Mieux vaut tard que jamais ! En effet, cette interview a été réalisée en avril 2014 lors des Rencontres du 9ème Art d’Aix-en-Provence. Cela date un peu et nous vous présentons toutes nos confuses pour ce décalage temporel ! Nous vous invitons donc à partager cette rencontre fort agréable avec Renaud Dillies, l’enlumineur de Saveur coco qui est également le dessinateur d’Abélard.
Bonjour Renaud. Ce qui m’a surpris, en regard de ta production, c’est que tu as pensé arrêter totalement la bande dessinée à un moment donné. Pourquoi ?
Bonjour. Oui, un peu avant de devenir professionnel. J’avais fini mes études supérieures en bande dessinée. Pendant trois ans, j’ai pas mal galéré, comme tout le monde, pour trouver un éditeur. C’était un peu problématique. Tellement problématique parce que j’essayais d’arriver avec un univers très personnel. Et quand on arrive avec un univers très personnel évidemment, c’est beaucoup plus difficile pour convaincre. Je voulais à la fois parler de bande dessinée et de musique. A l’époque c’était difficile, alors que maintenant ce sont des sujets que l’on peut voir régulièrement. Des gens comme Crumb le pratiquait déjà mais c’était des gens comme Crumb. Commencer en tant que jeune auteur, avec des idées comme cela, ce n’était pas forcement bien accepté. J’ai donc pas mal fait de petits boulots. J’ai essayé d’autres projets. Mais plus cela plaisait aux éditeurs, moins cela me plaisait. Donc je me suis dit : « Ce n’est pas pour moi ! J’aime la bande dessinée mais je pense que je ne trouverai pas ma place ».
Jusqu’à Betty Blues ….
C’est là que j’ai fait Betty Blues. Je me suis dit avant d’arrêter et de faire vraiment autre chose, je vais au moins le faire pour moi. Pour me prouver à moi-même que j’étais capable de le faire sans attendre l’accord d’un quelconque éditeur. Je l’ai fait entièrement dans mon coin et c’est mon entourage proche qui m’a dit : « C’est dommage, tu as fait toutes les pages. Envoie-le. Tu ne risques rien, de toute façon c’est fait. Tu risques que ce soit refusé et puis c’est tout ! ». Á force, car cela a duré des semaines, j’ai cédé. J’ai dit : « OK ! Je vais faire trois envois et puis c’est tout ! ». Trois jours après, j’avais déjà un éditeur qui me disait qu’il le prenait tel quel. Mais je pensais réellement arrêter et faire autre chose. Quand j’ai fait cette histoire, je pensais même déménager et partir au Canada. Vraiment faire une autre vie. Voilà !
Tu préfères réaliser des «one shot», mis à part Abélard. Est-ce le fruit du hasard ou un choix personnel ?
Abélard, effectivement c’est un diptyque. Mais cela pourrait être un tome qui serait un peu gros. D’ailleurs, c’est pour cela que nous l’avons scindé en deux. C’est aussi pour des raisons un peu plus techniques qu’on l’a fait en deux tomes. C’est comme une seule et grande histoire. Et moi, j’aime commencer une histoire et savoir où je vais, comment la terminer. C’est un peu comme le principe du roman. Puis, à chaque fois, il faut trouver les personnages qui correspondent, les utiliser pour l’histoire. Parce que pour moi, c’est avant tout l’histoire qui est importante. Il faut aller jusqu’au bout et ensuite passer à autre chose. C’est un peu mon principe.
Pour en venir à Saveur coco, d’où t’es venue cette idée folle, mais géniale ? Les dialogues, l’univers qui est loufoque mais tellement jouissif !
A la base, c’est un résidu des choses que je n’ai jamais pu exploiter dans mes albums précédents. Pas que cela ne collait pas. Disons que j’ai essayé d’aborder un peu l’humour, l’absurde, le non-sens mais dans un domaine encore un peu plus onirique. Je pense que c’est l’un de mes albums les plus oniriques. Mais il fallait trouver un prétexte. Et je l’ai trouvé en faisant le désert en fait. Je me suis dit : « Mais c’est génial le désert finalement. C’est la bonne idée parce que techniquement il n’y a rien, et il y a tout à créer ». Un désert c’est chouette car on peut jouer sur le mirage et puis aussi sur la soif qui taraude. Et là, je me suis inspiré de plein de choses. Que ce soit la traversée du désert – déjà tout le monde connait cette phrase – mais en partant de ça on peut vraiment exprimer plein de sentiments que l’on a. Mais il y a aussi d’autres références. Je pense à Rabelais. Des lectures que j’aimais beaucoup. Les balbutiements de la Littérature française, c’est quand même l’inextinguible soif dans Rabelais. Là, c’est l’inverse, j’ai pris un peu le contre-pied. L’idée c’est que le personnage boit et n’arrive jamais à se suffire. Je suis allé à l’inverse car cela m’amusait. Je trouvais cela marrant et je me suis dit qu’avec cela je pouvais essayer de faire des choses. Voilà, c’est à la fois plein de petites choses que je n’ai jamais pu faire et des choses qui m’influencent. Et même graphiquement, il y a des expos que j’avais pu voir. Le côté mexicain m’amusait beaucoup. Mais c’est surtout imaginaire.
Graphiquement, les enluminures mexicaines apportent vraiment la touche d’originalité (qui ne plait d’ailleurs pas à tout le monde). Est-ce que tu t’es basé sur des objets réels ? As-tu eu recours à de la documentation ?
Oui et non. En fait, au moment de la réalisation, absolument pas. J’avais gardé en tête tout ce que j’avais pu voir, un peu comme une éponge. Ce sont surtout des souvenirs et des envies graphiques que n’avais pas pu exploiter. Et je me suis dit : « Bon et bien là, je vais tout lâcher et on verra bien ce qui va se passer ».
Comment allier, comme tu l’as fait, texte et image ? Quand il y a les mélopées, tu crées des petites banderoles … Tu avais déjà cela en tête ?
D’ailleurs, cela commence comme ça. C’est aussi mélangé avec les contes qui m’ont beaucoup influencé. J’ai lu autant de contes que de bandes dessinées. Je lis pas mal de littérature encore aujourd’hui. En fait, je suis un curieux de tout. J’aime tout. J’aime la peinture… C’est ce que j’essaie de nourrir. J’essaye d’apporter ce que l’on voit peut-être moins en bande dessinée… Que l’on peut aussi trouver chez d’autres auteurs car je n’ai pas la prétention de faire des choses que les autres ne font pas mais j’essaye d’apporter d’autres choses, d’insuffler de nouvelles choses. Et ces banderoles viennent des illustrations que j’ai pu voir du Moyen-âge, des gravures. Je m’étais fait la remarque : « C’est chouette, on dirait déjà des phylactères ». C’est en même temps graphique, je trouve cela joli. Ça me parle.
Combien de temps as-tu travaillé sur ce projet qui a dû demander un temps infini vu les détails du décor, le découpage de l’action…
De l’idée jusqu’à la dernière planche finie, cela m’a pris à peu près un an.
Quelles sont les techniques de colorisation utilisée ? Les couleurs sont presque vivantes.
Je voulais qu’elles collent à l’histoire. Tout est fait à la main en couleurs directes. Les originaux sont vraiment comme on les voit sur l’album. Je voulais avoir le résultat au plus proche de moi pour être sûr qu’à l’impression on ait le meilleur résultat. Je ne voulais pas passer par l’ordinateur cette fois-ci. Même les typographies sont faites à la main. En plus, c’est aussi pour l’amusement car je me suis vraiment amusé à faire cet album.
Jiři et Pôlka sont un peu cabotins comme l’étaient Laurel et Hardy, tu t’es inspiré de personnes ou de situations vécues pour leurs personnalités et leur duo ?
Ce sont des compères. Il y a un peu de burlesque dans ce que j’ai fait aussi. J’aime bien le théâtre, le burlesque. J’aime bien les clowns, pas forcément avec le nez rouge, tout ce qui est mime, etc. Et je n’avais pas pu exploiter cela. J’aime bien faire des gros plans. Chez moi, c’est quelque chose qui est assez récurrent dans mes autres albums. On peut voir souvent des gros plans, même des yeux parfois. Ce que l’on appelle de très gros plans. C’est-à-dire des plans cadrés sur des visages même encore plus proches. J’aime assez cela. Mais j’avais senti une frustration depuis quelque temps. J’avais aussi envie de voir les personnages comme si c’était un petit théâtre. Les voir circuler dans la case comme si la caméra ne bougeait pas. Ce que j’ai pu faire dans Saveur Coco.
Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Je suis en train de faire la suite d’Abélard, ce qui risque de surprendre les lecteurs. Ce sera Abélard dix ans après. On retrouvera Gaston bien évidemment et un mystérieux chapeau magique. Cela va nous embarquer dans une péripétie du côté des Amériques début 1900. Il y a de nouveaux personnages qui vont apparaître. Ce sera de nouveau un diptyque.
D’ailleurs Abélard est une de tes rares productions en collaboration. Comment s’est déroulée cette expérience avec Régis Hautière ?
C’est très facile de travailler avec Régis. Pour ma part en tous cas, ce n’est que du bonheur. En plus, il a ce grand talent en plus de savoir écrire par rapport à l’univers de l’auteur. Il faut savoir quelque chose sur Abélard. On se connaissait déjà avant avec Régis. On est ami et on s’entend très bien. On s’était dit qu’on travaillerait un jour ensemble. Il m’a dit : «Pas de souci, le jour où j’aurai une idée je te contacterai». Un an après cette conversation, il m’a envoyé un mail et m’a téléphoné dans la foulée en me disant : « Je t’ai envoyé un scénario, tu regardes le synopsis. Si ça te branche, c’est parti. Mais sache une chose, si tu ne le dessines pas, personne d’autre ne pourra le dessiner. » Donc pas mal de pression. Mais parce qu’il a cette facilité, apparente en tous cas, d’écrire pour l’auteur. J’avais l’impression qu’il s’était fondu dans mon univers. Forcément, c’est donc comme dans des pantoufles. Quand je reçois ses scénarios, je souris et lorsqu’il reçoit mes planches, il est heureux ; donc tout est parfait.
Concernant Saveur coco, peut-on imaginer retrouver les personnages un jour ?
Peut-être. Pour l’instant c’est un peu tôt pour le dire étant donné que j’ai deux albums à faire. Maintenant, j’aimerais bien le faire. Mais dans un an et demi peut-être, quand j’aurai d’autres envies encore. Mais ce sera un one shot, ça j’en suis totalement convaincu. Mais pas forcément une suite de Saveur coco. J’aime ne pas trop savoir pour rester frais devant un nouveau projet et surprendre le lecteur d’une certaine manière. Si moi je ne sais pas, lui ne s’y attendra pas non plus.
Merci Renaud d’avoir répondu à nos questions.
Propos recueillis par Stéphane Girardot.
Interview réalisée le 12 avril 2014
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