Journal d’une Femen est une bande dessinée qui ne laisse pas indifférent. L’occasion nous a été offerte d’interviewer Séverine Lefebvre puis Michel Dufranne, les deux auteurs de cette fiction-réalité. L’envers du décor se dévoile à vous.
Bonjour Séverine. Pouvez-vous nous retracer brièvement votre parcours ?
Bonjour, j’ai commencé à l’atelier 510TTC en tant que stagiaire sous la bienveillance des occupants de l’époque : Jean-David Morvan, Christian Lerolle, Sylvain Savoia, Philippe Buchet ,Thomas Labourot. J’ai tout d’abord signé chez Delcourt une histoire courte dans Les Chroniques de Sillage, puis toujours chez Delcourt deux adaptations de roman, Les Aventures de Tom Sawyer et Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, avec au scénario Jean-David Morvan et Frédérique Voulyzé. Et tout récemment, avec Michel Dufranne, Journal d’une Femen au Lombard.
Avant de faire Journal d’une Femen, comment perceviez-vous les Femen de votre point de vue féminin ?
Je ne connaissais pas bien le mouvement, j’en ai entendu parler par les médias en 2012 lorsqu’elles sont intervenues topless lors de manifs. Et là je me suis dit qu’elles avaient un sacré cran pour manifester comme ça. Ça a aussi fait plus ou moins écho à mon passé, j’ai été Punk entre seize et dix-neuf ans. Enfin, les Punks des années 90…pas les vrais, pas les premiers… Mais en tout cas, on était rebelles, révoltés contre les inégalités, contre certains côtés de la société mais on ne bougeait pas notre cul, et à part les longues discussions qui refaisaient le monde, on n’agissait pas. Enfin, certains allaient à des manifs mais pas moi… pas assez téméraire, probablement. Et donc, en voyant ces filles, j’ai effectivement été impressionnée. En plus, leur mode d’action est super percutant, elles dérangent, elle impressionnent, elles marquent et ne laissent personne indifférent. Et c’est aussi ça qui est bien.
Quelles ont été vos motivations pour travailler avec Michel Dufranne sur ce sujet ?
Cela faisait un moment que nous voulions monter un projet ensemble. J’aime beaucoup les scénarios de Michel et sa façon de travailler. On avait déjà décidé, sur d’autres projets, de me laisser assez libre sur le découpage. Il écrivait le scénario comme un roman, ou une pièce de théâtre, avec les séquences sans découpage strict mais suffisamment pour rythmer les pages, les dialogues et à peu près le nombre de pages par scène. Et je me chargeais du découpage cases par cases et du board que je lui envoyais ensuite pour validation. Ce mode de travail nous convenait parfaitement à tous les deux. Lorsqu’il m’a parlé de son projet BD sur les Femen, je lui ai tout de suite dit OUI. Le sujet m’intéressait beaucoup, je souhaitais en apprendre d’avantage sur elles et j’avais une entière confiance en Michel.
Quelles ont été vos appréhensions ?
Déjà de trouver un éditeur, car ce n’est pas un sujet facile. Même si cette histoire ne prend aucun parti-pris pour ou contre les Femen, le sujet reste dérangeant et délicat. Nous avons été super bien épaulés par notre éditrice Nathalie Van Campenhoudt au Lombard. Dès lors, la réalisation de la BD a été bien encadrée avec une équipe super compétente. Après, restait à tenir les délais. Le rythme fut soutenu tout au long de la réalisation. Mais j’aime travailler vite et me poser les bonnes questions sans perdre de temps.
Votre trait nerveux est tout à fait adapté à ce genre de récit mais est-ce qu’il y a eu des moments de doute au regard du récit (ce qui ne se ressent à aucun moment tout au long des quelques 130 pages) ?
Aucun moment de doute sur le récit lorsqu’il faut travailler vite. On n’a pas le temps de douter. Et nous formions une équipe réactive et soudée donc, lors de questionnements, Michel et Nathalie étaient là pour me recadrer ou m’aiguiller au besoin et inversement.
Comment s’est fait votre choix pour la mise en couleur que votre éditrice Nathalie Van Campenhoudt qualifie volontiers de « Manga girly » ?
Le terme est sympa, non ? J’aime assez ! J’ai du mal à dissocier dessin et couleur car je pense les deux lorsque je dessine. Et bien, il fallait coller à l’esprit des militantes. Le « Manga girly » avec ces couleurs pop, un peu vintage, est pour moi représentatif de cette ambivalence des Femen, fortes et agressives, jamais violentes et se mettant dans des situations d’extrême fragilité de par leur mode d’action. Il fallait que le dessin et la couleur soient pêchus et modernes, féminins tout en restant sobre.
Aujourd’hui, quelle est votre vision sur le mouvement Femen ?
Ma vision n’a pas changé, je les connais mieux grâce à cet album.
Quels sont les retours que vous avez eus de part et d’autre (lecteurs, Femen) ?
La BD vient de sortir donc, pour le moment, ce n’est qu’un micro échantillon de retours. Apparemment, les avis se rejoignent pour dire que l’histoire est très immersive, donc bon point pour nous. En général, les gens ont vraiment accroché et se sont reconnus dans certaines situations de l’histoire. Ils sont aussi ravis d’en savoir d’avantage sur les Femen. Aussi apparemment, cet album n’attire pas essentiellement que les aficionados de la Bande Dessinée et ça c’est cool ! Les Femen nous ont dit avoir vraiment apprécié.
Quels sont vos futurs projets ?
Je travaille actuellement sur la suite des Aventures de Huckleberry Finn. Et je compte bien ne pas m’arrêter là. On verra suivant les propositions.
Tournons-nous maintenant vers vous, Michel.
Bonjour. Pourrait-on en savoir un peu plus sur vous et votre parcours ?
Bonjour. Vaste comme première question… Pour résumer, disons que je suis critique littéraire pour la télévision belge le jour et apprenti scénariste de bande dessinée la nuit… Et parfois, le contraire selon les urgences. Bien que psychologue de formation, je suis passionné d’Histoire ; bien que «workholic», mon plus gros défaut reste quand même d’être bibliophage atteint de collectionnite aigüe (ce qui n’est pas un défaut à mes yeux, mais aux yeux de mes proches par contre…).
Vos productions en BD sont, jusqu’à ce jour, assez historiques ou littéraires. Ou encore fantastiques sous votre pseudo Miroslav Dragan. Vous aviez envie de changer de registre ?
J’espère que mes productions passées ont toujours été avant tout “humaines” au sens d’une interrogation sur la condition de l’Homme dans son environnement et sa culture. Mes goûts littéraires vont en ce sens (polar ou SF sont des littératures qui questionnent le rapport de l’homme à son présent ou son futur). Dès lors, je n’ai pas l’impression de changer de registre, même si ce Journal s’inscrit plus dans l’actualité que Souvenirs de la Grande Armée ou Triangle Rose (quoi que, pour ce dernier titre…).
On aurait pu croire qu’une femme aurait été plus à même de réaliser un sujet sur les Femen. Ce qui n’est pas le cas au regard de la lecture. Quel est le pourquoi de votre intérêt pour cette association bien particulière ?
Amusant d’être surpris qu’un homme puisse s’intéresser au féminisme… et terriblement illustratif de la société dans laquelle nous vivons. J’ai découvert le mouvement Femen par hasard alors qu’il n’était encore qu’ukrainien (et pas international comme aujourd’hui) et que j’essayais de monter un projet historique (enterré depuis vu le peu de réactivités des éditeurs) sur les relations Ukraine/Russie. Il a fallu qu’Inna Schevchenko prenne la fuite et se réfugie en France pour que ce qui n’était qu’un intérêt curieux prenne une forme plus concrète. Lors de notre deuxième rencontre, j’ai été frappé de voir sa nouvelle “garde prétorienne” composée de (très) jeunes femmes françaises. Il m’a dès lors semblé évident que je devais essayer de trouver des réponses aux questions que je me posais sur leur engagement, leurs motivations, leur parcours… Bref autant de questions qui pouvaient s’articuler en un fil narratif cohérent et pouvaient déboucher sur une “histoire” racontable en BD.
Ce Journal d’une Femen résulte de plus de quatre ans de travail. Quelles ont été les difficultés que vous avez rencontrées ?
Les plus grosses difficultés furent de signer l’album chez un éditeur. Les premiers contacts se sont majoritairement soldés par des réponses dignes de figurer dans une petite encyclopédie du machisme ordinaire. Ces refus m’ont forcé à changer mon fusil d’épaule et à présenter le projet à des “éditrices” ; la première à le lire fut d’une telle réactivité que les choses se sont réglées en quelques heures (pour ne pas dire minutes). Hors ces difficultés initiales, le véritable écueil dans l’écriture de ce genre de récit était de maintenir une distance objective par rapport au sujet ; il fallait décrire le réel dépouillé de toute dimension affective, car l’un des problèmes de toutes les productions liées à Femen réside dans le surinvestissement affectif. Nous devions évoquer le réel et rien que le réel, tout en racontant une histoire car ce n’était pas un essai mais une bande dessinée. L’autre danger – mais contrôlable aisément car, dans mon cas, la bande dessinée est une création collective – est de ne plus juger les éléments de récit à leur juste valeur. À force d’être dans le sujet, il est parfois difficile de savoir si tel événement ou tel détail sont importants et compréhensibles pour quelqu’un (en l’occurrence le lecteur) qui découvre le récit. Par exemple, j’ai failli faire l’impasse sur la séquence d’entraînement, car elle me semblait tellement évidente que je pensais enfoncer des portes ouvertes ; je l’ai néanmoins écrite et mes premières lectrices (mon épouse, ma dessinatrice et mon éditrice) ont été tellement impressionnées de découvrir comment cela se passait que la séquence est devenue l’une des charnières du récit. Autre exemple, en cours de réalisation de l’album, les Femen ont déménagé. Un événement important pour elles, mais ce fait devait-il figurer dans le récit ? Non, car il ne faisait que répondre à l’actualité mais n’apportait aucune plus-value au récit.
Comment cela a-t-il été perçu par les personnes que vous avez rencontrées ? Et par votre entourage ?
Pour la première fois en 35 albums, toute personne à qui je parlais du projet avait un avis à formuler. Tout le monde à quelque chose à dire sur ces femmes, sur leurs actions, sur ce qu’on pense ou ce qu’on dit qu’elles auraient fait, etc. Par ailleurs, je me suis pris quelques grosses claques lorsque mes “vieilles” copines de fac ou de boulot ont profité du livre pour me parler de la réalité de leur vie de femme !
A-t-il été difficile de rester neutre sans avoir de parti-pris ?
Oui. Car, comme je l’expliquais précédemment, à force de baigner dans un environnement, des liens humains se tissent et il est parfois difficile de faire la part des choses entre les faits et les relations humaines liées à ces mêmes faits. Mais une fois encore, ce genre de projet trouve sa force dans la collaboration entre les différentes parties “créatrices” : le scénariste, la dessinatrice et l’éditrice.
En tant qu’homme, votre regard a-t-il changé vis-à-vis de ces Femen et des femmes en général ?
Mon regard, probablement pas, j’essaye de rester critique et humain, par contre il est évident que j’ai les sens plus aiguisés lorsque les médias parlent du mouvement Femen, de conditions féminines ou face aux manifestations du sexisme ordinaire.
Comment s’est décidée la collaboration avec Séverine Lefebvre ? Et comment s’est-elle déroulée ?
Une relation excellente, voire parfaite, car la réalisation de l’album était en flux tendu, une sorte de marathon mené au rythme d’un sprint ! Quant à l’origine de la collaboration, Séverine et moi nous connaissons de longue date et nous avions envie de travailler ensemble, il fallait attendre que l’occasion se présente.
Quels sont vos futurs projets en bande dessinée ?
Aucune idée ! Des choses se discutent, des projets avancent sans être pour autant concrets… Mais parallèlement à cela, vu l’évolution du marché et des conditions de travail des auteurs, je m’interroge sérieusement sur l’intérêt de sacrifier autant de temps et d’énergie dans ce travail (qui est vu par beaucoup comme une sorte de loisir).
Merci à tous les deux d’avoir répondu à nos questions.
Propos recueillis par Stéphane Girardot.
Interview réalisée le 10 octobre 2014
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