique de l’ensemble.
GL : C’est ça. On aura de jeunes auteurs comme on aura des auteurs confirmés. Si les jeunes auteurs ont besoin de moi, je serais là. Soit en tant que faux directeur de collection, je regarde les pages pour voir si tout est ok. S’ils ont besoin de storyboards, je leur ferais avec plaisir. S’ils se débrouillent tout seul, tant mieux. Je regarde cela avec un œil admiratif. C’est bizarre de voir d’autres gens – c’est le cas du jeu de rôle par exemple (NDLR : Dossier sur le jeu de rôle consacré à City Hall) – qui apportent un truc à notre truc à nous. C’est assez rigolo. Le premier c’est Gary Vanaka, Gary Vazeille, qui m’enterre au niveau de son dessin quand j’avais son âge. Il est jeune – le salaud – lui ! (Rires) Voilà, le premier tome sera sur Harry Houdini/Mary Shelley et leur première rencontre. On a envie d’en faire un sur Lovecraft – obligé – sur Amélia Earhart, sur Nikola Tesla aussi. Après, on a plein d’idées avec Rémi.
Cela promet encore de belles aventures pour cet univers.
GL : Je pense, oui ! Et puis si on a une bonne idée pour un troisième cycle, on revient ! Il n’y a pas de soucis. On a arrêté parce qu’on ne voulait pas trop tirer sur la corde. Il y a tellement de séries, de médias en général, qui surfent sur la vague du succès et s’essoufflent au bout d’un moment. Nous, on a pris la décision difficile et courageuse – je pense – de se dire stop avant que cela ne devienne moins bien. On attend d’avoir la bonne idée qui va bien pour ne pas prendre les gens pour des pigeons.
Elsa, ton actualité c’est Save me Pythie. Nous l’avons entendu tout à l’heure, tes premiers amours vont vers le manga également. D’où est venue l’idée de mettre ainsi en scène la Pythie et pourquoi ?
EB : Pour ce qui est de la Grèce Antique et de la Mythologie, c’est un univers qui me passionne depuis toute petite. On m’avait offert – je crois à mes neuf ans – un gros recueil sur la Mythologie avec plein de belles peintures qui représentaient les Dieux, les Héros, les monstres. Cela m’avait fait vraiment rêver pendant de longues années. Tout comme Guillaume, j’étais très manga. Même avant que les publications françaises sortent des mangas en français, je lisais des mangas en japonais. J’avais expressément demandé une méthode pour apprendre le japonais toute seule afin de pouvoir tout comprendre. Et dans Save me Pythie, j’ai réuni mes deux passions de jeunesse : le manga et la Grèce Antique. Et aussi, le fait de traiter tout cela sur un ton totalement loufoque et décalé. Voilà, mon humour à moi !
Chose très intelligente, à la fin de chaque tome il y a des petites fiches sur chaque dieu, héros. C’est toi qui a eu cette idée et dans quel but ?
EB : Oui, oui, tout à fait ! Je suis quelque fois, comme tous les fans, un peu pointilleuse sur la véracité des faits. Tel dieu était comme cela, on l’appelait comme cela parce que… Tel dieu est le dieu de tel univers, il maîtrise tel élément. Je suis un peu pointilleuse. Mais dans Save me Pythie, comme c’est de l’humour décalé, je prends quelques libertés. A la fin de l’album, j’ai rajouté ces fiches qui, elles, rétablissent totalement la vérité. Sur le premier tome, il me semble que c’est Zeus, Héra, Apollon. On doit avoir également Thésée.
Et la Pythie également.
EB : Oui !
GL : Quand je jouais à God of War sur la Playstation, elle faisait des bonds à côté de moi. « Lui, ce n’est pas possible, ce n’est pas comme ça qu’il s’appelle. Il ne ressembla pas à ça ! » (Rires)
EB : Également quand je vois des séries ou des films américains qui traitent de la Mythologie, je m’enfonce dans le canapé en hurlant : « Mais non ! On ne peut pas mélanger Junon et Héraclès. C’est soit Héra et Héraclès ou Junon et Hercule ! » Voilà des choses qui ne parlent pas à tout le monde mais qui, moi, me semblent importantes. (Rires)
La série marche plutôt bien. Il y a déjà trois tomes parus chez Kana. Tu enchaînes sur encore deux tomes ?
EB : Voilà, j’ai signé jusqu’au tome 5. Mon éditeur croit en moi.
C’est bien ça !
EB : (Rires) Oui, c’est déjà une très bonne chose. Je suis bien soutenue. On va voir au tome 5, qui sera une conclusion de la série, si on rebondit sur une suite. J’ai plein d’idées déjà ! Ou si je repars sur un autre univers. On n’en est pas encore là. Il me reste neuf mois pour me décider. On verra.
Guillaume, tu es sur d’autres projets. Peux-tu nous en dire deux mots ?
GL : Oui ! (Rires)
EB : Là, ça ne fait qu’un !
GL : Ah oui ! Ça ne fait qu’un, mince ! J’ai migré avec Elsa chez Kana. J’ai emporté Rémi avec moi, bien sûr ! On va faire deux séries chez Kana l’année prochaine. On est déjà en train de les faire mais en fait on retarde. On faits les bouquins en avance et on les sortira l’année prochaine. Le premier projet s’appelle Booksters. C’est un shōnen. Alors, c’est une intrigue un peu moins complexe que City Hall mais ça reste du même acabit. Cette fois-ci on a décidé d’avoir des livres, des vrais romans magiques, qui s’appellent des codex. Et chaque livre magique – c’est super secret – est caché à la vue de tout le monde. Ces livres ont des gardiens, les Bookmasters, qui en ont le contrôle à priori ; quand ils font bien leur travail. Ils peuvent invoquer chaque personnage de leur livre dans le monde extérieur pour les faire se combattre. Un petit peu le Pokémon de la culture ! (Rires) C’est très frais et comme Rémi est un grand fan d’enquêtes, on ne peut pas l’en empêcher, il y a un des personnages qui a volé un des codex les plus influents de tous les codex. On raconte l’histoire de trois adolescents qui sont en train de maîtriser leur propre codex et qui vont se mêler façon Goonies ou façon Sherlock Holmes et le secret de la pyramide à cette enquête. J’aime bien le concept des jeunes qui se mêlent à une intrigue qui n’est pas de leur âge en pensant que c’est un jeu. En fait pas du tout car ils vont affronter des dangers, etc. C’est un projet transmédia. Il devrait y avoir un jeu vidéo et un dessin animé. Et un manga. C’est co-scénarisé par Sylvain Dos Santos qui vient de l’animation. Et pour la première fois – tant mieux – j’ai un assistant décors qui est fantastique. Il s’appelle Alexandre Desmassias. Du coup, il me soulage beaucoup et c’est pour ça que je peux me permettre de faire deux séries. Et la seconde série sera un peu plus personnelle, on va dire. C’est juste Rémi et moi. C’est un seinen pur et dur. Une sorte de Seven qui rencontre Stephen King où on montrera ce qu’il faut montrer sans jamais être gratuit. J’avais envie de faire un truc mature depuis très longtemps. Et là, c’est l’occasion. Ce sera une série courte de trois tomes, je pense. Avec une intrigue vraiment pas mal. Voilà ! Signé «Guérin style», un truc à twist !
Est-ce que vous vous sentez plus à l’aise dans le style manga que dans le style franco-belge ? Et quid en terme de réalisation ?
EB : Eh bien, je pense qu’on a plus de facilité dans le style manga mais cela nous prend plus de temps. Le délai de réalisation d’un album est beaucoup plus court qu’en franco-belge parce que le public manga est habitué à avoir des séries avec des sorties très rapprochées. Mais même s’il y a un investissement plus grand dans le manga, la satisfaction de travailler dans le média, qui vraiment nous ressemble, est plus grande. Et toi, tu retournerais dans le franco-belge ?
GL : Non, à moins d’avoir une histoire qui me touche bien et qui se prête à la pagination. Non, je resterai dans le manga. Encore une fois, j’aime beaucoup le côté épisodique. Cela me fait plaisir. En plus j’ai un scénariste qui met un rebondissement – ça c’est l’héritage Tintin – à chaque page de droite. Il en met un, un peu plus gros, à la fin de chaque épisode. Et on définit toujours une chose des plus importantes quand on écrit une histoire – enfin quand Rémi écrit une histoire et qu’il en discute avec moi – c’est quelle est la manière la plus sadique et vilaine qu’on pourrait trouver pour terminer un volume ! (Rires) Ça j’adore, c’est une petite délectation. (Rires sadiques de Guillaume) «Les gens vont nous assassiner quand ils vont nous lire ! Mais c’est pas grave !» Non, mais le manga, c’est plus violent comme rythme – je me suis pas mal abîmé la santé d’ailleurs – heureusement que j’ai mon assistant maintenant. Cela va me permettre de respirer. Pour City Hall, c’est sept volumes en trois ans. Sept fois 160 pages. C’était assez délicat.
Le jeu en valait la chandelle !
GL : Oui, il fallait le faire. Il fallait le faire comme cela. Et encore je faisais partie des dessinateurs rapides. Je mettais sept à huit mois pour une BD franco-belge. On sait très bien qu’il faut donner du contenu aux gens.
La mise en couleurs ne te manque pas, Elsa ?
EB : J’aime bien y revenir de temps en temps pour les couvertures ou des ex-libris. Mais c’est vrai que c’est un investissement de temps trop important. Je pouvais passer quinze à trente heures sur une page. Je m’éclate d’avantage en noir et blanc pour Save me Pythie.
Merci Elsa et Guillaume pour ce délicieux moment en votre compagnie.
EB & GL : Merci à toi.
Propos recueillis par Stéphane Girardot.
Interview réalisée le 8 novembre 2015.
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