C’est dans le hall du grand hôtel, au cœur du festival de Perros Guirec, qu’Emmanuel Lepage a accepté de nous rencontrer. Une certaine appréhension impatiente nous tenaillait de rencontrer ce grand voyageur, doublé d’un dessinateur unanimement reconnu pour la beauté de ses albums. Quand on s’adresse au «World-Traveller», il faut oublier les clichés. Vous n’avez pas en face de vous Indiana Jones. Il ne porte pas de chapeau (en tout cas pas le jour où nous l’avons rencontré), et encore moins de fouet à la ceinture. S’il faut retenir quelque chose de cette rencontre, c’est sa capacité d’écoute et de concentration. Emmanuel Lepage est quelqu’un de très réceptif aux personnes, très concentré. Il respecte énormément le temps de parole, prend le temps nécessaire pour écouter les gens. Il vous renvoie une réponse construite à la dimension de son expérience humaine.
Dès le début, vous vous êtes lancé dans un véritable engagement pour la défense de la nature et des droits de l’homme. Votre carrière est-elle basée sur un engagement écologique, une défense des minorités ?
Je ne suis pas sûr que mon travail soit vraiment un engagement écologique conscient. Ce sont des choses que l’on me renvoie souvent, mais je ne suis pas certain de penser les choses de cette manière-là. Le thème qui revient régulièrement dans mes ouvrages, presque inconsciemment à mon avis, est celui d’un petit groupe d’hommes, souvent amené à faire face à la puissance de la nature et des éléments. Il se trouve que, enfant, j’ai grandi au sein d’une communauté, et peut être suis-je toujours à la recherche de ce paradis perdu, lequel revient assez souvent dans mes livres. Ce qui est curieux, c’est que même si, pour un ouvrage, je pars dans une autre direction scénaristique, comme par exemple lors d’un voyage dans les Terres Australes, je reviens toujours sur cette thématique du petit groupe d’hommes, cette notion de communauté, presque tribale. Et tout cela sans le voir venir, je me rends compte que, si je veux écrire un truc différent, presque malgré moi j’y reviens… A propos de l’écologie, je ne pense pas qu’il faille le voir comme un engagement politique, une volonté de message militant. J’ai eu récemment une discussion où on me disait que j’étais un auteur «engagé». Je ne le crois pas, j’étais assez surpris que l’on me dise cela. En ce qui me concerne, je perçois l’écologie comme une évidence, pas comme un mouvement. Quand je vais à Tchernobyl, je pars dans un cadre militant, mais en faisant le livre, cela me fait prendre conscience que non, je ne suis pas un militant, pas du tout ! A un moment donné s’est posée la question de représenter ce pourquoi j’avais été envoyé là-bas. Je devais décrire l’horreur, alors qu’en fait, le paysage y était magnifique (en tout cas selon mon regard), alors je suis décidé à reproduire ce que je voyais réellement. Ce qui ne veut pas dire que parce que c’est beau, ce n’est pas sale. Simplement, j’ai décrit ce que je voie, je ne fais pas forcément de bande dessinée avec un message.
Comment, après plusieurs albums parus chez plusieurs éditeurs, vous décidez-vous à partir faire vos voyages à travers le monde?
J’ai toujours voyagé, cela a toujours fait partie de moi. Tout petit, je suis très souvent parti avec mes parents en Europe, j’adorais cela. Mais surtout, à l’âge de 18 ans, à l’occasion de mes études d’architecture, j’ai commencé à dessiner en voyage. Cela a vraiment été révélateur. On nous incitait à avoir en permanence un carnet à la main pour dessiner ce que l’on voyait, comprendre pourquoi dans un endroit ou dans un autre nous ressentions un sentiment, une émotion. Nous aiguisions notre regard, notre perception, nous apprenions à voir. Le dessin oblige à regarder. Il est un moyen extraordinaire pour rencontrer les gens. Quelle que soit notre classe sociale, notre nationalité, notre culture, il y a toujours eu quelque chose d’universel, de magique dans le dessin. Et puis le fait de dessiner en voyage fait sortir de son atelier. Cela paraît évident, mais je trouve constructif le fait de perdre ses habitudes graphiques, son «confort». On découvre la nature, les bâtiments, les gens en contexte, sans pour cela être contraint essentiellement de travailler de mémoire. On travaille souvent dans des conditions un peu «limites» : on est debout, assis dans un coin, on trimbale du matériel, qui ne craint pas grand-chose, les gens viennent voir, faire leur commentaires… Le fait d’être inconfortable vous conduit à réagir différemment, à penser plus vite, s’adapter. En ce qui me concerne, le dessin en voyage fût vraiment déterminant, particulièrement sur l’utilisation de l’aquarelle. J’y prenais tellement de plaisir, que l’idée m’en est venu d’utiliser cette technique sur mes albums. Ce fût le cas notamment pour Voyage aux îles de la Désolation.
Quel touriste êtes-vous ? Organisé ? Baroudeur ? 3 étoiles ?
Cela dépend à chaque fois. Je ne sais pas trop si je suis un touriste quand je pars dans les Terres Australes, ou à Tchernobyl, par exemple… Le fait de dessiner change déjà les choses d’emblée parce qu’il y a une démarche active, nous en avons déjà parlé. Je pense avoir voyagé dans toutes sortes de conditions, des plus «roots» possibles, comme dormir dans les halls de gare les plus dépouillés, et à côté de cela, ce qui est un peu surréaliste, c’est d’avoir résidé dans des palaces «King Size» avec piscine, etc. Ce qui est drôle, c’est d’avoir testé les deux (sourires). Aujourd’hui, je voyage de moins en moins pour moi. Je fais essentiellement dans le cadre professionnel. Ce qui est certain, c’est que mes attentes, mes désirs ne sont plus les mêmes qu’il y a eu quelques années, et j’apprécie de plus en plus de pouvoir bénéficier d’un lit ou d’une douche (rires). Aussi, à part de grandes expéditions comme celle dans l’Antarctique, je ne voyage que sur des courtes durées n’excédant pas une semaine. On me dit « Tu es toujours sur la route», et tout le monde me regarde un peu comme un voyageur. C’est valorisant, et j’en suis flatté (sourires), mais il faut savoir quand même que je passe l’essentiel de mon temps chez moi à dessiner. Il faut bien que je fasse mes livres…
Carnet de voyage, bande dessinée, documentaire, existe-t-il d’autres domaines que vous souhaiteriez exploiter?
J’ai toujours fait des croquis en voyage. Ce qui est important pour moi est qu’ils soient réalisés dans le temps du voyage. Peu m’importe qu’ils soient réussis mais qu’ils racontent plutôt le moment dans lequel ils ont été faits : s’il pleut, s’il vente, si je n’ai pu le terminer faute de temps ou du départ du sujet. Que se passe-t-il quand on dessine en voiture, sous l’eau (oui !), quelle est le résultat ? Qu’est-ce que cela m’apprend ? L’urgence, les conditions climatiques, tout cela m’invite à aller à l’essentiel, m’adapter, improviser…. et va nourrir même de façon inconsciente mon univers en illustrations ou en bande dessinée. Je n’ai publié mes croquis que tardivement, au début des années 2000. Il y a eu alors un engouement pour les carnets de croquis et Casterman m’a proposé de publier les dessins réalisés lors d’un tour du monde en 2000/2001. Mais cette publication m’a coupé l’envie de continuer d’en faire pendant de nombreuses années. J’aimais l’idée que ces dessins étaient pour moi et n’étaient pas destinés à être vus. Je me sentais plus « libre». C’était des dessins sans enjeux. Il a fallu attendre cette proposition de résidence à Tchernobyl pour que je renoue avec le plaisir du croquis en voyage. Ce fut d’autant plus important que c’est par les croquis à Tchernobyl que j’ai su que je pouvais encore dessiner, alors que pendant les mois qui avaient précédé ce voyage un problème à la main m’avait tenu loin de ma table à dessin.
Vous maîtrisez de nombreuses techniques (aquarelle, craie, grasse, fusain, mine de plomb, etc.). Existe-t-il des outils que vous préférez ne pas utiliser ?
Non, je n’ai pas de préjugé, c’est une question de «feeling» de contact avec le dessin. Il y a simplement des endroits où je ne suis pas à l’aise, comme avec l’acrylique ou la gouache. Ce n’est pas que je n’aime pas, simplement je ne comprends pas, je ne ressens pas. L’aquarelle, je comprends. Cela paraît peut être singulier de dire cela, mais c’est vrai. Je peux jouer avec, inventer des choses, quitter cette image un peu «scolaire». Et puis, en voyage, c’est tellement pratique. Je me souviens avoir emmené un peu d’eau dans des boites de pellicules, un pinceau, mes couleurs, et voilà, c’est tout. Aujourd’hui, l’envie du moment, c’est le lavis noir et blanc, et le sépia (comme dans Tchernobyl). Je prends aussi beaucoup de plaisir à tester la craie grasse. Je m’y plante lamentablement, mais j’essaie, et cela me plaît beaucoup. Je trouve qu’il existe une vraie relation sensorielle avec le dessin.
Pensez-vous que votre carrière aurait pris un autre tournant sans votre rencontre avec Jean-Claude Fournier ? Pourriez-vous nous la raconter ?
Si je n’avais pas rencontré Jean-Claude ? Je ne peux pas répondre. Ce qui est sûr, c’est que cette rencontre a été fondatrice. Il faut remettre les choses dans leur contexte : nous sommes en 1980, j’ai 13 ans, et je lis plutôt des BD franco-belge. A cette époque, contrairement à aujourd’hui, il est beaucoup moins simple de rencontrer les auteurs. Cela semble un autre temps. Je connaissais Jean-Claude Fournier parce qu’il dessinait Spirou, et qu’il habitait à Rennes, comme moi. Je me décide à lui envoyer un courrier par la poste, époque oblige… (sourires). Quelle ne fût pas ma surprise, il me répond. Jean-Claude Fournier me répond ! Le jour où j’ai reçu cette lettre, c’était incroyable ! Je n’arrivais pas à réaliser que le dessinateur de Spirou puisse m’envoyer un courrier en me disant « Je vois que tu habites à Rennes, viens me voir ». Pour moi, le monde venait de basculer. Ma sœur me disait le jour de mes quarante ans : « le souvenir que j’ai de toi enfant, c’est le jour où tu as reçu ta lettre de Jean-Claude Fournier ». Voilà, les choses sont dites. Le jour où je pénètre dans son atelier, c’est comme entrer dans l’Olympe. Une révélation. Il y avait des dessins partout, accrochés au mur, partout… Ce moment-là a été fondateur, je me suis dit c’est possible. Jean-Claude, avec sa gentillesse, m’a pris sous son épaule. Cette rencontre a vraiment été fondatrice.
Merci pour tout ce que vous nous avez apporté lors de cet entretien.
Propos recueillis par Joël Leroy
Interview réalisée le 18 avril 2015
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